Étiquette : Claude Chabrol

  • Le cinéma de Jacques Demy : du rose, du bleu, du jaune et du noir aussi…

     

     

    Ce qui peut rendre l’adoration de Jacques Demy plus perverse encore, c’est d’écouter éructer tous ses détracteurs qui ne supportent pas ses films. Et c’est avec un amusement narquois qu’on peut les entendre vociférer sur les chants, la musique de Michel Legrand. L’aversion totale de tous ceux qui exècrent en général les comédies musicales et plus particulièrement les films les plus emblématiques de celui qui fut l’époux d’Agnès Varda…

     

    On pense tout de suite à des couleurs pastels, des chansons désuètes et des situations doucereuses. Mais c’est en fait mal comprendre ce que Jacques Demy veut nous dire. Le fait de cette détestation résulte souvent d’une méconnaissance de son art, de ses œuvres et de ce qu’elles nous racontent en creux.

     

    « Mais qu’allons-nous faire de tant de bonheur, le montrer ou bien le taire ? »

    Passé l’aspect léger, coloré et primesautier des « Demoiselles de Rochefort », de « Peau d’âne » ou « Lola », il reste surtout cette gravité, une certaine mélancolie sourde, une amertume qui donne à ces films toutes leurs saveurs. « La Baie des Anges », « Model Shop », « Les Parapluies de Cherbourg » ou « Une Chambre en Ville » sont quant à eux ces autres films de Jacques Demy qui ne cherchent pas à cacher leur âpreté. Les personnages qui se croisent ou se manquent, les amants éconduits, les mélancoliques qui esquissent de fausses euphories, des joies tristes, sont souvent tous au bord de la rupture.

    Les personnages créés par Jacques Demy, ces marins casaniers, ces femmes volages et émancipées, ces rois amoureux de leur fille, ces fées-marraines manipulatrices ou ces hommes qui acceptent leurs échecs ou d’autres encore qui partent à la guerre, sont autant de facettes du monde, tel qu’il est et pas comme il devrait être. Personne n’est dupe…

    C’est pour cela que même si le réalisateur de « Lady Oscar » a pu parfois utiliser des codes hollywoodiens pour obtenir ces formes et ces tons acidulés, il n’en a pas pour autant oublié le fond de ce qu’il voulait souligner, en définitive. Autant de personnages en adéquation avec leur temps. Ces années 60 et 70 où l’on remettait en cause l’ordre établi, les conventions et les usages, où l’on se trouvait fort à l’étroit dans une société pré-mâchée.

    Jacques Demy est bien un réalisateur français qui a su, à sa manière et avec tact, nous parler des affres du monde et de la place de l’homme, parfois plus perdu-perdant que valeureux triomphant. Même si beaucoup perçoivent encore Jacques Demy comme un artiste mineur, avec ses films-véhicules à niaiseries, c’est qu’ils en ont justement mal interprété le code couleur. Ce rose, ce bleu, ce jaune ne montrent pas forcément que de la béatitude. Tout dans le cinéma du fidèle collaborateur de Michel Legrand se décline en subtiles volutes, mais aussi en quelques petites piques bien placées. De l’acupuncture pour notre bien, notre guérison ? Non, car on ne guérit jamais vraiment, comme si on ne le souhaitait pas, finalement. On se complaît même dans cet état…

     

    [youtube id= »kxqTGnB1wA0″ align= »center » mode= »normal » maxwidth= »900px »]

     

     

    Pas comme les autres…

    Si Jacques Demy a commencé à tourner des courts-métrages vers la fin des années 50, puis des films de long-métrage, dans le sillon de Truffaut, Chabrol ou Godard, il n’a cependant pas vraiment contribué à ce renouveau du cinéma français qu’a pu constituer la Nouvelle Vague, même s’il s’en est sans doute servi. Bien que la forme de ses premiers films soit assez classique, ce qui l’était en revanche moins, c’était ses personnages et leur devenir.

    Son épouse, Agnès Varda, elle aussi cinéaste, va utiliser La Nouvelle Vague à sa manière, dès 1962, avec le fabuleux et tellement moderne « Cléo de 5 à 7 », puis en 1965 avec « Le Bonheur ». Stylisé, peut-être, mais en étant tout de même très proche de cette vision du monde, dans laquelle les hommes et les femmes semblent toujours seuls, malgré ces foules qui les entourent.

