« La mort, ce n’est désagréable que pour ceux qui restent… »
Mon grand Jacques, voilà, tu t’en es allé. Tu as fini par partir, et probablement sans te retourner. Trop fier, peut-être, mais aussi trop sensible et modeste pour ne pas nous quitter, comme ça, l’air de rien, sur la pointe des pieds. C’est à peine si on ne t’a pas entendu siffler nonchalamment, pour nous faire croire que tu étais encore là. Alors, puisque tu ne t’es pas retourné, je le ferai à ta place, si tu me le permets.
Car, pour moi, tu étais le dernier saltimbanque, de cette lignée d’artistes qui symbolisait tant la France d’avant, depuis Charles Trenet, que tu aimais tant, à Yves Simon et Georges Moustaki, en passant par Edith Piaf, Serge Gainsbourg, Leo Ferré ou Boris Vian. Je sais bien que tu tiquerais de m’entendre dire ça, alors que tu n’as finalement jamais été en décalage avec le monde dans lequel tu évoluais.
Non, ce que je veux dire, c’est que tu as accompagné les changements du monde, le corps dedans et l’esprit ailleurs. Ailleurs comme au dessus, avec recul, distance et empathie. Mais toujours les pieds bien ancrés dans son temps, le grand Jacques…
« Tu t’es passé
Aux écouteurs
Ce truc d’Higelin,
Remember… »
Tu es né avec la guerre. De ton enfance, tu as gardé cet amour charnel de la musique, et du jazz en particulier. Comme ton alsacien de père, cheminot et musicien, te l’a inculqué, tu en feras de même plus tard avec tes propres enfants. A l’âge de 14 ans, tu passeras même une audition au Théâtre des Trois Baudets avec un autre grand Jacques, Canetti, qui remarquera ton talent précoce, mais qui ne te retiendra finalement pas du fait de ton jeune âge, tout en te donnant rendez-vous « dans dix ans ».
« Môme, je voyais La Nouvelle-Orléans en rêve, par la musique. Je remontais le ressort du phonographe et je m’allongeais très vite pour pas rater le début. Crrr, crrr, je fermais les yeux… Et là, je recevais des images pendant trois minutes, des musiciens en train de jouer, les bars enfumés, les rues, les enseignes. Je me repassais toujours les mêmes 78 tours parce que je voulais VOIR. Ça me bouleversait parce que j’avais l’impression de faire un super saut dans le temps. » (Interview donnée à Libération le 17.02.2010)
Alors, comme Jacques Canetti t’avait donné rendez-vous dans dix ans, c’est vers le Cours Simon et l’Art Dramatique que tu te tournes à 16 ans. Ton premier petit rôle au cinéma, tu l’obtiens en 1959 avec « Nathalie Agent Secret ». En plus de 50 ans, à ton corps défendant, tu ne quitteras jamais vraiment le cinoche, avec une trentaine de films au compteur, quelques productions télé et diverses pièces de théâtre.
Mais à ton retour de l’armée en 1962, tu prends les deux décisions les plus importantes de toute ta vie : tu ne veux plus être comédien et tu seras musicien. Tu retrouves le guitariste Henri Crolla, fils adoptif virtuel de Jacques Prévert et Paul Grimault, frère de rue de Mouloudji et accompagnateur d’Yves Montand, que tu avais connu en 1959 sur le tournage du film « Saint-Tropez Blues ». C’est Henri qui t’avait initié à la guitare avant l’armée…
De ta correspondance avec la comédienne Irène Lhomme avec qui tu as joué sur le film d’Henri Fabiani, « Le bonheur est pour demain », tu as gardé le goût des mots, que tu cultives désormais en écrivant tes propres chansons. « Chanter une chanson, c’est raconter une petite histoire de trois minutes ».
En 1962, tu deviens donc guitariste… Commence alors pour toi ton lent apprentissage du métier. Tu traînes les cafés-théâtres, tu te cherches mais tu n’oses pas encore chanter tes propres textes. Moustaki te prend sous son aile et tu vas l’accompagner sur ses tours de chant pendant quelque temps. Malgré les bonnes résolutions prises à ton retour de l’armée, tu referas tout de même quelques crochets par le cinéma, en particulier avec « Bébert et l’Omnibus » d’Yves Robert en 1963. « Faut bien bouffer… ». Tu n’as pas à te justifier, il était pas mal, ce film.
