Catégorie : Vos Articles

  • Albert Cohen | Belle Du Seigneur (1968)

     

     

    « Belle du Seigneur », le pavé incontournable écrit par Albert Cohen, sorte d’extrapolation de « L’amour dure trois ans » de Beigbeder, a cinquante ans. Que sa taille imposante ne vous rebute pas, l’hiver est propice à la lecture de ce genre de classique, où l’on ne s’ennuie jamais, à condition de garder le fil !

     

    Les cent premières pages décrivent le contexte social années 30 des principaux protagonistes, issus de la bourgeoisie et vivant à Genève. Ensuite sont évoquées les parentés, souvent dépeintes de façon cocasse, d’un côté petits bourgeois conservateurs, de l’autre bouillants céphaloniens… Vient après le poste du mari, Adrien Deume, jeune oisif empâté et fort soucieux de lui-même, qui doit son avancement soudain à la Société des Nations grâce à un supérieur manipulateur, qui va l’éloigner de son épouse dans le but de la séduire.

    Après avoir résisté, essentiellement pour le principe, la belle tombe dans les mailles du filet de ce beau parleur, qui décrit les affres de la passion avec moultes détails. Le mari parti durant trois mois, les premiers temps de leur passion sont décrits par le menu, chacun voulant se mettre en valeur pour faire perdurer l’amour naissant, ils ne peuvent passer quelques heures loin l’un de l’autre… Stendhal ou Marivaux n’auraient pas pu mieux l’écrire… Hélas, le mari rentre plus tôt que prévu, par conséquent les oncles hauts en couleur de l’amant l’assistent pour enlever la belle ! Un véritable vaudeville ! D’autant plus que l’époux éperdu envisage de mettre fin à ses jours.

    Aux temps heureux succèdent les jours sans grâce où l’on s’ennuie, peu à peu, où tous les détails, autrefois charmants, deviennent insupportables… Solal est un paria, l’antisémitisme gronde en 1935, sa nationalité française est révoquée et il n’a plus l’apanage de son rang social à la Société des Nations. Les hôtels de luxe où l’on ne sait que faire pour passer le temps, où l’on rencontre des gens dits de la bonne société qui vous fuient comme la peste… A présent l’heure est grave, l’ennui s’installe durablement, et Solal ne sait plus quel subterfuge inventer pour conserver l’intérêt d’Ariane, si fantasque au début.

    Il connaît tout d’elle, ses moindres réactions, ses souvenirs d’enfance, sa famille… Ses emballements et ses centres d’occupations sont taris… Ils s’installent dans une villa nommée la Belle de Mai, alors qu’Ariane s’occupe des préparatifs (et notamment l’installation de wc supplémentaires), Solal essaie désespèrement de reprendre possession de son niveau social auprès de ses anciens amis de Paris. Point de souci d’argent, juste la passion qui n’est plus… Coup de théâtre, la belle avoue à son amant qu’elle a fréquenté alors qu’elle était mariée à son petit Deume. Il devient fou, ne cesse de la tourmenter pour connaître les détails, la repousse, la bat…

    Cela redonne d’abord du panache à leur amour éteint, mais cela finira mal, forcément ! ils sont exclus, ils sont encore jeunes mais n’ont pas d’avenir… Bref, je vous conseille à tous niveaux de vous lancer à corps perdu dans cette peinture d’une époque, qui trouvera écho dans notre actualité, qui voit la montée des extrémismes affronter la mollesse de certains pachas, ronflant odieusement dans leurs fauteuils de velours.

     

     

     

  • Serge Lutens, le créateur de souvenir

     

     

    Certains se parfument comme on porte un habit joli, signé, reconnaissable, arborant un code, une franchise sociétale, une appartenance. Mais ne voulant ni aller chercher plus loin que le fait de sentir bon et de paraître présentable en communauté, et n’accordant pas non plus une quelconque importance au sens premier de la fragrance aspergée sur la peau, certains donc négligent l’essentiel, le plus important. Qu’est ce que le parfum ? Que signifie-t-il ? Doit-il être une extension de soi, un accompagnateur mondain ou une réelle valeur ajoutée à notre personnalité ?

     

    Longtemps, le parfum a été rare, cher, inédit, un luxe destiné aux plus fortunés et aux plus raffinés. Les onguents, les pommades, les essences, les élixirs… Autant de décoctions dont les apothicaires et divers empoisonneurs des rois détenaient les secrets jalousement gardés. Encore plus loin, l’origine du parfum est orientale et plus exactement sumérienne… D’abord des encens pour des lieux de culte, devenus ensuite cosmétiques et enluminures olfactives pour sacrer les corps royaux.

    Il y eut ensuite à l’orée du siècle dernier des maisons de couture prestigieuses qui mirent tout en œuvre pour célébrer leur nom avec ce qui pourrait être perçu aujourd’hui comme des produits dérivés. Des parfums de haute tenue, des jus qui seraient un prolongement d’une identité souveraine en la matière. Ce fut l’avènement de l’ère des nez, ces alchimistes secrets, ces funambules éthérés et leurs concoctions raffinées et miraculeuses au service de marques les plus prestigieuses. Caron, Patou, Molinard, Fragonard, Guerlain… Plus récemment Annick Goutal ou Serge Kurkdjian. Il en existe des centaines d’autres encore qui réalisent des petits chefs d’œuvre, ces cathédrales enfermées dans du verre.

    Mais tout cela s’est démocratisé. L’entrée dans l’ère industrielle aidant, avec le commerce comme valeur économique majeure de ce 20ème siècle, ainsi que des autres à venir, le parfum, comme tout ce qui pouvait être rare auparavant, s’est vulgarisé. Désormais, la parfumerie est avant tout une histoire de gros sous et des groupes comme L’Oréal, qui possèdent des enseignes prestigieuses telles Ralph Lauren, Yves Saint Laurent, Lancôme, Armani, Cacharel, entre autres, n’ont que faire d’apporter de la poésie avec leurs flacons écoulés dans le monde par millions d’exemplaires. Ils vendent juste des noms, des marques pour la masse.

    Alors oui, il existe maintenant moults parfums en tous genres, à prix raisonnable, diffusés par des enseignes, des groupes qui, à grand renfort de communication et de slogans, vous feront croire que porter Bleu de Chanel ou J’adore de Dior est le comble du chic, tellement ces petites bouteilles pourtant sorties à la chaîne sont issues de noms prestigieux qui jadis rayonnaient comme l’exception. Aujourd’hui, ce ne sont juste que des logos imprimés sur des sacs dans la rue, déclinés en copie et photocopiés au kilomètre. Des acteurs et des réalisateurs « bankables » qui se prêtent au jeu le temps d’une campagne de publicité à budget pharaonique, pour faire croire, à défaut de sentir bon, que de s’asperger de l’eau de toilette « Machin », c’est très cool, tendance ou chic.

    On note aussi depuis quelque années l’apparition de ce que l’on appelle les parfums « de niche », dits parfums à la diffusion plus rare et réservés à quelques boutiques exceptionnelles. Il est donc désormais de bon ton pour des noms tels que Dior, Chanel, Guerlain, Armani ou Tom Ford, d’avoir aussi son étagère où proposer pour des sommes à partir de 200 euros, ces fameux parfums rares, secrets et inédits. On est là encore dans une démarche commerciale et un rien malhonnête. Derrière le flacon, il y a des communicants et dans le flacon, il n’y a pas l’ivresse, mais seulement des odeurs dans l’air du temps qui se superposent comme des millefeuilles, composées en moyenne de 350 composants.

    Et pour tous ces autres parfums qui sortent chaque année, les fameux best sellers qui s’écouleront en masse aux fêtes des pères, à Noël, aux anniversaires, pour la modique somme de 50 ou 60 euros, il y a des équipes entières qui réfléchissent, avec leurs études de marché, à ce qui se vendra le plus l’hiver prochain pour les fêtes. Malgré tous ces chiffres et ces statistiques, il y a encore des nez talentueux au service de la masse, apportant leur savoir-faire, mais sans poésie ni audace, ou si peu, tant diluées pour créer des odeurs acceptables, mais vides de passion, de noblesse et de cœur. Des produits, juste ce qu’il faut pour que cela puisse coûter un prix raisonnable tout en préservant un peu de ce qui reste de prestigieux pour tous ces noms re(connus).

    Certains donc se parfument comme cela. Le simple prolongement de la douche et du geste « pchit-pchit » qui s’ensuit, émanation mécanique du réflexe de paraître toujours propre, lisse et convenant. Les citronnés, les agrumes, le vétiver en boucle, depuis que le parfum a pris un nouvel essor dans les années 80, avec aujourd’hui l’arrivée du bois de Oud synthétique à toutes les sauces, jusque dans les déodorants de supermarché comme Axe.