    Jacques Demy, quant à lui, ne craint pas le romantisme exacerbé, les chansons exaltées et les histoires d’amour échevelées. Plus imprégné par le cinéma américain des années 30 à 50, pour ce qu’il exprime de fantasme et de rêve, que d’une certaine réalité crue mise en exergue dans le cinéma italien de l’époque, ou encore les interrogations politiques de ses confrères français, Demy va tisser, tout au long de sa filmographie, une variation sur des individus qui rêvent de partir. Tous ceux qui souhaitent le mouvement et ne plus être là… Partir comme ultime étape, comme ultime sens à leur vie qu’ils ne maîtrisent pas trop, mais imaginent toujours que tout sera forcément mieux ailleurs.

    En ayant été durablement marqué par des orfèvres, tels Stanley Donen, Mark Sandrich ou Vincente Minnelli, et cet âge d’or hollywoodien, lorsque la comédie musicale rayonnait en reine sur grand écran, Jacques Demy va tenter avec succès (un certain temps…) de malaxer ce cinéma flamboyant et techniquement imparable, tout en y instillant les réalités de ces années 60.

    Anouck Aimé, Jeanne Moreau, d’abord, prêtent leurs charmes surannés à cette quête, puis Deneuve, sa sœur Françoise Dorléac, Delphine Seyrig. Des femmes aussi fragiles que fortes, autant rêveuses qu’avec les pieds sur terre. Une dualité dont elles se servent toutes pour autant charmer, manigancer, que s’affranchir de règles séculaires et rouillées. Des femmes-enfants qui sont les égales des hommes. Des hommes qui, chez Demy, sont encore plus paumés quand ils ne sont pas tout simplement des éternels perdants.

    Le temps d’une parenthèse de quelques années aux Etats-Unis, Demy réalise « Model Shop ». Le projet ne pioche plus dans la Nouvelle Vague française que quelques formes, mais anticipe à sa manière le courant à venir que l’on appellera rétrospectivement le Nouvel Hollywood.

    Un film où on retrouve également une certaine Lola, le personnage d’Anouck Aimé dans l’oeuvre éponyme. On se souvient d’ailleurs que dans le film de 1961, Lola rêvait justement de partir en Amérique pour vivre ses rêves, et on la retrouve finalement strip-teaseuse, comme modèle que des anonymes viennent prendre en photo dans des cabines quelque peu sordides.

     

    [youtube id= »Ppg7w8XfYR4″ align= »center » mode= »normal » maxwidth= »900px »]

     

     

    C’est donc cela aussi, le cinéma du réalisateur du « Bel Indifférent », une ironie cinglante et une mélancolie comme baume apaisant, mais qui ne peut guérir les plaies. Quelque chose de doux et qui sent bon, qui entretiendra au contraire notre nostalgie, comme s’il s’agissait « d’une  écharpe de blanche laine ». À noter aussi que dans les « Demoiselles de Rochefort » qui se situe dans le temps entre « Lola » et « Model Shop », on évoque à un moment donné un sordide fait divers, avec une malle en osier qui a été retrouvée, contenant le corps démembré d’une ancienne danseuse qui s’appelait Lola-Lola. Humour noir et encore lien direct. Parle-t-on de la même Lola ?

    La filmographie de Jacques Demy s’avère particulièrement hétérogène, dans laquelle des films se répondent en miroir, avec ces petites passerelles secrètes qui les unissent tous les uns aux autres ; un fil invisible qui maintient de manière fragile tout cet univers, cette cosmogonie. C’est pour cela que l’on s’y retrouve toujours, au détour d’une situation, d’un mot ou d’une chanson. Les rêves se chantent et la réalité s’articule autour de bavardages uniformes.

    Les âmes frêles, les amoureux de l’amour, les pessimistes joyeux et les humanistes déçus s’y retrouvent toujours. Et ceux qui se croisent dans les films de Demy ne sont pas optimistes mais plutôt idéalistes. Ils ne croient pas à l’hubris des conquérants et aux tours de Babel. En revanche, ils croient aux rencontres et aux hasards de la vie, aux détails et aux petits gestes.

     

    [youtube id= »Rq0yhizu0y8″ align= »center » mode= »normal » maxwidth= »900px »]

     

     

    En 1964, « Les Parapluies de Cherbourg », ce sublime mélodrame qui obtient la Palme d’or à Cannes et qui rencontre un immense succès en France et à travers le monde, est l’exacte synthèse du cinéma de Jacques Demy en devenir. Un chef d’œuvre qui s’est dressé naturellement. Un état de grâce, un équilibre parfait. Un miracle.

