Benjamin Millepied a annoncé lors d’une conférence de presse jeudi 4 février 2016 qu’il quittait l’Opéra Garnier. Chorégraphe de renommée internationale, ce passionné de 38 ans avait été embauché en novembre 2014 pour tenter l’aventure à Paris en tant que Directeur de la danse. C’est Stéphane Lissner, Directeur de l’Opéra qui l’avait choisi parmi plusieurs autres candidats : « Je ne regrette pas mon choix et si Benjamin part trop tôt, d’autres partent trop tard » a-t-il déclaré plein de sous-entendus. « Il a amélioré l’organisation du travail, veillé à la santé des artistes, fait émerger un certain nombre de danseurs et travaillé à notre avenir numérique avec la 3ème scène sur laquelle il s’est beaucoup investie ». Une conférence de presse quelques jours seulement avant le gala de présentation de la nouvelle saison, un communiqué de presse pour annoncer sa démission quelques heures avant… Il s’agit pour le moins d’un départ un peu précipité et plutôt mystérieux…
Né à Bordeaux en 1977, fils d’une professeur de danse contemporaine et d’un entraîneur sportif, Benjamin est en quelque sorte tombé dans la marmite quand il était petit. Il apprend les bases de la discipline avec sa maman dès l’âge de 4 ans avant d’intégrer à 13 ans le Conservatoire de Lyon. Dès le départ, il est fasciné par New-York. Il rêve de pièces telles que « West Side Story » de Leonard Bernstein, ou de « Soleil de Nuit » de Michaïl Barychnikov. Son objectif est clairement d’intégrer la School of American Ballet, l’école de danse du New-York City Ballet. Il commence par des stages d’été, deux années de suite, pour finalement être intégré en 1993. Un an plus tard, à force de travail et de talent, il tient son premier rôle et son ascension sera fulgurante. Le prodige remporte le Prix de Lausanne en 1994, quitte l’école pour intégrer le Ballet et atteint son graal en 2001, l’année où il est nommé étoile au Ballet de New-York City. A 24 ans seulement, ce petit garçon biberonné à la danse africaine de Dakar où il a passé les quatre premières années de sa vie touche du doigt son rêve et le ciel. On a souvent parlé de la force de caractère des danseurs liée à la rigueur extrême de leur discipline. Benjamin Millepied est de ceux-là, qui avancent avec un objectif et se donnent les moyens d’y arriver, l’oeil fixé sur le but, droit devant. Il aurait pu s’arrêter là et faire carrière en tant que danseur, mais non. Formé par Jérôme Robbins qui devient son mentor, il ne peut que naturellement prendre le même chemin que lui pour devenir à son tour chorégraphe et metteur- en -scène. Cet homme qui fut son professeur est un monstre de l’histoire de la danse aux Etats-Unis. Soliste, co-réalisateur de « West Side Story », Maître du Ballet de New-York, c’est un modèle pour Benjamin Millepied.
Dès son arrivée à Paris, Benjamin Millepied annonce clairement ses intentions. Il succède à Brigitte Lefèvre. La saison est déjà commencée et Benjamin Millepied n’a d’autre choix que d’accompagner une saison 2014-2015 préparée par son prédécesseur. Il lui faudra attendre une année entière avant qu’il puisse s’exprimer à travers ses choix de ballets pour la saison qui s’ouvrira le 24 septembre 2015 avec un gala qui va littéralement pulvériser tous les records de vente de billets. Malgré ce succès incroyable, il démissionne quatre mois plus tard. Que s’est-il passé ?
La « patte Millepied » c’est l’avenir. Son souhait : faire entrer le ballet de Paris dans le XXIe siècle. A son arrivée, Benjamin Millepied trouve une Maison poussiéreuse totalement repliée sur elle-même, qui marche à la baguette, uniquement centrée sur la danse, avec un ordre hiérarchique quasi-militaire organisé en cinq grades à monter ce qui « induit une manière de parler aux danseurs « subalternes » que je n’accepte pas ». Comme le dira la journaliste Elisabeth Quin : « Benjamin Millepied au poste de directeur du ballet de l’opéra de Paris, c’est un peu le glamour qui rencontre le Roi-Soleil ». Premier changement : mettre plus en avant les danseurs, tous les danseurs, y compris les jeunes talents et pas seulement les étoiles en titre du Ballet. Il promeut de jeunes danseurs dont l’avancement était attendu depuis longtemps en coulisses mais pour lesquels il ne se passait rien, ce qui était source de démotivation. Le pari relevé de donner aux jeunes des rôles principaux a redonné un souffle à la troupe, de l’espoir, de l’envie, de la motivation. Pour son premier ballet, « Clear, Lou, Bright, Forward », il choisit ses danseurs parmi les coryphées, l’équivalent des figurants au cinéma, et non parmi les étoiles comme c’était la tradition. Une révolution qui va créer des jalousies et des mécontentements auprès d’étoiles qui ont travaillé si dur pour grimper au sommet de la hiérarchie interne et qui le vivent comme une injustice. « Les étoiles donnent l’exemple, inspirent, mais ça ne veut pas dire qu’à l’intérieur du corps de ballet il n’y a pas plein d’autres d’étoiles ». De quoi déclencher la fureur et la fronde de ces étoiles qui ont tout sacrifié pendant des années depuis leur enfance pour obtenir, enfin, ces premiers rôles.