    … Et puis il y a les autres… Ceux qui recherchent une odeur particulière qui serait bien plus qu’un simple parfum, mais plutôt le fruit d’un travail savant, talentueux, voire d’un univers, un souvenir, un royaume. Des créations plus radicales où le nez serait toujours le même depuis des années à œuvrer pour une volonté plus cohérente, avec jamais plus de 50 composants, de faire jaillir de ses éprouvettes un nouveau jus. Une mélancolie que l’on se traine depuis toujours, sur laquelle on voudrait pourtant coller un visage, une identité, un lieu.

    Serge Lutens eut une démarche inédite pour approcher ce monde de la parfumerie. Il est un cas d’école, une énigme. Il y eut à l’origine de cette aventure comme une sorte de malentendu. Au delà du principe de faire commerce, Serge Lutens a toujours voulu raconter quelque chose. Des histoires qui jailliraient à chaque fois que l’on sentirait ce qui se dégage du flacon. Revenir à l’essentiel, aux fondamentaux, en utilisant des produits comme la myrrhe, l’ambre, le cuir, le santal… Tout ce qui était utilisé il y a fort longtemps en Orient, en particulier par les Sumériens…

    A 14 ans, avec son physique de Peter Pan, il a tout d’abord été apprenti coiffeur. Même si ce ne fut que sur une très courte durée, il ébranla quelques clientes du salon où il travaillait en leur proposant ses idées de coiffures radicales. La fameuse frange courte qui scella son destin. En fait, Serge Lutens n’a jamais voulu être coiffeur. Il n’a jamais voulu vraiment travailler dans la mode non plus. Il a toujours souhaité fuir les conventions, les habitudes, les acquis et les certitudes.

    Né dans le nord de la France, issu d’un milieu modeste, un monde fort éloigné de celui qui est le sien aujourd’hui, Serge Lutens a toujours cultivé son propre monde, avec ses codes et ses règles. De nature timide, il est parvenu à se créer son univers particulier, exclusif et secret. Un univers pour lui, où il vit, rêve et crée. Homme de lettre, de cinéma, d’histoire et de goût, ce monde du parfum est venu à lui par hasard sans qu’il ne le recherche vraiment. Son imaginaire est assez puissant pour qu’il puisse concrétiser ses chimères en les expliquant à d’autres qui prennent le relais et pourront exprimer les motifs que cet amoureux de Marrakech a dans la tête.

    Serge Lutens a d’abord approché la mode par le biais de la photographie, du maquillage et ensuite d’une collaboration avec la maison Dior, ainsi que des magazines de mode renommés. C’est avec Shiseido, cette illustre marque japonaise de cosmétiques et en tant que son directeur artistique qu’il invente son tout premier parfum qui très vite deviendra un classique, Féminité du Bois. A une époque où c’était l’Iode ou les odeurs sucrées, poudrées qui prévalaient dans les rayons, Serges Lutens, quant à lui, conçoit une promenade mystérieuse dans un sous-bois où le cèdre compose tout le parcours. Mais ce n’est qu’à la fin des années 90 qu’il devient sa propre marque comme parfumeur, avec cette boutique mythique et magique qui apparaît sous les arches du Palais Royal.

    Aborder un parfum de Serge Lutens, c’est accepter la mise en abyme. Ce sont tous les sens qui réagissent. Les souvenirs qui affluent. La Fille en Aiguille, Cuir Mauresque, Vierge de Fer, Arabie, Tubéreuse Criminelle, ne sont pas que de simples fragrances qui accompagneraient vos vêtements, vos déplacements, une simple enveloppe olfactive servile et domptée. Par le nom dont est baptisée d’abord chacune des créations, il y a cette idée de chapitre et que toutes participent d’une longue et belle histoire. Porter un de ces parfums, c’est l’avoir compris et l’accepter comme ce qui ressurgit en vous, un vieil ami que vous ne pensiez plus jamais revoir. Il est clair que chaque parfum proposé est une expérience et un choc.

    Pour les fans de Philip K. Dick ou du film adapté Blade Runner, on pense aussitôt à cette société, La Tyrell Corporation, qui crée des implants pour les Androïdes, une mémoire sélective… Lutens est donc ce magicien qui nous invente des mémoires, quand chaque capuchon ouvert ou chaque parfum répandu nous invite, nous téléporte. Rare est cette sensation émanant d’une expérience olfactive. Ce ne sont pas des propositions ou des accessoires. Chaque nom sur l’étiquette, riche de sens, de souvenir, de référence, doit se fondre dans votre propre chimie et votre personnalité.

    Serge Lutens est un artiste et chacune de ses créations rappelle un moment de sa vie, un lieu, une action. L’univers est personnel et pourtant il nous parle et nous invite. Cette même façon franche, claire comme un trait que l’on dessine au milieu d’une feuille blanche. Ambre Sultan, Fumerie Turque, Daim Blond, De Profundis, Rose de Nuit, Vitriol d’œillet… Derrière ces noms s’ouvre à chaque fois un nouveau décor où Lutens ne cherche pas à vous refourguer ses créations à grand renfort de slogans publicitaires idiots ou de voix off débilisantes, qui en parlant Anglais devrait rendre les « produits » encore plus attractifs (A niou fwagwince by Diyo, fow mèèn).

    Toutes les créations Serges Lutens se suffisent à elles-mêmes et la communication faite dessus est un bouche à oreille, un étonnement de la part de celles et ceux qui découvrent Serge Noir, Chypre Rouge, Chergui, Musc Koublaï Khän ou Un Bois Oriental sur la peau de celle ou celui qu’ils embrassent. De la magie, sans doute, de la poésie, sûrement… Autant d’odes et de chants lancés dans le néant que les plus rêveurs d’entre nous sauront forcément rattraper. Des souvenirs, d’autres vies peut-être, Serge Lutens est sans nul doute le plus proustien des parfumeurs, celui qui sait parler le mieux de ce que nous sommes vraiment.

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Dévoreur Hubertouzot

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images

     

     

     

  • Nude de Radiohead : entre ombre et lumière…

     

     

    Ce titre de Thom Yorke (Radiohead) date de 2007. « Nude » m’a, un soir, donné la conscience d’un certain état de grâce, par sa beauté et son sens. Comme si le guitariste me murmurait ses notes dans le creux de l’oreille. Tout dans une extrême finesse, toutefois sans légèreté. Les mots pénètrent. Ils comptent, restent, et la musique les rend encore plus directs. On s’arrête, on apprécie, on ressent, on réfléchit et on se l’approprie.

    Ces mots évoquent les mensonges qu’on se raconte sur ce que nous voulons être. On vit, animé de cette quête inutile d’un bonheur qu’on peut palper. Mais il y aura toujours quelque chose qui manque (« There’ll be something missing »). On vit à la recherche de ce quelque chose, et une fois qu’on l’obtient, la frustration domine. On est perdu. On est nu. Nude… Des illusions / désillusion…

    Une chanson brute et certes pessimiste. La musique fait jaillir ce qu’il y a de sombre en nous et ce qu’il y a de lumineux…

     

     

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    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Radiohead Official

     

     

  • Ennio Morricone, l’inventeur de la musique de film

     

     

    Aborder la carrière d’Ennio Morricone, c’est un peu comme avoir l’outrecuidance d’essayer de décrypter le travail de Dieu sur terre.

     

    Voyez-vous, en gros, l’échelle des valeurs, et où s’y situerait le compositeur et chef d’orchestre italien ? Oui, Ennio Morricone est un génie, un dieu, sans conteste le plus grand des compositeurs de musique de film. Souvent copié mais jamais égalé… Il est toujours vivant, et je me fiche de le savoir, en fait, car ses chefs d’œuvre sont bien installés dans l’imaginaire collectif depuis un demi-siècle déjà. Aujourd’hui, le maestro se contente certes de diriger des concerts pour le prestige poli de soirées de gala dans des salles remplies le plus souvent de messieurs et dames qui s’en tamponnent le coquillard de ce qu’ils écoutent. Certes, il a récemment composé un thème original pour faire plaisir à Quentin Tarantino, qui l’utilise dans pratiquement tous ses films. Il y a bien encore de temps en temps une composition pour tel ou tel film plus ou moins oubliable. Vieillard transformé en institution, bardé de récompenses et de médailles en tous genres, Morricone est l’un de ces derniers monstres vivants, à l’instar de Lalo Schifrin, Quincy Jones ou Herbie Hancock, qui ont dans leurs genres respectifs transformé et bouleversé le son des musiques de film, et plus généralement notre sensibilité musicale ainsi que notre goût pour le cinéma.

    C’est dans les années soixante qu’Ennio Morricone surgit, en même temps que John Barry et Lalo Schifrin, dans le paysage un peu routinier de l’habillage musical de film. De nouveaux noms, qui n’étaient pas prédisposés à emprunter cette voie, vont tous partir du même postulat pour accompagner un film et lui apporter une singularité, une identité, ce petit supplément d’âme qui fait la différence. C’est ce que ces nouveaux compositeurs vont justement mettre en œuvre pour faire avancer le cinéma vers une autre approche du ressenti et de l’implication émotionnelle des spectateurs. La musique ne sera plus là simplement comme accompagnatrice ou illustratrice d’une scène, d’un geste ou d’un sentiment, mais bel et bien un personnage à part entière qui influera sur l’histoire elle-même. La musique pourra devancer l’action, elle pourra exprimer beaucoup d’autres choses qu’on ne voit pas forcément à l’écran, mais qui sont censées faire partie de l’univers décrit par le réalisateur. La musique va devenir intuitive, ludique, interactive et installer un dialogue entre l’oeuvre et le spectateur. C’est bien dans les années 60 et encore davantage dans les 70 que le cinéma deviendra toujours plus immersif.