    Trois ans plus tard, Demy réalise « Les Demoiselles de Rochefort ». Sans doute plus abordable, dans sa facture plus riante et colorée, il n’en demeure pas moins que l’histoire comporte tout autant de personnages aux destinées semées d’obstacles et de désillusions. À la différence de son prédécesseur, ici, pour la plupart des protagonistes, les résolutions à leurs arcs narratifs seront comblés par l’amour et le succès.

    L’histoire, qui se déroule dans ce Rochefort solaire et magnifié, repeint pour l’occasion en couleurs pastels, est une sorte de convalescence, après la noirceur des « Parapluies de Cherbourg ». Le rétablissement est complet, entre chansons imparables et chorégraphies virevoltantes. Voir ainsi Catherine Deneuve, Danielle Darrieux, Françoise Dorléac, Michel Piccoli et Gene Kelly dans le même film, c’est comme se retrouver enfermé toute une nuit dans une pâtisserie ou un glacier. Le film est une pure merveille, un enchantement créé de toute pièce. Ce n’est plus un sentiment, une impression, mais une réalité tangible, palpable.

    Encore trois ans plus tard, c’est au tour du film « Peau d’âne » de venir tenter de réitérer l’exploit, en épousant cette fois-ci le mode du conte, à la manière d’une fantaisie anachronique et loufoque. Les chansons ciselées de Demy et Legrand sont parfaites, inoubliables, comme autant de tubes intimes, un peu honteux, que l’on chantonne encore aujourd’hui, tels des mantras bienfaiteurs. Ce cinquième film est probablement le point d’orgue de la filmographie de Jacques Demy, l’ultime plaisir bourré de références et de symboles, de facéties et de clins d’oeil.

     

    [youtube id= »2jTtSppDlNA » align= »center » mode= »normal » maxwidth= »900px »]

     

     

    En 1973, c’est avec le film « L’événement le plus important depuis que L’homme a marché sur la Lune » que Jacques Demy surprend encore, avec une histoire dont le sujet aurait pu être là aussi un prétexte pour une comédie hollywoodienne. Avec Catherine Deneuve qui collaborera pour la dernière fois avec Demy et Marcello Mastroianni, le réalisateur nantais s’essaie à la satire sociale, comme aurait pu le faire Marco Ferreri, néanmoins sans la charge politique de l’auteur de « La Grand Bouffe ».

    Le sujet : un homme tombe enceinte et devient le porte-étendard mondial pour une nouvelle ère et peut-être un nouveau monde. On regrette juste que le film se cantonne à une comédie légère et distanciée, une farce qui désamorce toute polémique. Il y avait là pourtant une tentative de renouveler un genre et l’envie pour Jacques Demy de se défaire un peu de l’image qui lui collait à la peau.

    À partir des années 80, l’inspiration du réalisateur de « Lady Oscar » ne tolérera plus l’époque qu’elle va traverser. En 1982, il y a bien « Une Chambre en Ville » qui se voudrait le pendant plus actuel et plus gris des « Parapluies de Cherbourg », avec ses dialogues chantés et son fond social. Mais les années 80 ne possèdent décidément plus la légèreté et la magie picturale des années 60. Le sujet et l’ensemble se contentent d’essayer d’imposer uniquement leurs acteurs principaux. Sans plus d’entrain que ça… Le film paraît raide et peu aimable.

    C’est le début de la fin… En 1985, « Parking » avec Francis Huster, qui prétend revisiter le mythe d’Orphée, est une catastrophe industrielle. Que ce soit la transposition de l’histoire originelle dans des décors dépouillés et bétonnés (faute de moyens conséquents pour le projet), la direction artistique, les chansons, jusqu’aux acteurs, Francis Huster en tête, tout constitue un festival de mauvais goût et de moments gênants.

    En 1988, « Trois Places pour le 26 » avec Yves Montant et Mathilda May sera certes mieux préparé et tourné dans de bonnes conditions. Mais hélas, là encore, le film ne séduit pas plus le public, bien que la critique ait poussé le projet en avant. Les comédies musicales semblent avoir fait long feu et même si on s’intéresse toujours aux classiques d’antan, les nouvelles créations agacent plus qu’elle ne suscitent la curiosité et l’enchantement. Celui qui avait su charmer le public dans les années 60, voire dans les années 70, ne comprend plus rien à l’époque dans laquelle il évolue désormais, où tout semble aller de plus en plus vite. le goût des spectateurs peut changer du jour au lendemain, en fonction de l’offre plus que le demande.