Second changement : multiplier les programmes, en passant de deux ou trois créations au programme par an à dix créations. Troisième changement : supprimer le concours. Un concours qui happe l’attention des danseurs et dans lequel ils s’investissent plus que dans leurs rôles, devenant une obsession et créant des tensions et des jalousies entre les danseurs qui se retrouvent être des concurrents féroces plutôt que des partenaires bienveillants. Il faut savoir que ce concours de promotion interne n’existe nulle part ailleurs. Benjamin Millepied souhaitait assouplir ce système compétitif de promotion des danseurs, libérer la compagnie de ce qu’il voyait comme un « attachement borné à la tradition ». Il était mal à l’aise face à cette compétition qui crée selon lui un stress énorme pour « des danseurs qui tremblent et n’arrivent même pas à articuler un mot ». Quatrième changement : plus de travail et de manière plus régulière. Les danseurs passent de trois à cinq cours par semaine, un cours par jour. Cinquième changement : ouvrir le Ballet à tous les autres arts de manière transversale. Il propose par exemple que le foyer soit utilisé comme lieu d’exposition d’art moderne, que la musique du ballet soit le fruit d’un partenariat avec des musiciens, qu’il y ait des échanges avec des danseurs d’autres pays. Il fait venir des stars étrangères pour danser à Paris et organise des échanges afin de créer l’émulation. Il a un rapport très fort à la culture en général. Il propose également de s’ouvrir à la banlieue « Nous devrions aller vers les banlieues. La danse est un moyen magnifique d’intégration » précise-t-il à Paris Match. Progressiste, il s’indigne du manque de danseurs noirs dans la compagnie : « Dans une ville aussi cosmopolite, je ne comprends pas qu’aucun danseur de couleur ne fasse partie de cette grande compagnie. Comment voulez-vous que le public se reconnaisse ? » déclare t-il au magazine Têtu. En juillet 2015, il confie le premier rôle à une danseuse métisse, Laetizia Galloni, dans « La fille mal gardée ». Un rôle normalement destiné à une danseuse étoile, du jamais vu au Palais Garnier ! Sixième changement : Benjamin Millepied a tout de suite pris à bras-le-corps le problème de la santé des danseurs, regrettant que la médecine de la danse n’existe pas en France. Il s’intéresse à leur nutrition. « Il faut repenser les emplois du temps, la pause déjeuner qui est plutôt vers 16 heures qu’à midi et qui dure trente minutes, évoquer les habitudes alimentaires, l’hygiène de vie… » s’indigne-t-il dans le documentaire « Relève ». Il fait changer tous les parquets pour ménager les articulations des danseurs.
Pour mener à bien ces réformes et apporter une bouffée d’air frais au ballet, Benjamin Millepied peut compter sur sa force de caractère qui l’a déjà mené là où il est, et sur son immense savoir pour tout ce qui touche au monde de la danse. Brillant, concentré, persuasif, il est curieux de tout, ouvert à tous les arts. Avec sa belle gueule, ses yeux bleus à tomber par terre, son charme et sa grâce, il attire les investisseurs et les mécènes autant que le public. C’est un véritable engouement. Un plus pour la danse classique et contemporaine qui trouve là un porte-étendard accessible au grand public, chouchou de la presse tout autant que des critiques. Mais après le rêve américain, le « french dream » sera de courte durée. Nourrev avant lui avait essayé de relever le défi. Il avait dû affronter la grève des danseurs du ballet et aurait sans doute également été amené à partir s’il n’avait eu le soutien à l’époque du ministre de la culture en personne, Jack Lang. Difficile de bousculer l’Histoire pour écrire l’avenir.