    Le plus souvent, la musique se composait après que le film ait été réalisé, monté et sonorisé. Le compositeur attitré devait se contenter, tel un peintre, d’accommoder ici et là la touche, la couleur et d’habiller les surfaces demandées. Suite à sa rencontre avec Sergio Leone, et la longue collaboration de toute une vie qui s’en suivit, Ennio Morricone allait prendre le problème à l’envers en composant la musique avant que le film ne soit produit. Le réalisateur du « Colosse de Rhodes » avait donc le score de son futur film déjà prêt sur le tournage et articulait ce qu’il avait écrit en fonction de la puissance émotionnelle de ce que Morricone avait composé, projetant ce que le film serait, une fois abouti… Avec « Pour une Poignée de Dollars » naîtra une collaboration qui allait durer huit films. C’est à la lecture de l’histoire ou du scénario que Morricone imaginait en quelque sorte son propre film et son propre ressenti. A l’arrivée, les films de Sergio Leone gagnaient en force, en puissance décuplée, ultra-iconographique et tout faisait sens.

    Au delà de cette approche qui n’appartient sans doute qu’à Morricone, c’est bien la magie exercée par tous ces grands noms de la bande originale de film qui est parvenue à rendre viscérale et entière leur musique, à l’instar d’un John Williams sur une quantité impressionnante de films et leurs thèmes légendaires (« Jaws », « Star Wars », « Superman », « Indiana Jones », « Harry Potter », « Jurassic Park »…), John Barry et les « James Bond », Lallo Schifrin et « Bullit », « Tango », « Mission Impossible », « Mannix ». Des identités musicales indissociables des films qu’elles représentent. Ainsi, la grande force de tous ces compositeurs de génie, à commencer par celle du plus génial d’entre eux, c’est qu’ils ont su évoluer avec les époques qu’il traversaient et s’y adapter.

     

    Jouer et composer à contre-courant d’une mode, comprendre le film et son auteur pour essayer de faire ressortir l’œuvre par l’emploi inédit d’instruments, de voix et de tout ce qu’il était possible de mettre au service de la création pure.

     

    Edda Dell’Orso, la grande chanteuse soprano, fut avec Sergio Leone et Bruno Nicolaï, une autre des contributions majeures au rayonnement de l’œuvre de Morricone. C’est avec « Le Bon, la Brute et le Truand » que leur collaboration démarre, et elle durera le temps d’une centaine d’autres titres qui suivront jusque dans les années 80, avec une des plus emblématiques B.O., celle de « Once Upon A Time In America ». Edda Dell’Orso, c’est cette voix féminine qui semblait descendre du ciel pour y remonter aussitôt et qui a toujours donné un avant-goût d’impalpable, de doux, de mélancolique et de céleste.

    Replongeons par exemple dans la scène d’ouverture de « Il était une fois dans l’Ouest », juste après l’intro et le massacre par une horde de tueurs de toute une famille qui se préparait à un mariage, cette scène dans laquelle Claudia Cardinale descend du train dans une petite bourgade de l’Ouest, en pleine construction. On est censé venir la chercher mais personne ne viendra. Elle attend. La musique commence, douce, cristalline, et constituera le thème récurrent du film, à chaque fois qu’apparait ce personnage : le thème de Jill. La voix d’Edda Dell’Orso fait son apparition. On comprend, avec juste quelques plans et cette musique, que cette femme devait se marier aujourd’hui. La musique continue et semble la suivre, comme une Louma, lorsqu’elle rentre dans la gare pour demander des indications. On la voit ensuite ressortir et la caméra s’envole avec la musique. C’est à ce moment précis, lorsque nos poils se dressent sur les bras et que nos yeux s’écarquillent, embués, que l’on sait que Sergio Leone et surtout Morricone nous feront aimer le cinéma inconditionnellement. La fameuse magie du cinéma…

    Avec sa formation de trompettiste puis de chef d’orchestre classique, ayant fait ses armes en passant par la radio et la télé où il composa des génériques, des jingles, Ennio Morricone saura donc manier toutes ces connaissances pour les fondre ensemble. Pas étonnant que sa musique soit aujourd’hui parmi les plus utilisées par les arrangeurs et divers Dj, pour être mixée et en faire de nouveaux morceaux. Morricone fut en quelque sorte le premier grand mixeur de l’histoire de la musique, un expérimentateur, un sorcier. Dans les années soixante, on assiste aux déferlantes Atonale, Dissonante et Bossa Nova, ce courant musical apparu dans les années 50 au Brésil. Utilisé partout ailleurs comme ce que l’on qualifierait de nos jours de « Musique Lounge », Morricone va quant à lui s’en servir pour composer ses premières musiques de film,  notamment pour des giallos ou des comédies sentimentales, en y injectant des sonorités plus angoissantes.

    Tandis que François de Roubaix, Michel Magne, Pierre Jansen ou Pierre Henry suivaient les traces de Ligeti ou de Stockhausen en France, sans trop savoir où aller avec cette musique dite répétitive et aux premières sonorités électroniques, outre-atlantique, Jerry Goldsmith avait quant à lui déjà bien compris l’utilité de cet héritage, en mélangeant ces sons atonaux produits par des machines avec un orchestre symphonique (« The Illustraded Man », « La Planète des Singes »). Ennio Morricone, plus radical encore et toujours plus moderne, poussait donc l’idée de mélanger tous ces sons et ces influences pour exprimer l’époque et cette ébullition permanente que l’on trouvait aussi bien dans le cinéma (La Nouvelle Vague) que dans la musique (tous les noms précédemment cités) ou dans la mode (Cardin, Paco Rabanne, Courrèges).

    Aujourd’hui, revoir bon nombre de ces films italiens de qualité toute relative souligne le fait que Morricone ne se moquait jamais du film qu’il devait illustrer, comme d’aucun l’aurait fait d’une commande alimentaire. A chaque fois, on est stupéfait de la richesse thématique, mélodique, de la sophistication des arrangements déployés. « Metti Una Sera A Cena », comédie polissonne italienne avec Jean-Louis Trintignant ou bien encore « Crescete E Moltiplicatevi », film d’exploitation italien du début des 70’s, avec histoire prétexte et jeunes femmes dénudées, sont deux exemples frappants de films passables soutenus par une musique assez dingue.

    Ennio Morricone était en fait à l’aise avec n’importe quel genre que l’on pouvait lui soumettre, alors qu’on a un peu trop tendance à le cantonner strictement au rôle de compositeur de musique de westerns spaghetti, et surtout à oublier qu’à l’époque, Bruno Nicolaï (qui oeuvra au côté de Morricone comme arrangeur et orchestrateur pendant plus de vingt ans), Luis Bacalov, Riz Ortolani, Piero Umiliani étaient eux aussi d’authentiques et talentueux compositeurs de musique de film, et que tous ont créé pour des genres très différents, du Giallo au Polar, en passant par le Western ou les films érotiques bon teint. C’est d’ailleurs ce qui fait la force et la richesse de la musique de film transalpine, si on la compare (mais peut-elle être comparée ?) à celle produite en France, en Angleterre ou aux Etats-Unis.

    L’autre force du cinéma Italien, c’est l’ouverture d’esprit qui a toujours fait tant défaut au cinéma français. Que ce soit pour la musique ou pour les thèmes abordés au cinéma, les compositeurs et réalisateurs n’ont pas de problème avec les étiquettes. Ainsi Morricone a pu passer du film bis d’exploitation à des œuvres à gros moyens et à renommée internationale, avec la même élégance et le même sérieux dans la manière de travailler.

     

    Durant les décennies 60 et 70, le cinéma offrait une totale liberté aux compositeurs. Ce n’est pas pour rien si les meilleurs B.O. de films ont été composées dans ces années-là.