« Il faut dire que Jacques a une silhouette assez romantique. Avec ses grands manteaux, ses cheveux un peu en bataille. En France, on avait cette nostalgie de Gérard Philippe, mort trop jeune. Tous ces rôles, Le Prince de Hambourg, Caligula, servis par cette figure magnifique d’acteur, voulant faire la révolution, avec cette volonté de rendre accessible le théâtre au plus grand nombre et toucher tous ces gens qui n’y vont jamais… Il y avait une parenté entre le jeune Higelin et Gérard Philippe… » (Rufus)
Et là, comme quoi le destin est parfois écrit, tu retrouves par hasard Jacques Canetti en 1964, précisément dix ans après votre première rencontre… Comme convenu… Canetti travaille sur la première anthologie discographique des chansons de Boris Vian, « Boris Vian 100 Chansons », et il te propose d’enregistrer sept chansons de l’artiste aux mille facettes, dont certaines alors inédites. Tu mets même un texte de Vian en musique : « Je Rêve ». Ce titre sera d’ailleurs ton tout premier enregistrement en tant que compositeur interprète, et tu figureras sur cette anthologie aux côtés de Serge Reggiani, Pierre Brasseur, Catherine Sauvage, Cécile Vassort, Philippe Clay ou encore Lucienne Vernay. Excusez du peu…
« C’est un disque qui est réalisé dans une allégresse folle. Je m’en souviens très bien car j’étais présente aux enregistrements, même si j’étais encore petite. Jacques Higelin était déjà extraordinaire. Il était gai, talentueux, avec cette folie en lui, cette gentillesse et cette tendresse qui le caractérisaient. Mais parmi toutes les qualités qu’on reconnaît à Higelin, on en oublie souvent une, et de taille : c’est un très grand musicien. Le disque paraît, dans une édition somptueuse, mais ne marche pas du tout… » (Françoise Canetti, la fille de Jacques)
Jacques Canetti te présente alors le parolier Marc Moro, alias « Mac Ormor », et t’encourage à te lancer dans le grand bain. Ensemble, vous faites « Priez pour Saint-Germain-des-Prés ». C’est aussi à cette époque que tu rencontres des artistes qui deviendront pour la plupart de vieux compagnons de route : Marc’O, Rufus, Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Georges Moustaki, Areski Belkacem et bien-sûr celle qu’on prendra pendant si longtemps pour ta soeur, Brigitte Fontaine.
En 1966, tu tombes raide dingue de Nicole Courtois, ta Nini, avec qui tu auras ton premier enfant, le petit Arthur. Il en aura fait du chemin, le p’tit Arthur, entre ses premiers pas dans la chanson en 1971 avec son « petit tambour du roi » sur ton album « Jacques Crabouif Higelin » et aujourd’hui…
Avec Brigitte Fontaine et Rufus, à La Vieille-Grille puis au Théâtre des Champs-Élysées, tu crées la pièce « Maman j’ai peur » qui obtient un succès critique et public si important qu’elle restera plus de deux saisons à l’affiche à Paris et donnera lieu à une tournée européenne.
Je fais ta connaissance en 1977, avec le film de Gérard Pirès sorti en 1973, « Elle court, elle court la banlieue ». Bon, faut dire ce qui est, pas forcément un chef d’oeuvre… Mais ce petit film sans prétention a toujours gardé une place particulière dans mon coeur. On venait tout juste de rentrer d’Afrique, et ce long-métrage dépeignait la vie à Paris, si étonnante pour de petits sauvages comme nous, et cette banlieue, fantasmée, empreinte de modernité, Orly, le périphérique (récemment ouvert et déjà bouché), Fip Radio, tout ça, quoi…
En 1973, le « Métro-Boulot-Dodo » commençait ainsi sa carrière de leitmotiv à la mode. Une étude sociologique servit de point de départ et d’alibi scientifique au film, illustration légère et enlevée de l’odyssée urbaine de millions de Parisiens et de banlieusards.
