Il y a quinze ans, presque jour pour jour, disparaissait l’un des derniers monstres sacrés de Hollywood. Marlon Brando nous quittait le 1er juillet 2004. Portrait d’un acteur hors du commun, qui vécut un amour inconditionnel pour la Polynésie française.
Marlon Brando fût sans conteste l’un des acteurs parmi les plus influents de toute l’histoire du cinéma, de l’aveu même de ceux qui sont aujourd’hui la référence en la matière : Dustin Hoffman, Robert de Niro, Al Pacino, Paul Newman, Jack Nicholson, Johnny Depp et bien d’autres encore.
Au fil de sa longue carrière cinématographique, Brando n’a eu de cesse que d’évoquer sa rencontre avec le monde polynésien, qui servit d’ailleurs de cadre au tournage de la deuxième version des « Révoltés du Bounty » en 1962, sur les lieux mêmes de cette histoire rocambolesque mais authentique, à Matavai.
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Il l’évoquait d’ailleurs dans son livre autobiographique « Les chansons que m’apprenait ma mère » paru en 1997 : « Je dois à Tahiti les plus beaux moments de ma vie. Si j’ai jamais approché la paix véritable, c’est sur mon île ». L’île de Tahiti le fascinait au point qu’il n’a pas hésité à refuser l’offre que lui faisait David Lean d’incarner « Lawrence d’Arabie » à l’écran en 1962, de peur d’être éloigné d’elle trop longtemps. Le réalisateur projetait en effet de tourner son film en Jordanie, sur une période de six mois, période jugée trop longue par la star qui avança le prétexte fallacieux de craindre de « s’évaporer comme un flaque ».
Tetiaroa, l’île d’une autre vie
De cette grande réalisation épique dont on lui fera porter la responsabilité de son coût exorbitant, Marlon Brando sortira avec cette image d’excentrique impossible à gérer. Une image qui lui collera à la peau jusqu’à la fin de sa vie. Francis Ford Coppola aurait pu lui aussi en faire les frais lorsqu’il a fallu présenter à La Paramount la candidature de l’acteur pour le rôle principal du « Parrain 1 ». Mais l’histoire en a décidé autrement et le rôle du Parrain parachèvera l’entrée de Marlon Brando au Panthéon des plus grands acteurs de sa génération.
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Sur son atoll de Tetiaroa, payé 200.000 dollars en 1966, Marlon Brando se construit son monde à lui, pour mieux fuir la presse et l’univers d’Hollywood pour lesquels il ressent un profond dédain. Il y fonde une autre petite famille, avec sa femme Tarita et ses deux enfants, Tehotu et Cheyenne. Sa fille Cheyenne qui disparaîtra tragiquement en 1995, à l’âge de 25 ans.
Son épouse tahitienne Tarita Teriipaia, rencontrée sur le plateau des « Révoltés du Bounty », qualifie sa vie avec la légende de « déchirure ». Pendant 42 ans, Brando interdira en effet à sa compagne de lui exprimer son amour. Un an avant sa mort, l’acteur brise enfin la carapace qui l’emprisonne depuis si longtemps et se met à marmonner comme dans ses films un silencieux « je t’aime » à l’adresse de Tarita…
Les cendres de Marlon Brando furent dispersées à sa demande dans la Vallée de la Mort aux États-Unis et à Tetiaroa.
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A deux pas de Tahiti, un hôtel hors normes est inauguré le 1er juillet 2014, dix ans jour pour jour après la disparition de la star. Ses 35 villas posées sur l’atoll de Tetiaroa où vécut Marlon Brando inventent un nouvel art hôtelier : prestations grandioses, nature magnifiée, écologie respectée. Robinson est enchanté…
Tumi a 26 ans, la grâce d’une sirène née du lagon clair et un regard dans lequel volent les oiseaux de mer. Elle les connaît tous, ils sont sa passion. Aigrette sacrée, fou à pieds rouges, sterne fuligineuse, nodi noir, frégate du Pacifique… Elle suit chaque couple, veille sur les nichées, prière de ne pas déranger.
Accompagnatrice d’excursions et formée aux sagesses de la nature, Tumi est princesse de Tetiaroa, l’atoll de six kilomètres carrés dont les 13 îlots, ici on dit « motu », flottent à 53 kilomètres au nord de Tahiti. Tous les Polynésiens savent que cette galette de corail coiffée de cocotiers et de filaos était jadis le refuge de la dynastie royale des « Pomare » (XVIIIème et XIXème siècles). Les souverains tahitiens venaient en famille y faire la pause, s’y ressourcer.