     

    Morricone a tout d’abord collaboré à la production de films italiens dans les années soixante, avant de s’exporter en France dès les années soixante-dix, avec en particulier Henry Verneuil et ses polars louchant justement sur le cinéma italien (« Peur sur la Ville », « Le Clan des Siciliens ») ou américain (« Le Casse », « Le Serpent » ou « I Comme Icare »)… Mais s’il y a des œuvres plus prestigieuses que d’autres, que le public ou Morricone lui-même mettent hélas trop en avant, avec des concerts qui sentent le sapin et le syndrome Charles Aznavour, il y a pourtant d’authentiques chefs d’œuvre un peu passés à la trappe, qui pourtant n’ont jamais perdu de leur puissance, de leur modernité et de leur créativité. Pour faire court, les musiques de « Danger : Diabolik » de Mario Bava, « Le Venin de la Peur » de Lucio Fulci, « Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon » de Elio Petri, « La Dona Invisibile » de Paolo Spinola, « Photo Interdite d’une Bourgeoise » de Luciano Ercoli… Et je ne cite pas les films de Dario Argento, où Morricone a contribué grandement à l’univers torturé et expressionniste du réalisateur de « Profundo Rosso »…

    Ennio Morricone, l’homme aux cinq-cents musiques de film, et peut-être encore d’avantage, puisque l’on découvre tous les jours des musiques composées pour des films totalement oubliés, le stakhanoviste de la B.O., capable de travailler sur trois, quatre ou cinq films par an, n’a jamais démérité ou exercé son talent par dessus la jambe. Retravaillant, recréant, réinventant ou revenant sur des partitions qu’il avait jugées faibles au moment de leur création, pour mieux les faire aboutir sur un autre film des années plus tard, Ennio Morricone a façonné son œuvre comme un tout, avec cohérence et la satisfaction de laisser derrière lui un héritage digne, beau et intemporel.

     

     

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    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Dévoreur Hubertouzot

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images

     

     

     

  • Bettie Page : La Playmate du mois de janvier 1955

     

     

    1957 : une commission d’enquête s’ouvre devant le Sénat contre la pornographie. Un jeune homme de 17 ans vient de se tuer dans la forêt. Près de son corps, on retrouve la photo d’une pin-up aux longs cheveux noirs et aux yeux bleus. Le mannequin est identifié. Il s’agit de Bettie Page. Le couple Klaw, les employeurs de Bettie, dont le mari est photographe de nus et amateur de bondage, est accusé de pornographie. Ils sont sommés de brûler tous les négatifs des photos de Bettie Page. Celle-ci est citée à comparaître mais disparaît, refusant de témoigner malgré les pressions contre Irving Klaw.

    1975 : Vingt ans plus tard, une femme poignarde sa propriétaire de 27 coups de couteau après une altercation au sujet de sa quittance de loyer. Jugée irresponsable en raison d’une schizophrénie paranoïaque, elle est internée en hôpital où elle restera dix ans. Elle est brune avec de magnifiques yeux bleus. C’est Bettie Page. Elle a 52 ans.

    Célèbre mannequin des années 1950, Bettie Page est une icône. Elle a été sans doute la pin-up la plus célèbre et la plus dessinée. Sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille. En 1957, elle décide de disparaître, purement et simplement, après un procès éprouvant pour fuir la célébrité et retrouver l’anonymat. Atteinte de schizophrénie, elle passera 10 ans en hôpital psychiatrique pour avoir poignardé sa propriétaire avant de revenir à Los Angeles à l’âge de 62 ans et de pouvoir bénéficier enfin des royalties de son travail et d’une retraite paisible en Californie.

    D’elle on retient sa taille incroyablement fine (61 cm), ses yeux bleus, son regard mutin et sa frange courte noire. Elle fut l’une des toutes premières « playmates  du mois » en 1955 dans le magazine Playboy.

    A 25 ans, elle quitte un milieu familial compliqué, avec un père sans le sou qui a fait de la prison et abuse d’elle, « Un obsédé de la pire espèce qui était prêt à fourrer son machin dans tout ce qui bouge, les vaches, les moutons, tout ! ». Elle se rend à New-York où elle tente de gagner sa vie comme secrétaire. C’est en marchant sur la plage qu’elle sympathise avec un photographe amateur, Jerry Tibbs. Elle s’arrête pour le regarder s’entraîner. Intéressée par le fitness pour sculpter son corps, elle entame une conversation avec lui. Voyant ses formes, il lui propose de servir de modèle. D’abord effrayée et suspicieuse, elle finit par accepter lorsqu’il lui montre sa plaque de policier. Tibbs vend les photos à des magazines de pin-up et le destin se met en marche. Elle sert de modèle dans les clubs-photo. Elle se fait remarquer par sa gaieté, sa joie de vivre et son naturel décomplexé et devient très vite la chouchoute des photographes.

    En 1954, ses photos sont publiées dans une centaine de magazines. Très vite, elle devient modèle professionnel dans le milieu underground de la photo de nu qui fait l’objet de restrictions très strictes à l’époque. Lorsqu’on lui propose de gagner en quelques heures le salaire d’un mois, elle n’hésite pas une seconde et démarre une carrière d’égérie dans le bondage, des images de mise-en-scène sado-masochistes dans lesquelles le partenaire sexuel est attaché, ligoté, menotté ou suspendu. Le corset fait partie de la panoplie, ainsi que le cuir, les bottes, les combinaisons de latex, les camisoles, minerves et autres carcans. Elle est très vite remarquée pour son caractère jovial, gai et joyeux, qui en fait l’icône de la sexualité décomplexée et de la subversion au look sexy et sensuel. Elle seule combine à la fois le visage angélique et sympathique d’une « girl next door » et le corps ou les atouts d’une déesse de l’amour. En 1957, elle sera le modèle de la photographe Bunny Yeager dont la séance de photos au parc zoologique intitulée « Jungle Bettie » en compagnie de deux guépards et avec la tenue cousue par elle-même reste dans toutes les mémoires. Bettie devient « La reine des pin-up ». Sa carrière est à son sommet. Tous les hommes sont fous d’elle. Et pourtant, elle disparaît totalement.

    L’absence fait naître alors la légende. La Reine du Vintage connaît une seconde vague de succès dans les années 1980. Des clubs de fans se créent et se lancent sur sa trace, tentant de la localiser. Les rumeurs vont bon train. On entend tout et n’importe quoi. En vérité, Bettie s’est tournée vers la religion, puis a essayé le mariage. Elle devient un objet de culte et de collection : on la retrouve en BD (« Rocketeer »), en tatouage, en peinture (Robert Blue), en statuettes et même sur les podiums de Haute Couture où l’on tente de copier son look, comme le fameux soutien-gorge à cônes de Jean-Paul Gauthier pour Madonna. Son influence est immense de Poison Ivy à Dita Von Tiese, en passant par le droïde BD-300 de Star-Wars ou encore Xena la guerrière.

    Il aura fallu attendre 40 ans pour que Bettie, lors de sa toute dernière interview, révèle enfin son histoire… Après le procès de 1957, elle prend peur. Exposée, elle reçoit des lettres de menace. A 36 ans, ne supportant plus la pression, elle décide de disparaître. Elle retourne en Floride, se marie, divorce, se tourne vers l’église et veut se consacrer à Dieu. Retourne de nouveau en Floride, se remarie pour la 3ème fois avec un père de famille de trois enfants divorcé. Puis tombe malade, victime de schizophrénie, entend des voix, menace de tuer son mari et ses enfants, divorce en 1977… et sombre dans la folie avant d’être internée pour avoir poignardé à 27 reprises sa propriétaire en raison d’une affaire de loyer. Pendant 40 ans, elle n’a rien vu de tous ses fans et des nombreux artistes qui l’ont imitée, ni de sa notoriété. Elle qui rêvait d’être une star, en était devenue une, mais l’ignorait. Elle n’en prend conscience qu’en 1992 à 69 ans. C’est Dave Stevens, auteur de la série des Rocketeer (1982 à 1995), fan et ami de Bettie qui l’emmène dans une boutique : tee-shirts, posters, statuettes, calendriers, cartes téléphoniques… Tous ces objets célèbrent son culte et pourtant elle ne touchait aucun droit à l’image depuis 40 ans ! Elle meurt en 2008 à Los Angeles, à l’âge de 85 ans. Elle repose au cimetière de Westwood Village.

     

     

    Documentaire « Bettie Page se dévoile » (2011)

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    Bettie Page : Nashville 1923 ✟ Los Angeles 2008

    Photo à la Une © Tony Tubino

     

     

  • A propos du « Dracula » de Francis Ford Coppola (1992)

     

     

    Avec son « Dracula » réalisé en 1992, Francis Ford Coppola, à l’instar de Martin Scorsese, veut embrasser le cinéma tout entier et en explorer les thèmes et les genres.

     

    Bram Stoker avait déjà en son temps révolutionné le roman victorien avec « Dracula », tout comme Oscar Wilde et « Le Portrait de Dorian Gray ». Une époque sur les non-dits et la chasuble en guise de blue jean… En l’espèce, deux romans se servant du Fantastique pour mieux infiltrer la libido de l’époque, sans choquer personne. Oscar Wilde, sous prétexte du thème de la jeunesse éternelle, discourait sur l’homosexualité tandis que Stoker parvenait sans faute de goût à faire monter la température en imaginant un comte roumain venant de Transylvanie jusqu’en Europe pour mieux y dépuceler des vierges anglaises si chastes et niaises. Les morsures et les différentes transformations de Vlad Tépés, créature maudite, reniée par la Sainte Mère l’Eglise, représentaient ainsi tout le bestiaire connu et récupéré des contes de Perrault… Le loup, la chauve-souris, les rats, la vapeur verte… Autant d’animaux et d’éléments chargés de symboles et d’analogies rattachés aux choses de la sexualité.