     

    [youtube id= »_eOmT5X5f-I » align= »center » mode= »normal » maxwidth= »900px »]

     

     

    Il ne faut plus chercher la cohérence, les envies, les désirs. C’est une période en pleine mutation, où la fragilité n’a plus lieu d’être. Les héros se doivent d’être forts et sans ambiguïté. Le cinéma de Jacques Demy est devenu désuet. Il va tomber malade et s’éteindra en 1990.

    Celui qui avait quelque peu perdu de sa superbe, va voir après sa disparition, et surtout grâce au travail acharné de sa défunte épouse Agnès Varda, son œuvre être remise en selle, avec moult anniversaires et événements commémoratifs. Certains de ses grands films, jadis conspués par une certaine presse comme par tous ceux qui pensent toujours être les garants de ce qui est bien ou de ce qui ne doit pas se voir, vont devenir des classiques impérissables, des pièces maîtresses du paysage cinématographique français.

    Le cinéma de Jacques Demy, c’est en fin de compte tout un espace de fantaisie immense et sans limite imposée, des bonbons au réglisse qui laissent dans la bouche ce goût si particulier, tout autant sucré qu’un peu amer.

    Tous ces films magiques, ces chansons précieuses, ces actrices, ces acteurs, tous ces noms, ces personnages qui se sont prêtés au jeu de l’amour ludique et rieur, de la fantaisie doucereuse mais mélancolique, tous ces ballets, ces élans et ces frasques orchestrés par un homme idéaliste, qui croyait au cinéma et ses conjurations, sont ce qu’il y a de plus précieux, qui nous requinque lorsque tout le reste est en train de s’effondrer.

     

    « Nous ferons ce qui est interdit, nous irons ensemble à la buvette, nous fumerons la pipe en cachette, nous nous gaverons de pâtisseries… Mais qu’allons-nous faire de tous ces plaisirs ? Il y en a tant sur terre. »

     

    C’est là la vraie définition du mot bonheur.

     

     

     

  • Miss.Tic habille les murs et déshabille son âme

     

     

    Depuis trente-quatre ans, Miss.Tic sillonne Paris, semant sur les murs de la capitale ses pochoirs de femmes sexy agrémentés de messages tant poétiques qu’incisifs. En octobre 2015, elle fêtait ses trente ans de street art avec la sortie d’un livre : « Flashback, 30 ans de carrière ».

     

    Ses femmes sont fatales : décolleté plongeant, robe colorée, silhouette séduisante. À côté d’elles, on peut lire « Je t’aime temps », « On ne radine pas avec l’amour » ou encore « L’avenir a une excellente mémoire ». La street artist Miss.Tic s’expose librement sur les murs de Paris depuis 1985, entre désinvolture et poésie. Elle offre à voir la liberté féminine, provocante et assumée, à travers des pochoirs de silhouettes de femmes sans cesse renouvelées.

    Pour célébrer ses trente ans de révolte artistique, Miss.Tic nous offrait donc en octobre 2015 son livre-rétrospective « Flashback, 30 ans de carrière ». Sans prétendre y recenser toute sa carrière, elle y revenait cependant sur des moments clefs qui l’ont fondée. Les images, les souvenirs et les confidences s’y mêlent, et lèvent une partie du mystère Miss.Tic.

     

     

     

    Retrouvons Miss.Tic en interview. C’était en février et c’était bien…

     

    Miss.Tic, une de vos passions depuis toujours est de rendre l’art accessible à tous. Si on montre votre travail à n’importe qui, il se dira sûrement : bien-sûr, je ne connais qu’elles. Ces femmes brunes et sexy dessinées au pochoir et accompagnées de messages aussi poétiques qu’incisifs. D’où vous vient cette volonté de démocratiser l’art ?

    Démocratiser, c’est un terme que je n’aime pas beaucoup. Je préfère l’idée de rendre l’art accessible à tous. Et c’est vrai que j’ai toujours souhaité démolir ce mur qui empêche le commun des mortels d’accéder librement aux lieux où l’art s’expose en général, les galeries, les musées. Et le fait de montrer mon travail dans la rue, en allant au devant des gens, y a contribué.