Au pas de charge aller-retour, Gérard Pirès (le futur réalisateur de Taxi) poursuivait les trépidantes cohortes des heures de pointe. Fort malicieusement, la satire sociale chatouille là où ça fait mal, mais sait s’arrêter aux limites de la fantaisie et de la farce vaudevillesque (Victor Lanoux s’attaquant à son rival au moyen d’un véhicule de chantier). Avec Marthe Keller, vous rivalisiez de jeunesse et de charme dans ce petit film joyeux, baigné de musique pop, sympathique instantané d’une époque qui semble aujourd’hui si lointaine.
Et puis, je commence à découvrir le musicien. Et quel musicien… Tu te tournes résolument vers le rock avec les albums « BBH 75 » puis « Irradié », auquel participe Louis Bertignac, futur guitariste de Téléphone. Avec l’album « Alertez les bébés ! » où alternent compositions rock et chansons, tu reçois d’ailleurs le prix de l’académie Charles-Cros. Quand même…
Tu deviens alors, dans les années qui suivent, un des chanteurs rock parmi les plus populaires de France, notamment grâce à des prestations scéniques où tu donnes beaucoup de ta personne, dans une débauche d’énergie communicative avec le public. « No Man’s Land », avec « Pars » (ton premier tube en 1977), le double album « Champagne et Caviar » (initialement sorti en deux albums simples : « Champagne pour tout le monde » et « Caviar pour les autres… »), et l’album en public « Higelin à Mogador », font de toi l’égal de Bernard Lavilliers ou de Téléphone.
« À l’époque, les choses étaient bloquées pour moi, je tournais en rond, ça n’allait pas. Alors j’ai pris une mitrailleuse […] Nous avions le sentiment d’être des perdants magnifiques, véhiculant un esprit combatif, une classe sauvage. J’étais une lame de couteau. »
Dans les années 80, je te découvre aussi sur scène, et là, quelle claque… De l’intimiste Cirque d’Hiver en 1981, « un endroit qu’on peut prendre comme ça et serrer sur son coeur », à la démesure de Bercy en 1985, tu marques définitivement l’histoire de ton empreinte d’incroyable musicien et d’immense showman. On te voit et on t’entend partout, sur disque, en concert, chez les Carpentier, avec une programmation quelque peu inhabituelle pour l’émission, et toujours un peu au cinéma.
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Pour graver dans la cire l’incroyable aventure de Bercy à l’automne 1985, tu sors ton triple album « Higelin à Bercy » et tu resteras un mois à l’affiche de cette salle immense, inaugurée l’année précédente. Tu chantes dans un décor de cinéma, avec scènes tournantes, plateaux mobiles, effets multiples, arrivée des musiciens en jeep ou en moto…
Après le rock, c’est la world music qui pénètre ton monde, toi qui aimais tellement l’Afrique : tu invites Mory Kanté et Youssou N’Dour à venir t’accompagner, eux qui étaient encore complètement inconnus du grand public. Un soir, même, Barbara et Gérard Depardieu (en pleine préparation de leur spectacle commun, « Lily Passion ») te rejoignent également sur scène. Quel souvenir, mon Jacques…
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« Je lis plus les journaux alors j’ai peur de rien, la télé, la radio, c’est du mou de veau pour les chiens. »
Ah oui, je voulais aussi te dire que jamais je ne pourrais te reprocher tes prises de position ou tes engagements, que je n’ai pas toujours partagés, j’avoue, car toi, contrairement à beaucoup d’autres, tu l’as toujours fait avec sincérité, honnêteté et naïveté. C’est important, la naïveté. Comme disait Bashung – lui aussi, tu l’aimais bien : « Etre naïf, c’est être novateur, parce qu’il faut être vraiment naïf pour découvrir autre chose ». Et finalement, je tombe toujours d’accord avec toi…
Désolé, mon grand Jacques, mais il m’aura fallu un peu de temps pour réaliser qu’avec toi disparaissait notre enfance… J’espère juste que tu seras parti fier du chemin accompli depuis tes premiers pas à Chelles, et de ce que tu auras transmis à tes enfants. So long, mon grand Jacques…
Interview de Jacques Higelin à Libération en 2010