    En revanche, le roman de Stoker ne faisait jamais état d’un quelconque penchant amoureux du comte pour l’une de ses victimes.  L’illustration du romancier se bornait uniquement à montrer les manifestations bestiales de ce que pouvait représenter un mâle hétéro assoiffé de sexe, sans distinction et appartenance de caste pour l’époque… Pour le film de Francis Ford Coppola, il est curieux donc de lire sur l’affiche qu’il s’agit là de la version la plus fidèle du roman de l’auteur du 19ème siècle. Ce n’est pas tout à fait exact. On devrait plutôt y lire « Dracula vu et digéré par Coppola ».

    Quant aux raisons qui pousseraient le vampire de Coppola à mordre et à tuer, ainsi que ses éventuelles circonstances atténuantes, il faut plutôt se pencher sur une romancière qui au début des années 80 a su réinvestir en grande pompe le monde vampirique avec un éclairage nouveau sur ces caractères. Il s’agit d’Anne Rice ; « Entretien avec un Vampire », « Lestat Le Vampire », « Armand le Vampire », etc… Tous ses romans démontrent en effet que ces personnages fascinants et dangereux étaient avant tout des humains, qui par le biais de leur transformation, leurs pouvoirs et leur soif accrue, ne se sont pas transformés en Vampire, au sens strict de la définition du Larousse, ne pensant qu’à montrer les crocs, mais en êtres sublimant les sentiments humains et notamment ceux de l’amour. Alchimie ainsi réussie dans la plupart des romans de cette Américaine Cajun.

    Ce « Dracula » constitue donc un héritage narratif qui utilise les mêmes références de pudibonderie victorienne magnifiquement traitée, avec son imagerie, ses décors et cette ambiance studio reflétant tout à fait les longues descriptions du roman de Stoker. L’aspect épistolaire du roman d’origine est ici traité de même et converge vers une forme inattendue, servant judicieusement le propre récit du film, sa construction, jusqu’aux moindres détails ornementaux. Le film devient ainsi objet visuel, non pas d’un film dans le film mais d’un film dans le roman, une mise en abîme qui passerait par les écrits, ses origines, pour passer au fur et à mesure d’une histoire de papier à une histoire en celluloîd et fusionner ainsi avec ce renouveau littéraire et moderne orchestré par Anne Rice. Une telle déclaration d’amour à la fiction et au cinéma n’avait pas été faite depuis Godard et son « Histoire Du Cinéma ».

     

     

     

    Le nouveau Dracula tue certes, mais plus avec plaisir. Il est une de ces créatures romantiques, tristes, recherchant depuis des centaines d’années sa défunte amante sacrifiée à l’ennemi et aujourd’hui réincarnée sous les traits d’une jeune fille anglo-saxonne.

     

    Dans le « Dracula » de Coppola, tout est magnificence ; les costumes, le nouveau look proposé par le réalisateur pour un Dracula campé par Gary Oldman, tour à tour inquiétant, attirant, beau, touchant et pathétique. Alors que Francis Ford Coppola, en ce début des années 90, n’avait plus rien à proposer en terme de cinéma, ayant laissé derrière lui des chefs d’oeuvre qui lui ont valu la postérité, il revient avec une oeuvre personnelle et précieuse, une synthèse sur l’amour, celui des sentiments et des amants, l’amour du cinéma, de cet objet infini et fascinant, l’amour des histoires, des contes et merveilles, du bestiaire de monstres qui hantent nos nuits et règnent sous notre lit. Tout avait déjà été dit par Lewis Caroll, Perrault, les frères Grimm, Shelley, Poe, Stoker, Rice… En littérature, peut-être, mais jamais de manière aussi pure et absolue au cinéma.

     

     

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    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Dévoreur Hubertouzot

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images

     

     

  • Gourmand Croquant

     

     

    Dans la série « Hubert a des putains de problèmes dans la vie… »

     

    Aujourd’hui, penchons-nous sur ces deux nouvelles expressions qui désormais encombrent sans cesse le champ lexical restreint de bon nombre de nos contemporains. S’ils s’expriment dans la langue de Molière, bien-sûr… Deux expressions qui d’ailleurs, au passage, ne peuvent pas trouver leur équivalent dans une autre langue, puisqu’elles ne sont absolument pas françaises. Tel est le contexte dans lequel elles sont généralement formulées. Ajoutons à cela le fait qu’elles ne veulent rien dire du tout, et ne font finalement que souligner une certaine vacuité, un manque total de personnalité de la part de celles et ceux qui s’expriment de la sorte.

    Ces deux sottes expressions sont donc :

    A – être sur quelque chose…

    et

    B – partir sur…

     

    Exemple…

    Dans un contexte défini, ça peut donner : « Alors là, on est sur une vraie bonne nouvelle… »

    et

    « Alors là, on peut partir sur un gris chiné… »

     

    Ces deux niaises formulations sont ainsi refourguées à toutes les sauces, sur tout et n’importe quoi. Ceux qui les emploient souhaitent sûrement donner une intention précise, presque technique, souligner un fait, une évidence qu’on ne pourra plus jamais remettre en cause après.

    On avait commencé à entendre ces deux crétines articulations syntaxiques tout d’abord dans des émissions culinaires. Vous savez, ces émissions où l’on voit des gens habillés en cuisinier hyper anxieux, en train de découper une tomate avec leur visage à un centimètre du légume de la famille des solanacées, avec cette précision que seuls possèdent les chirurgiens de l’œil.

    Et là, en commentaire annexe à la démonstration, le chirurgien oculaire, qui se trouve être en l’espèce découpeur de tomates en rondelles, balance avec un sérieux pédagogique et une prestance d’universitaire : « On va partir sur une déclinaison de tomate mozzarella avec du gourmand, du croquant… ». Et pour finir, en conclusion de sa démonstration dingue : « Et là, on est vraiment sur une note fraiche et estivale… Et ça, ça fait du bieng… »

    Vous noterez qu’au passage, quelques autres mots assez insupportables en ont profité pour se glisser dans ces saillies photocopiées et crispantes.

    Gourmand

    Croquant

    Cette expression immonde, « Et ça, ça fait du bien », ayant supplanté une autre plus usitée au début des années 2000, prononcée partout dans les émissions de télé, sur les radios, et tout aussi ignoble : « C’est que du bonheur ! ». Si vous entendez encore aujourd’hui, en 2017, quelqu’un dire dans votre entourage, au travail, dans le métro, dans les WC, « C’est que du bonheur ! », alors vous avez le droit de le gifler.

    Pour revenir précisément à :

    A – Partir sur…

    et

    B – On est sur…

    Des serveurs zélés mais définitivement cons se sentent aujourd’hui obligés, pensant que c’est le comble du chic, de la classe ou du swag, de prononcer à tour de bras le A et le B en toute désinvolture à la façon de Lord Brett Sinclair. Ils peuvent tout à fait vous les balancer si vous leur demandez un conseil sur le vin : « Alors là, on est sur une note de fruit rouge avec un peu d’épice »…

    C’est à dire qu’on y est vraiment, là. On est dans le fruit avec le serveur. On est là avec lui et qu’est ce que c’est beau, putain ! C’est beau un fruit dedans, en fait.

    Peut-être un conseil sur la blanquette ? « Si je puis me permettre, vous pourriez plutôt partir sur le plat du jour »… Oui, on part avec le serveur vers le plat du jour, la main dans la main. On part, c’est chouette, c’est chaud. Le plat du jour comme un couché de soleil.

    Mais ne blâmons pas trop nos amis de la restauration, car dans le milieu de la viennoiserie, de la parfumerie, de la banque même, on n’est pas non plus en reste : « Bon ben là, on est sur un vrai beau découvert et on va partir sur une belle interdiction bancaire ». Vous noterez d’ailleurs que le banquier a quant à lui fait une doublette, soit les deux expressions dans une même phrase et ça, ça n’a pas de prix.

    Merci qui ?

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Dévoreur Hubertouzot

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images

     

     

     

  • Le Style McQueen : L’icône de la mode

     

    Surnommé « King of Cool », Steve McQueen est tendance depuis cinquante ans. Eternel modèle d’élégance, au style personnel reconnaissable entre mille, il a été novateur en matière à la fois de silhouette et de garde robe.

     

    Ses signes extérieurs de reconnaissance : le Barbour, les lunettes Persol et parmi les basiques incontournables, la montre Monaco de chez Tag Heuer qu’il portait en 1970 dans le film « Le Mans », sans doute le meilleur produit placement de l’histoire du marketing, dont la légende veut que ce soit sur les recommandations du coureur Jo Siffert que Tag Heuer envoya un représentant de la marque sur le tournage. La montre à l’effigie de l’acteur est devenue depuis un best-seller de l’horlogerie mondiale. Autres meilleures ventes au rayon de la mode masculine : le trench, les gants de cuir et les mocassins version « Bullit », le blouson Harrington G9 par Baracuta du film « L’Affaire Thomas Crown » , la paire de tennis type Superga ou Spring Court et les Desert Boots de Clarks.