Le documentaire « Relève » de la chaîne Canal + est le premier faux-pas de Benjamin Millepied. Il est à peine arrivé dans la Grande Maison qu’il tient dans ce portrait des propos blessants. Ses critiques sur la rigidité de l’enseignement de la danse ont fini par créer une mauvaise ambiance au sein de la compagnie qui compte 158 danseurs. Pour Josua Hoffalt, danseur étoile, « l’ambiance était tendue. Il faut dire que l’on avait tous très mal pris les critiques qu’il avait formulées dans le documentaire « Relève » diffusé sur Canal + ainsi que dans une interview donnée au Figaro en décembre 2015. Il se disait insatisfait de la façon dont « ça » danse sur scène, « Etre danseur, c’est s’exprimer, pas tenter de ressembler à un motif sur du papier-peint ! ». Au final, ses remarques, en plus de nous blesser, montraient qu’il n’avait pas compris la culture de la maison. On n’efface pas le vécu d’une telle institution qui existe depuis plus de 300 ans avec tout ce que cela sous-entend en termes de hiérarchie et de fonctionnement. Benjamin Millepied était très enthousiaste à son arrivée mais il a sans doute commis l’erreur de vouloir faire table rase du passé. »
Dépoussiérer une institution aussi ancienne et lui apporter un souffle nouveau plus moderne n’est pas chose aisée et il faut y aller avec des pincettes. Benjamin Millepied ne semble pas avoir eu envie d’être obligé en permanence de justifier ses choix, ses décisions et de gérer les humeurs et la sensibilité des danseurs en grogne. Jeune, on pense que les idées, parce qu’elles sont bonnes, sont légitimes et doivent s’imposer à l’humain ; plus âgé, on comprend qu’on doit d’abord s’intégrer, comprendre l’humain, se faire accepter et observer avant que de vouloir changer la moindre armoire de place. Faire du temps un allié. C’est ce que Benjamin Millepied n’a pas su faire. Grève des techniciens, lourdeurs de fonctionnement, le chorégraphe a fini par se mettre trop de monde à dos. « La difficulté, c’est le changement » dit-il dans une interview au Figaro. Il a sous-estimé la difficulté de bousculer cette vieille dame et la complexité du fonctionnement de cette très ancienne institution devenue patrimoine national. D’autres se sont cassé les dents sur les murs des Palais comme l’Australien Ross Stretton nommé à la tête du Royal Ballet de Londres où il ne resta que 13 mois. Benjamin Millepied quitte lui la fonction au bout de 14 mois.
C’est Aurélie Dupont, 43 ans, soliste, qui succèdera à Benjamin Millepied. Il lui avait déjà proposé auparavant de devenir sa directrice adjointe en tant que Maître du ballet, offre qu’elle avait alors déclinée : « Etre maître de ballet ou directeur de la danse, ce n’est pas du tout la même chose » a-t-elle précisé. Dans une interview sur Europe 1, Aurélie Dupont estime que Benjamin Millepied « aurait dû prendre son temps » pour mettre en place son projet. « Il est passionné, il veut que ça aille vite (..) mais il aurait dû prendre son temps parce que les idées étaient bonnes. Benjamin n’avait pas mesuré que le poste implique 80 % de tâches administratives et 20 % seulement d’artistique ». Patrick Dupond se plaignait de journées surchargées à ce poste « C’était des journées de 17 heures. J’habitais quasiment au Palais Garnier ou à l’Opéra Bastille. Je dormais très très peu chez moi ». Pour Brigitte Lefèvre, qui a occupé ce poste pendant 20 ans avant Benjamin Millepied, c’est « Un garçon qui a énormément de charme, une curiosité à fleur de peau, qui a envie de beaucoup de choses (..) Il aurait dû être nommé chorégraphe plutôt que directeur de la danse. Lui a-t-on fait prendre la mesure de ce que représentait ce poste ? ». Quant au danseur étoile Josua Hoffalt, membre du Conseil administratif de l’Opéra de Paris, très remonté contre Benjamin Millepied dans son article au Nouvel Observateur, de conclure : « Nous avons appris aujourd’hui (5/02) que sa remplaçante était Aurélie Dupont. C’est une réelle surprise, nous ne l’avions pas vu venir. Mais nous lui donnerons sa chance (sic!) et l’accueilleront à bras ouverts… comme nous l’avions fait avec Benjamin Millepied ». Espérons qu’après l’avoir accueillie comme lui, ils ne la renverront pas, elle aussi, de la même manière. Les détenteurs des grades et du pouvoir qui en ont bavé pour en arriver là ne sont pas prêts à lâcher leurs privilèges acquis dans la souffrance !
Bande annonce du documentaire « Relève » de Canal +
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