     

    On vous trouve aussi sur des briquets ou des affiches. Pourquoi ce besoin de multiplier les supports ? C’est une façon d’être visible par le plus grand nombre ?

    Absolument. C’est imposer sa marque partout, en montrant de l’art et de la poésie plutôt que de la publicité.

     

    Mais en vous affichant sur des objets commerciaux tels que des briquets, vous ne craignez pas de banaliser vos oeuvres, de les galvauder ?

    Quand on tient ce briquet, on n’a pas vraiment l’oeuvre en tant que telle dans la main mais plutôt sa représentation. C’est une reproduction, et j’avoue que je n’ai rien contre le fait que mes oeuvres puissent être reproduites.

     

    Vous avez été la toute première artiste à utiliser les murs de Paris comme support. C’était dans les années 80. Comment vous est venu cette idée ?

    Cette idée m’est venue grâce aux autres. J’avais passé deux ans et demi aux Etats-Unis, à l’époque de la naissance du hip-hop, du graph et du tag. A Paris, c’était l’époque où les étudiants des Beaux-Arts commençaient à peindre sur les palissades et à détourner les messages des grandes affiches publicitaires au format 4 X 3 mètres. En rentrant des US, ce concept m’a plu et je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire avec tout ça. 

    Dans le contexte de ces mouvements artistiques naissants, c’était toujours uniquement des images qui étaient créées. Etant très sensible à la littérature et à la poésie, j’ai pensé qu’en associant du texte à des images, ça pouvait être intéressant. 

     

     

     

    Vous avez aussi un rapport très fort à Paris.

    Oui, je suis née à Paris. Comme tous les gens nés quelque part, cette ville, j’y ai mes racines. 

     

    C’est une façon de vous inscrire dans la mémoire de Paris, justement.

    Oui, j’avoue que c’était aussi mon but… 

     

    Alors, s’exprimer sur les murs, rappelons que c’est une activité illégale. Ça veut dire que vous deviez travailler la nuit, en silence et le plus discrètement possible. Ça vous est arrivé souvent de finir au poste.

    Oui, je dois admettre que ça m’est arrivé très souvent. Jusqu’en 1997, date à laquelle j’ai du arrêter cette activité « nocturne »… J’ai été en procès, la procédure a duré deux ans, et j’ai été condamnée à payer une forte amende. Ce qui signifiait aussi que si je recommençais, je risquais de gros problèmes. J’ai donc changé de stratégie, à savoir que j’ai commencé à faire des repérages et à demander l’autorisation… Donc, depuis 2000, toutes mes interventions sont légales et autorisées par les propriétaires des murs sur lesquels je peins. Mais dès lors où j’obtiens l’autorisation, je demande à avoir carte blanche.

     

    J’imagine que les gens se battent pour avoir une de vos oeuvres sur leurs murs.

    Eh bien, détrompez-vous, pas tant que ça. Les gens sont très timorés, et ils préfèrent toujours que ce soit chez leur voisin. 

     

     

     

    Cet art urbain a souvent été assimilé à du vandalisme, mais on note pourtant depuis quelques années un retour en force du street art. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt ?

    Le mouvement a mis beaucoup de temps à s’imposer alors qu’il existait déjà depuis longtemps. Ce qui a déclenché cet engouement, c’est Banksy, qui est aujourd’hui très connu, et dont les oeuvres valent une fortune. Depuis 2005, les Anglais ont reconnu ce mouvement, et c’est vrai que le contexte a nettement changé et le marché s’intéresse maintenant plus à nous.

     

    Miss.Tic, ça vient d’où, ce nom ?

    Miss.Tic, c’est la petite sorcière dans Picsou. Celle qui essayait de lui voler le sou fétiche. 

     

    Vous pensez que vous auriez créé le même style d’oeuvres, si vous n’aviez pas été forcée de peindre dans la clandestinité à l’époque ?

    Je dois reconnaître que le fait de devoir me cacher pour peindre m’a beaucoup ennuyé. Passer mes nuits dans les commissariats, ça n’est pas forcément ce qui m’excitait le plus…

     

    Votre marque de fabrique, ce sont des femmes brunes et sexy réalisées au pochoir, accompagnées de textes poétiques. Mais qui est donc cette femme fatale que l’on dirait sortie tout droit des magazines féminins ? Un peu stéréotypée, quand même ?

    Très stéréotypée. Et elle vient justement des magazines féminins.

     

     

     

    Et quel est le message ?