    Aujourd’hui, plusieurs marques ont repris le style McQueen qui demeure une source d’inspiration indéniable. Ainsi, Barbour, la célèbre marque anglaise, a réalisé pour son 75ème anniversaire une mini-collection en hommage au célèbre acteur américain, directement inspirée de photos de tournage prises lors des moments de détente entre deux prises : des répliques exactes des blousons Rexton et Baker portés lors des International Six Days Trials.

    De même, de nombreux blogs et sites se sont spécialisés dans l’analyse du « Casual Style Mc Queen », proposant aux internautes des tenues clefs en main directement inspirées de photos de l’acteur, des articles à des prix abordables pour se constituer une garde-robe style McQueen à des prix raisonnables. D’autres surfent sur la vague en créant tous types d’articles à l’effigie de l’acteur américain, certains tee-shirts étant devenus collector. L’homme qui collectionna 210 motos s’affiche désormais fièrement sur le torse des aficionados.

     

     

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  • Danse à Mort

     

     

    12 juillet 1518. Frau Toffea ouvre le bal. Elle ne le sait pas, mais elle est le « patient zéro » d’un mal étrange : la « manie dansante ». Elle se trémousse, seule dans les rues, pendant six jours et six nuits, jusqu’à en avoir les pieds en sang et malgré les supplications de son mari. « Elle était en proie à une détresse absolue » (p. 77). Dix jours plus tard, ce sont près de 400 danseurs qui emboitent son pas.

     

    La vue d’autres danseurs, pris par cette transe angoissée, suffit à propager le mouvement. Au départ, on crée un espace pour ces danseurs étonnants. On recrute même un orchestre de professionnels chargés de les faire danser. Mais très vite, l’angoisse monte. L’anxiété croît à la hauteur de l’impuissance des observateurs de cet étrange spectacle. On se met à parler de châtiment divin, de sortilège de sorcière. Alors on change son fusil d’épaule : les estrades sont démontées, les musiciens interdits et les danseurs envoyés à Saverne, assister dans sa chapelle à une cérémonie en l’honneur de Saint Guy, protecteur des épileptiques et des malades atteints de chorée. Les danseurs fous sont chaussés de rouge et disposent d’une petite croix. Après cette procession, l’épidémie décroît.

    Déjà au IXème siècle, on parlait de guérisons miraculeuses à Kolbeck en 1017 et on compte une vingtaine de cas entre 1200 et 1600. Mais celui de Strasbourg, sans doute parce qu’il a eu lieu après l’invention de l’imprimerie, est le mieux documenté. Cette maladie, la chorée de Sydenham, est identifiée par Thomas Sydenham, l’hyppocrate anglais, un médecin britannique du 17ème siècle. Il s’agit d’une maladie infectieuse aux streptocoques qui atteint le système nerveux central, une infection avec fièvre et mouvements involontaires des muscles et des extrémités dus à des contractions. Aujourd’hui, la chorée de Sydenham est répertoriée par la médecine comme une infection survenant après une angine à streptocoques non traitée.

     

     

    En 2008, un historien, John Waller, propose une autre lecture du phénomène. Selon lui, il s’agit d’une hystérie collective liée au contexte historique de famine. Une manifestation géante d’un ras-le-bol social après des années de famine. Une danse furieuse aux raisons psychologiques… Avant de sortir dans la rue et de se mettre à danser, Frau Toffea avait jeté son bébé dans la rivière à la demande de son mari : la période d’allaitement étant terminée, ils n’avaient plus les moyens de le nourrir.

    D’autres personnes, elles aussi dans des situations effroyables, s’approchent, la regardent et se mettent comme elle à danser. En février 2018, l’écrivain Jean Teulé décrit et explique les faits dans son ouvrage « Entrez dans la danse ». Il dépeint cette misère en citant des exemples, comme ce couple mangeant leur enfant ou des habitants errant autour des hôpitaux pour récupérer les excréments des lépreux, « pour avoir quelque chose à bouffer. Ils en étaient là. ». Danser aurait été pour eux une façon de craquer, d’exprimer leur extrême détresse, rendus fous par la misère et la mort de leurs proches.

     

     

    Certains osent un parallèle entre ces manies dansantes et les rave parties monstres d’aujourd’hui, au cours desquelles les danseurs peuvent se déhancher dans un état second, au risque de tomber d’épuisement. Il existe cependant des différences fondamentales : l’usage de drogues récréatives, même si Jean Teullé évoque l’hypothèse d’une intoxication à l’ergot de seigle, « la moisissure de seigle, du LSD à l’état pur ». Mais les clubbers sont probablement plus euphoriques que les choréomaniaques terrifiés du Moyen-Âge et « on ne peut pas danser avec ça parce que ça diminue l’afflux sanguin » précise l’écrivain dans une interview à Europe 1.

     

    Référence électronique

    ✓ Jérôme Lamy, « John Waller, Les danseurs fous de Strasbourg. Une épidémie de transe collective en 1518 », Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 134 | 2017, mis en ligne le 26 mai 2017. Lien : Cahiers d’Histoire

    Danse macabre de Strasbourg en 1518 : Jean Teulé s’attelle à l’une des plus étranges épidémies recensées

     

     

     

  • Ulysse Terrasson, un auteur « Plein de Promesses »

     

     

    Ulysse Terrasson est un auteur « Plein de promesses ». Le format autant que l’écriture, les personnages et leur histoire contribuent à la réussite de ce premier roman dont le succès à venir est sans nul doute assuré. Car ce n’est pas un petit livre anecdotique.

     

    Dans ce roman, il y a plusieurs niveaux de lecture. Le plaisir, d’abord : le ton est à l’humour, omniprésent, aux phrases choisies, travaillées pour être percutantes. Les chapitres sont très courts, rythmés. L’émotion ensuite, produite en grande partie par une tendresse infinie qui émane de l’écriture. La verve transpire de chaleur et de bienveillance à l’égard des ces personnages parfois malmenés par les mots, mais pour lesquels on sent une immense affection. Et enfin l’histoire, dont on a tant envie de connaître l’issue.

    Qui remportera les suffrages d’Ulysse, ce jeune homme de presque vingt ans dans quelques jours, qui navigue entre Ingrid et Claire, Victor et Marius, son appartement et L’Esprit Vin, Paris et Montpellier, Nicolas Rey et Frédéric Beigbeder ? Car, au-delà du passage à l’âge adulte, l’auteur nous raconte un parcours amoureux. On est surpris de manière assez globale, qu’un jeune de dix-neuf ans parle en ces termes du couple, de la paternité, des enfants. Et il en est beaucoup question. Le père, ou plutôt le papa, prend une place assez importante dans le livre. Le papa qu’on a eu et celui qu’on va devenir. Les enfants, ceux des autres, celui qu’on a été, ceux de la fratrie, ceux que l’on regarde par la fenêtre, un des thèmes forts du livre avec la relation amoureuse et la maturité.

    Pour Instant City, Ulysse Terrasson a accepté de répondre à nos questions. De cet échange a émergé la partie cachée de l’iceberg, une comparaison qui lui est chère. Les personnages en première lecture égoïstes ou narcissiques eu égard à leur jeune âge, un peu immatures aussi, apparaissent en fin de roman transformés. On sent qu’une prise de conscience a eu lieu. Le passage de dix-neuf à vingt ans, comme la traversée d’une rive à l’autre, de l’état d’enfant à celui d’adulte, s’accompagne d’une compréhension du monde adulte. Il s’agit de faire des choix, de comprendre la relation à l’autre, de vouloir en toute conscience tirer parti des événements plutôt que de les subir.

    Explications par l’auteur lui-même, riche d’un univers déjà bien construit.

     

    Instant City : Bonjour Ulysse, comment est-ce qu’on se sent à trois jours de la sortie de son premier livre ?

    Ulysse Terrasson : On se sent comme un type qui est interviewé pour la première fois de sa vie. C’est très excitant. Depuis un mois, je m’amuse à faire un compte à rebours sur Facebook et Instagram. Chaque jour, hop, un petit post. Des choses évidentes comme la couverture du livre, deux-trois citations, les dédicaces prévues… Mais aussi d’autres choses plus intimes, plus personnelles. Quand j’ai tenu « Plein de Promesses » pour la première fois dans mes mains, par exemple. Et là, aujourd’hui, c’est cette interview que je veux partager. Ce moment. Ce jour historique qu’est J-3, pour moi.

     

    Instant City : Comment imaginez-vous les jours, les semaines qui vont suivre cette sortie ?