En ces temps initiaux, le ciel était volontiers courtois et dispensait d’utiles conseils de gouvernement, désignait les traîtres à sacrifier sur l’autel (« marae ») des dieux « maho’i » autant que les jeunettes à épouser dès demain. Le « mana », l’esprit des îles, scellait alors une sensuelle harmonie entre une nature prodigue et la sérénité des hommes.
Les rois ont filé, le mana est resté. Aujourd’hui, Tetiaroa brille de nouveaux feux. Tumi aussi, héritière des lumières de son peuple, d’un fil tendu entre ciel et lagon. Sûr qu’elle sait parler avec le vent, les fleurs et les étoiles. Exactement comme le faisait son grand-père, Marlon Brando. Il vécut ici, de 1970 à 1990, en Robinson magnifique : « Mon esprit s’apaise toujours quand je m’imagine la nuit, assis sur mon île du Pacifique », racontait-il.
Le 1er juillet 2014, soit dix ans jour pour jour après la disparition du propriétaire des lieux, The Brando était inauguré à Tetiaroa. Un hôtel hors normes… Première bonne nouvelle : aucun bungalow sur pilotis comme on en trouve communément dans ce genre d’endroits, mais 35 villas pelotonnées au beau milieu des arbres, en harmonie totale avec ce lieu d’exception. Bref, une cachette dont on se confie le secret entre bonnes fortunes, un refuge à faire rêver tous les voyageurs en quête d’ailleurs.
L’hôtel est né d’une folie. Celle de Marlon, d’abord. Venu ici en 1960 à l’occasion du tournage du film « Les Révoltés du Bounty », dans les eaux mêmes où Fletcher Christian déclencha la mutinerie contre le capitaine Bligh en 1789, il en repartit avec une épouse, Tarita, qui joue le rôle de Maimiti, sa conquête polynésienne à l’écran, et la ferme intention d’acquérir Tetiaroa : « C’est encore plus beau que tout ce que j’avais pu imaginer ».
L’atoll appartient à la fille d’un dentiste qui n’y met jamais les pieds. 200.000 dollars plus tard et après avoir promis de n’abattre aucun arbre endémique, Brando tient son royaume polynésien. Tout à son euphorie, il veut en faire le paradis sur terre, son An 01 à lui, très loin des sunlights et des prétentions d’Hollywood. Il fait construire 14 « fare » (maison, en tahitien) grands ouverts sur le merveilleux bleu pâle du lagon, histoire de partager l’émotion, paréo et pieds nus dans le sable, avec quelques égarés de passage.
A Tarita, à ses enfants, le géant éclaire son utopie : « Etablir à Tetiaroa une communauté autosuffisante où se trouveraient associés la recherche et la formation, l’agriculture, l’aquaculture et le tourisme, au sein d’un environnement préservé pour le bénéfice de tous. Et créer une communauté non polluante qui ne bouleverserait pas l’équilibre écologique du lagon. »
Toutefois, du rêve à sa réalisation… Un mini-hôtel, un élevage de tortues puis de homards, des recherches menées sur l’atoll par la Fondation Cousteau, rien ne marche. En 1990, Brando quitte Tetiaroa. Il n’y reviendra pas…
Heureusement, le mana veille… Et si le délire générait l’avant-garde ? Et si le rêveur croisait un entrepreneur ? Et si, d’une passion commune, ils inventaient ensemble l’impossible ? Richard Bailey, tout le monde l’appelle Dick, est également californien. Sa bobine d’étudiant cache une heureuse soixantaine. Francophile émérite capable de glisser dans la même phrase « paradigme » et « nonobstant », Bailey a construit, en trente années, le premier pôle hôtelier de Polynésie. L’enseigne Pacific Beachcomber brille à Tahiti, à Moorea, à Bora-Bora (deux adresses), ainsi que sur deux paquebots de croisières dont le fameux Paul Gauguin.
A partir de 1999, il croise Brando ici, là-bas, ailleurs. Ensemble, ils parlent nature, hôtel, innovation, héritage polynésien. C’est décidé, son graal sera Tetiaroa.