    Je parle de la femme d’aujourd’hui, de la femme contemporaine. J’utilise cette image de la femme qu’on nous donne à voir dans les médias, dans la publicité, dans les revues. En revanche, je cherche à lui faire dire quelque chose, à donner du sens à sa présence.

     

    Casser un peu ces stéréotypes ?

    Non, en fait, je ne cherche pas à les casser. Au contraire, je vais jusqu’à l’hyperbole de la séduction et de sa féminité. Etre femme, c’est être féministe, et ne pas lâcher une chose pour une autre… Nous, les femmes, nous avons nos armes traditionnelles, et puis beaucoup d’autres à encore inventer. 

     

    Vous êtes féministe ?

    Oui, je pense… Etre féministe, dans mon cas, c’est un état de fait. Je ne suis pas une militante de la cause féministe. Je ne fais partie d’aucun mouvement. J’essaie surtout d’être une femme libre.

     

    A travers vos oeuvres représentant ces femmes très stéréotypées, mais accompagnées de phrases fortes…

    Oui, de sentences, d’aphorismes, qui tentent de développer une pensée, qui donnent à réfléchir. Des femmes qui pensent et qui disent des choses.

     

     

     

    Vos jeux de mots qui accompagnent ces portraits font autant sourire que réfléchir. Quelques exemples : « J’ai du vague à l’homme », « fais de moi ce que je veux », « devenir simple, c’est compliqué »… Comment ça se passe ? Vous partez de mots puis vous dessinez ?

    Tout part de l’écriture, qui m’inspire ensuite les personnages. 

     

    Vous avez toujours aimé jouer avec les mots ?

    Oui, j’ai découvert la littérature grâce à ma mère, qui lisait beaucoup. Et à huit ans, j’ai découvert Jacques Prévert, et là, le choc. Prévert m’a ouvert toutes les portes, vers les poètes, les surréalistes.

     

    Et écrire, des recueils de poésie, des livres, des romans, c’est une idée qui vous accompagne ?

    Pas pour le moment. J’ai sorti des bouquins, plutôt basés pour le moment sur mes oeuvres. Mais je n’ai jamais fait de recueil de poésie. Ma poésie, elle est dans mon travail plastique.

     

    Vous avez tout de même illustré les mots de la langue française dans l’édition 2010 du Petit Larousse. C’est un travail dont vous êtes fière ?

    Oui, c’était très exaltant. Ils ont fait appel à plusieurs artistes. Un beau projet.

     

     

     

    Vous avez aussi illustré l’affiche d’un film de Claude Chabrol, « La Fille Coupée en Deux ». Encore un bel exercice ?

    Un bel exercice, mais surtout une très belle rencontre avec Chabrol.

     

    D’autres projets à venir, du même genre ? Affiches de films, couvertures de livres ?

    Oui, j’ai participé à pas mal de projets de collaboration ces dernières années. J’ai travaillé par exemple avec Marc Jacob pour son premier défilé chez Louis Vuitton, avec Kenzo pour un t-shirt en tirage limité, avec Givenchy, et d’autres. J’aime assez le principe de la collaboration. Ça m’oblige à travailler dans un cadre précis, sur des idées auxquelles je n’aurais pas forcément pensé. C’est très exaltant. Et puis ce sont aussi des rencontres avec tous ces créateurs. 

     

    Ce sont eux qui viennent vous chercher ?

    Oui, pour le moment, on est venu me chercher. J’avoue avoir beaucoup de scrupules à aller proposer des choses. 

     

    Alors aujourd’hui, après des milliers de pochoirs, des dizaines d’ouvrages, des centaines d’expositions, qu’est-ce qui vous motive encore et qui vous donne l’envie de continuer à créer ?

    C’est un peu comme lorsqu’on fait l’amour… Plus on le fait, plus on a envie de le faire. Et bien moi, plus je peins, plus j’ai envie de peindre.

     

    A (re)découvrir d’urgence…

     

    © Propos recueillis par Véronique Mounier

    Image associée

     

     

     

     

    Crédits Photos (détails) :

    1 : Miss Tic, On ne radine pas avec l’amour, 2015 © Miss Tic
    2 : Miss Tic, La poésie est un luxe de première nécessité, 2015 © Miss Tic
    3 : Miss Tic, L’avenir a une excellente mémoire, 2015 © Miss Tic.
    4 : Miss Tic, Je t’aime temps, 2015 © Miss Tic.