    Ulysse Terrasson : Je les imagine comme des jours qui se suivent mais ne se ressemblent pas. Il y a cette chose incroyable qui apparaît en même temps qu’un livre : les dédicaces. Et il y a cette chose encore plus incroyable : la complicité entre les dédicaces en question et mon cheminement personnel. À Montpellier, par exemple. Je bosse parfois en intérim à la Fnac de Montpellier. Et bim, où vais-je dédicacer vendredi 19 mai ? À la Fnac de Montpellier. De même, j’ai travaillé quatre années de suite à la Comédie du Livre. Je faisais partie de l’équipe des bénévoles qui s’occupent des écrivains, les amènent sur leurs stands pour dédicacer, à tel ou tel café pour qu’ils soient interviewés… Et bim, où vais-je dédicacer le week-end du 25 au 27 mai ? À la Comédie du Livre. Je trouve ça magique. Les semaines qui vont suivre et ne pas se ressembler seront pour moi une gigantesque enquête, à découvrir et comprendre l’arrière du spectacle…

     

    Instant City : Si vous deviez vous présenter à vos futurs lecteurs ?

    Ulysse Terrasson : D’abord, je leur dirais bonjour. Parce que la politesse, c’est essentiel. En tout cas, le grand philosophe Vald semble de cet avis… (Rires). Et puis, ensuite, je ne sais pas, je leur parlerais de l’éternelle difficulté pour la jeunesse d’exister par elle-même. De « La Confession d’un enfant du siècle » chez Musset, devenue 150 ans plus tard le « Monde sans Pitié » d’Eric Rochant. Peut-être aussi des « 37°2 le matin » de Philippe Djian et de Jean-Jacques Beinex. Parce que « Plein de promesses », c’est un peu tout ça à la fois. C’est essayer de sauvegarder sa jeunesse tout en jouant le jeu du réel autour de soi. Comment survivre à l’éloignement de nos plus proches ? Comment s’aimer quand la magie des rencontres est remplacée par les algorithmes de Tinder ? Et surtout : comment rester jeune quand la publicité nous interdit de vieillir, et en même temps comment vieillir quand le monde du travail nous interdit de rester jeune ?

     

    Instant City : Selon vous, qu’est-ce qui vous définit ?

    Ulysse Terrasson : Je dirais : l’intimité. Mon but ultime, c’est d’être l’écrivain de l’intime. Mais une intimité qui se mêle à une ambiance un peu rock. Mes lectures préférées sont toutes comme ça : elles allient l’émotion des grands moments au fun des plus petits. Et plus que mes lectures, on peut dire que mes histoires préférées sont toutes comme ça. Ce que j’aime, au fond, c’est le genre de la comédie dramatique. S’il y a autant de dialogues dans mes écrits, c’est parce qu’il y a énormément de séries TV parmi mes influences. Je pense à « Californication », mais aussi à « How I Met Your Mother », « Friends »…

     

    Instant City : Racontez-nous la genèse de votre roman.

    Ulysse Terrasson : Au début, c’était très intime. Je piochais dans mon vécu pour en faire des nouvelles. Mon but, c’était de traduire mes émotions le plus fidèlement possible, en les transposant sur la page le plus sincèrement possible. Et, idéalement, de dégoter une petite vérité universelle là-dedans. J’étais très attiré par le romantisme américain des Bukowski, John Fante, Kerouac, Henry Miller… Ce mélange entre la vie insérée dans l’écriture et l’écriture insérée dans la vie. Et un jour, j’ai sauté le pas. J’en ai envoyé une à Nicolas Rey. Et il l’a aimée. Je me souviendrai toujours de ce moment-là. Dans la nuit, le téléphone sonne. Et c’est Nicolas Rey. Je me demande si je ne suis pas en train de rêver. Après tout, c’est la nuit. Et il me dit que ce n’est pas une nouvelle, ce que je lui ai envoyé. Que c’est le début d’un roman. Qu’il me faut écrire le roman. Et voilà. Qu’auriez-vous fait à ma place ? Vous vous seriez recouchée ? (Rires)

     

    Instant City : Comment avez-vous travaillé ?

    Ulysse Terrasson : En interrogeant beaucoup mes amis. C’est ensemble qu’on a convenu d’une « crise de la vingtaine ». Dans un monde qui va toujours plus vite, où les plus jeunes obtiennent plus tôt les choses des plus grands, ça nous est apparu comme une évidence : on vieillit de plus en plus jeune. D’abord, il y a eu la crise de la cinquantaine. Ensuite, celle de la quarantaine. Enfin, celle de la trentaine. Et maintenant, voili voilou : la crise de la vingtaine. Bon, ça ne veut peut-être pas dire grand-chose. Mais quand j’imagine un monde où tout est devenu à portée de main, de doigts, de clics, quand je pense à la génération de mes parents, poireautant pendant des heures dans l’espoir d’un appel, le téléphone fixe sur les genoux, rêvant à l’intonation d’une voix, aux choses qui seront dites, et quand je me rappelle avec quelle précipitation la mienne de génération a eu accès à tout ça, et encore plus, je me dis : ça a tué l’attente, la magie de l’attente. Même au cinéma, on peut réserver nos places à présent. Pour le prochain Star Wars, je n’aurai pas à patienter trois plombes dans une queue interminable : j’ai juste à être au Gaumont Multiplexe, place M17, à 13h20. Sauf que l’imagination vient justement de cette attente, de cette frustration, de cette incompréhension.

    Bref, c’est comme ça que j’ai écrit « Plein de Promesses » : en reprenant goût à cette attente, cette frustration, cette incompréhension. En débranchant Internet, d’abord. En éteignant mon portable, ensuite. Et en m’enfermant chez moi ou dans un café (l’Esprit Vin), enfin. Pour écrire vraiment. C’est-à-dire : en essayant de piger les choses par moi-même, plutôt qu’en les googlisant. Mais j’interrogeais aussi beaucoup mes potes sur leur rapport au couple, aux amis, aux parents, à l’avenir – à la vie, quoi. Parce que je voulais savoir ce qu’il y avait de commun à cette génération, au-delà de mon petit cas personnel. Je voulais embrasser la vie d’un jeune homme de presque vingt ans et en saisir les rêveries, les fantasmes, les émotions, sans les étouffer tout de suite par l’immédiateté des technologies. Ça a tout déclenché. Les chapitres sont très courts, mais c’est une rapidité qui va de paire avec l’époque. C’est une suite d’épisodes avec les mêmes personnages, mais c’est comme ça qu’est faite la vie. C’est encore parfois très naïf, mais c’est une naïveté qui va de paire avec l’âge décrit. Enfin, j’aime à le croire… Ça me rassure de penser que c’est fait exprès… (Rires)

     

    « Le meilleur café de Montpellier – et donc du monde – se situe au 3 place Chabaneau. Cette place est si merveilleuse que Francis Ponge en personne a décidé d’y naître, le 27 mars 1899. Ça n’est nullement une coïncidence. L’Esprit Vin est à côté. » (p. 14)

     

    Instant City : Vous êtes chez vous maintenant à l’Esprit Vin (auquel un chapitre est consacré) ?

    Ulysse Terrasson : C’est mon Q.G. ! D’ailleurs, à ce sujet, une petite anecdote que je trouve rigolote. J’étais censé recevoir quelques exemplaires du livre avant sa sortie. Plusieurs fois par jour, j’allais voir du côté de ma boîte aux lettres si le colis était arrivé. Avec mon père, on s’appelait souvent : « Tu l’as reçu, toi ? Dis, est-ce que tu l’as reçu ? », « Non, pas encore. », « T’es sûr ? Tu ne me mens pas afin de le garder pour toi ? », « Non, je t’assure. », « Ouais, c’est ça, je veux une preuve ! » (Rires). Bref, j’avais hâte de tenir l’objet dans ma main. Et puis, un jour, je reçois un appel. Mon père. « Va faire un tour à l’Esprit Vin, une surprise t’y attend ». Curieux, je suis son jeu de piste. Et sitôt arrivé, le serveur me sort un petit colis et, vlan ! Je me retrouve à tenir le livre dans mes mains, l’objet, la matérialisation d’un rêve, pour la première fois de ma vie. C’était le bonheur ! J’aime cette idée d’avoir un petit endroit pour soi, pour venir écrire, pour rejoindre ses potes, comme le prolongement de son propre appartement – et de soi, un peu, par la même occasion. Philippe Jaenada a son Bistrot Lafayette ; Frédéric Beigbeder a son Café de Flore ; j’ai mon Esprit Vin. J’aime cette idée d’un écrivain dont la vie intime est accessible à tout le monde. Et je continue d’y aller. Plusieurs fois par semaine, même…

     

    Instant City : Comment s’est fait le choix de l’éditeur « Bamboo Edition » ?