« Lorsque nous évoquions l’avenir de son atoll, nous avions la même vision : la protection absolue et non négociable de sa nature (14 espèces d’oiseaux, 158 espèces végétales dont 38 indigènes, 167 familles de poissons, etc.), son ouverture aux chercheurs et aux visiteurs, l’invention d’un site touristique à l’impact proche de zéro. Marlon avait mille idées sur la question. Je me suis engagé à en respecter l’esprit. » (Richard Bailey)
Brando s’éteint le 1er juillet 2004, et une partie de ses cendres est dispersée sur l’atoll. Dick rentre à Tahiti avec le dossier The Brando ficelé et financé. Passons sur les embûches. Les neuf héritiers qui se chamaillent, les écologistes locaux qui hurlent à la trahison, l’absence de passe qui complique l’arrivée des engins de construction, l’évacuation des fosses dont Brando faisait ses décharges, la nécessité de rectifier l’angle de la piste d’atterrissage, les ministères tahitiens qui rechignent…
Le 1er juillet 2014, dix ans jour pour jour après la mort de Marlon, Dick et Philippe Brovelli, son bras droit depuis toujours, avec Silvio Bion, nommé directeur, inaugurent l’hôtel The Brando. Mission accomplie.
Deux des fils de la star sont présents. Teihotu, 46 ans, fils de Tarita et père de Tumi. Il est resté longtemps le seul habitant de Tetiaroa, préférant la chanson des vagues s’abattant sur le récif aux lumières de la ville. Et Miko, né d’une autre épouse, son contraire, adorant les micros, détaillant ses trente années passées à Los Angeles aux côtés de Michael Jackson.
Il est venu avec un flacon d’Eau Sauvage, aussitôt donné à Dick Bailey : « Il a appartenu à Marlon. Tu asperges les différentes parties de l’hôtel, pour que papa soit encore là ». Tumi a souri. Elle préfère cette intimité familiale à l’idée hollywoodienne un temps caressée d’accueillir ici la caste du Parrain, avion piloté par Travolta avec à bord Brad et Angelina, de Niro et Nicholson, Madonna et Beyoncé, Barbra, Sean, Leonardo…
Les paillettes, peut-être, mais l’héritage Brando exigeait aussi de la sincérité et de la profondeur. Bailey portait le devoir de bâtir un microcosme inspiré, pensé pour remporter la bataille de l’énergie. Trois sources ont été retenues afin d’alimenter le domaine et ses 35 villas servies par 150 membres du personnel.
En premier, le SWAC (Sea Water Air Conditioning), une géniale idée de Brando. Son principe : puiser l’eau du Pacifique à grande profondeur (ici, 935 mètres) là où elle est à 4°C, grâce à un tuyau de 2,5 kilomètres de long, afin d’assurer la climatisation du domaine et d’alimenter le spa en eau à la pureté millénaire. Coût : 6,5 millions d’euros et zéro émission.
Deuxième source d’énergie, le soleil. Quelque 2.400 panneaux solaires sont installés le long des 775 mètres de la piste d’atterrissage de l’atoll. C’est assez pour éclairer les villas, les lieux communs (deux restaurants, deux bars, des salons) et les logements du personnel.
Enfin, par sécurité, une petite unité de transformation d’huile de coprah (extraite de la noix de coco). Sans oublier la récupération des eaux de pluie, une station de dessalement d’eau de mer et le recours parcimonieux à la nappe phréatique.
Le diktat vert génère une répartition quasi militaire des ressources : la désalinisation est réservée aux salles de bains, le potager hors-sol est arrosé avec les eaux usagées retraitées, la buanderie puise dans la nappe, etc… Et, pour les déplacements, c’est en mode voiturettes électriques à l’heure du ménage ou du service en villa et bicyclette quand les résidents veulent faire le tour de l’atoll en suivant le chemin glissé sous la cocoteraie ou bien juste se rendre au bar, au restaurant, au spa (2.000 m²) ou sur le court de tennis tapissé de moquette façon gazon anglais.
A Tetiaroa, une seule règle de vie édictée par Philippe Brovelli et Silvio Bion : « L’envie du moment. Chacun mange quand il le souhaite, boit ce qu’il veut, fait ce qui lui plaît ». On ne saurait inventer plus belle équation du bonheur. Du coup, certains clients ne sortent jamais de leur villa. Avec 95 mètres carrés pour deux (chambre au lit de star, salle de bains et salon), une vaste terrasse solarium, une piscine privée, un kiosque idéal pour une dînette les yeux dans les yeux, un écran connecté au monde entier, le service permanent d’un majordome et un accès direct à la plage des Sirènes (généralement déserte) tapissée par un lagon au bleu unique. On les comprend…
Pourtant, impossible de ne pas succomber au charme des installations du Brando. Le restaurant de plage et sa déclinaison gastronomique, « Les Mutinés », 20 couverts seulement, réservation obligatoire, une carte courte, un délice inclus dans le tarif de base et une cave aux références aussi grandioses qu’inattendues sous ces latitudes (en supplément). Guy Martin a délégué ici Antoine Gonzalez, un trentenaire passionné, pour réinventer la cuisine des îles avec le mahi-mahi, le thon ou la bonite, avec aussi des saint-jacques à peine saisies enveloppées de jus de yuzu et céleri, des crevettes rôties à l’huile de chorizo, bouillon aux saveurs de paella…
Les bars ensuite, pieds dans le sable au milieu des pandanus ou bien perché sur la terrasse dominant la vaste piscine. Architecte et décorateur ont retenu l’idée du nid, joli tressage en alvéoles de bois locaux. Une réussite qui inspire Aurélien, chef barman inventeur d’une vingtaine de cocktails dédiés à Tetiaroa. Entre autres, le « Dirty Old Bob » (en hommage à l’assistant de Marlon) : bourbon, ananas, miel des ruches installées à l’abri de la cocoteraie, citron vert et bitter. Ou le « Tetiaroa Waters », référence au bleu unique du lagon : vodka dans laquelle ont infusé des fleurs de tiare, jus de pamplemousse, eau de coco glacée, trait de curaçao.
Le « Spa Deep Nature », enfin, niché dans la palmeraie, à l’écart des villas. Un soin quotidien est inclus dans le séjour. Ses concepteurs promettent les recettes du bien-être telles que les inventa la tradition polynésienne.
Brando avait exigé que ces basiques hôteliers soient complétés par une sorte d’université des îles, un centre d’études pour experts et scientifiques. Deux entités complètent donc le dispositif. La Tetiaroa Society, présidée par Hinano Bagnis, est l’organisme de recherche installé sur l’atoll. Son laboratoire high-tech peut accueillir une douzaine de chercheurs, qui travaillent aussi bien sur l’acidité de l’océan que sur la migration des baleines à bosse (juillet et août), le développement du corail, la nidification des sternes blanches, la population des requins et des raies manta.
Quant à l’association Te Mana o te Moana, elle fait le lien entre la préservation de ce fragile écosystème et la clientèle. Sa présidente, la vétérinaire Cécile Gaspar, est une experte des tortues vertes. Ses observations montrent qu’elles font un périple de trois mois et 4.500 kilomètres, jusqu’aux îles Fidji, avant de revenir pondre à Tetiaroa, entre octobre et mars. Les hôtes du Brando peuvent accompagner les chercheurs, qui deviennent alors semeurs de savoirs. Pareillement, ils partent à la découverte des motus en compagnie des guides de Te Mana o te moana. Côté ciel comme dans l’eau, pour admirer les damzelles, ces mini-poissons bleu Klein qui bécotent les bouquets de corail. Approcher, oui ; admirer, certainement ; altérer, pas question.
Quand elle accompagne les curieux jusqu’à Tahuna Iti, le motu aux oiseaux, Tumi raconte, jumelles à la main, le bulbul à ventre rouge, la frégate ariel, la marouette, la sterne à dos gris. Jamais elle ne révèle sa filiation, encore moins sa fierté d’être la gardienne d’un trésor. Son grand-père le promit un jour : « Si j’en ai le pouvoir, Tetiaroa restera toujours un endroit qui rappellera aux Tahitiens ce qu’ils sont et ce qu’ils étaient des siècles auparavant ». Tumi regarde le ciel, ouvre grands les bras pour s’offrir au vent du large et aux parfums d’océan. Elle est le mana de Tetiaroa.
C’est bel et bien Marlon Brando lui-même qui a voulu Tetiaroa telle qu’elle est aujourd’hui, dans ses moindres détails. Car cette vision qu’il eut de son île correspond point par point à ses valeurs, à sa conception du positionnement de l’homme au sein de cette nature qu’il se doit de respecter, ainsi qu’aux positions fortes que l’acteur a toujours défendues, au risque de se mettre à dos une partie de l’industrie du film, comme ce fut d’ailleurs le cas.
Mais Tetiaroa est aussi la preuve qu’un projet de cette ampleur nécessite la conjonction parfaite du rêve et du pragmatisme. Et lorsque ces deux visions cohabitent dans le respect, tout semble possible.
Source : Jean-Pierre Chanial pour Le Figaro