    Ulysse Terrasson : Ça s’est fait en deux temps, en fait. Comme Bamboo publiait seulement des BD, je n’avais pas pensé à leur envoyer un manuscrit. C’est mon père qui, auteur chez eux, curieux de savoir ce qu’ils en penseraient, leur en a envoyé un Long story short, ce qu’ils ont lu leur a plu et ils ont voulu l’adapter en BD. Je n’étais pas contre, mais je faisais la fine bouche parce que je voulais le publier en roman – d’abord. Si je me permettais de faire le compliqué comme ça, c’était parce que, au même moment, Flammarion s’intéressait à moi. Pendant une année, Robert Macia des éditions Flammarion et moi avons rebossé le manuscrit comme des malades mentaux. Voilà pour le premier temps. Sauf que, au bout de la dix-neuvième version, ça ne lui plaisait toujours pas et on a laissé tomber. Et puis, pouf : le deuxième temps. Par je ne sais quel miracle, Bamboo a fait : « Bon, rien à foutre, on ouvre une section littérature ! Ulysse, tu te joins à nous ? » J’étais tellement honoré, je me suis empressé d’accepter.

     

    Instant City : Qu’est-ce que vous appelez « rebosser sur un manuscrit » ?

    Ulysse Terrasson : Ce petit enfer qu’est la grande minutie. Hemingway racontait que le premier jet de n’importe quoi était de la merde. Je ne sais pas pour lui, mais pour moi, c’est sûr à 100 %. D’ailleurs, c’est ce que m’a raconté Robert Macia lorsque mon manuscrit a atterri sur son bureau : « Le potentiel n’est pas suffisamment exploité. Allez, au boulot ! ». J’ai eu de la chance. Il a réussi, par je ne sais quel miracle, à dégoter un peu de potentiel derrière le fouillis de mon texte. Il me l’a ensuite renvoyé, raturé au possible – de notes pertinentes, avec du rouge partout, j’avais l’impression de retourner à l’école. Il m’a donné de nombreuses pistes de travail et de réécriture : passages à modifier, passages à rajouter, passages à laisser tomber. Au tout début, il y a eu une intuition : le premier jet était la tentative d’exprimer cette intuition dans une forme romanesque. J’ai énormément écrit. Le plus souvent, tôt le matin ou tard la nuit ; j’étais en classe prépa, je venais de me faire larguer, je manquais de temps. Par je ne sais quel miracle, j’ai réussi à écrire 800 pages en une année. Ces 800 pages furent cette tentative. Ensuite, il a fallu tout retoucher et retourner à l’intuition initiale, revenir à l’émotion première. Robert Macia m’y a sacrément aidé. En fait, quand j’y pense, ce livre n’est pas si éloigné de la première version. C’est la première version qui s’éloignait du livre, plutôt…

     

    Instant City : Dans quelle mesure votre roman est-il autobiographique ?

    Ulysse Terrasson : Aïe, la question qui fâche ! (Rires). Je me rappelle Nicolas Rey me donnant un superbe conseil, une fois : « Quand tu écris et que tu penses : « Oups, non, ça c’est trop perso, pas moyen de révéler ça, c’est mon secret », eh bien, c’est très simple : tu vires tout ce qu’il y avait avant et tu commences là. Parce que c’est là que ça devient intéressant. ». Et je crois qu’il a raison. Je pense comme lui que, si ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, ce qui nous tue un peu nous rend plus vrai. C’est pourquoi le livre est autant autobiographique. Parce que c’est dans les secrets, dans ce qu’on cache habituellement, que le lecteur se retrouve vraiment – enfin, je crois. Céline disait qu’il fallait « mettre sa peau sur la table ». Et c’est aussi un peu ça, « mettre sa peau sur la table », pour que le lecteur ensuite se glisse dedans…

     

    Instant City : Que ressent-on au moment de donner à lire le contenu à son entourage ?

    Ulysse Terrasson : On fait les cent pas dans son appartement, en se posant mille questions. Oui, quelque chose dans le genre : un pas, dix questions. Mais ce n’est pas aussi angoissant qu’on peut le croire. Au contraire. Bon, je suis peut-être maso sur les bords, mais je crois que j’aime carrément ça. J’aime que mon entourage me connaisse vraiment, comme j’aime à le connaître tout à fait. J’ai une bande d’amis qui sont pour moi une véritable famille, avec qui on déconne pas mal, mais avec qui on se dévoile beaucoup aussi. Et je refuse de leur cacher quoi que ce soit, parce que c’est très désagréable d’être aimé pour ce que l’on n’est pas. C’est tricher. Et les décevoir parfois fait partie du jeu. Même si, bien sûr, les décevoir parfois n’arrive jamais…! (Rires)

     

    Instant City : Quelle a été leur réaction ? Dans le livre, vous décrivez celle de Claire qui le prend plutôt mal…

    Ulysse Terrasson : Oh oui, Claire… Je m’en veux toujours, pour Claire… Au fond, il y a eu quelque chose comme trois sortes de réactions. La réaction style Claire : « Adios, tu n’es plus mon amigos ! ». La réaction qui n’en est pas vraiment une : « Je n’arrive pas à croire que tu aies écrit un roman entier, c’est dingue ! ». Et la réaction plus positive : « J’ai l’impression de te connaître davantage, et pour ça j’ai l’impression de t’aimer davantage. ». Aussi étrange que ça puisse paraître, je préfère cette dernière sorte de réaction. Avec mon amoureuse, par exemple, c’est ce qui s’est passé : on se draguait un peu, et puis je lui ai mis mon manuscrit dans les mains. Et elle a eu l’impression de me connaître davantage. Et juste pour ça, je suis l’écrivain le plus heureux du monde !

     

    Instant City : Quels retours avez-vous de votre livre ?

    Ulysse Terrasson : Il y a votre retour, qui me fait extrêmement plaisir… En fait, il n’y en a pas encore vraiment. Pas assez, du moins. J’attends la sortie du livre ! Même les critiques, celles qui m’enfonceront six pieds sous terre, je les attends de pied ferme. Bien sûr, je veux écrire des livres que j’aimerais lire. Mais je veux aussi écrire des livres que les autres aimeraient lire. Et pour ça, je veux absolument progresser. M’améliorer. Bon, je ne rechignerai pas non plus sur les compliments, hein… Je ne sais pas pourquoi, je les trouve globalement supportables… (Rires)

     

    Instant City : Quelles valeurs vous sont les plus chères ?

    Ulysse Terrasson : Je dirais l’amour et la communication. Toutes les histoires commencent avec un manque de communication. Ça marche aussi bien avec les livres, les films, qu’avec la réalité. Quelqu’un cache quelque chose à un autre quelqu’un, et c’est parti pour les quiproquos, les malentendus, les disputes. Au fond, je crois que tous les problèmes du monde sont liés à l’ego : parce qu’on veut avoir un coup d’avance sur l’autre, parce qu’on cherche le contrôle plus qu’on ne s’abandonne, la communication vient à manquer. Et ainsi l’intimité. Et ainsi l’amour. Mais pourquoi a-t-on si peu confiance en soi qu’on craint pour notre sécurité intime ? C’est sûrement très naïf, voire carrément utopique, mais si, là maintenant, tout le monde osait se dire ce qu’il avait sur le cœur, franchement, que se passerait-il ? Les gens se comprendraient, non ? Et peut-on haïr quelqu’un qu’on comprend, quand ses lâchetés sont des failles déguisées en frimes ? Qu’est-ce qu’on a à perdre, en gagnant à redevenir humain ? Ah, euh, oups ! Pardon d’être devenu sérieux, tout à coup ! (Rires)

     

    Instant City : Parlez-nous du choix du format : des chapitres très courts.

    Ulysse Terrasson : Ça va de paire avec les séries TV que je regarde, et un conseil que m’a donné Nicolas Rey. Les séries TV, d’abord. J’ai remarqué un truc : quand je me mate un film, je le regarde jusqu’à la fin et puis voilà. Quand je me mate une série, je suis poussé par le désir de binge-watcher. Et le soir, je me retrouve à passer plus de temps devant l’écran. Alors, je me suis demandé pourquoi, sachant que les épisodes de séries sont plus courts. Et j’ai réalisé ceci : justement, ils sont plus courts. Suffisamment longs pour faire avancer la narration, et suffisamment courts pour fabriquer une petite frustration. C’est comme avec les cigarettes : à peine le temps d’en savourer une qu’elle est déjà finie. Alors, pourquoi ne pas s’en griller une autre ? Le chapitre court, c’était le moyen de créer l’équivalent de la série TV en littérature : en recréant cette petite frustration qui pousse au chapitre suivant. Le rêve de tous les écrivains, c’est que le lecteur ouvre son bouquin à 22 ou 23 h, pensant : « Je vais lire dix-quinze pages et dormir », et puis qu’il le referme à 3 h du matin en maudissant l’auteur. Ensuite, le conseil de Nicolas Rey. Il m’a dit : « L’essentiel d’un chapitre, c’est son accroche et sa chute. Ce qu’il y a à l’intérieur, au fond, le lecteur s’en fout. Ça l’emmerde. Et retiens ceci, Ulysse : il est absolument interdit d’emmerder le lecteur. » La parole de Nicolas Rey est une parole biblique, pour moi. Alors, j’ai fait tous mes efforts pour retenir ce conseil…

     

    Instant City : L’inclusion de six chapitres « mon enfant » : leur rôle, leur rédacteur ?

    Ulysse Terrasson : Là aussi, ça vient de deux choses. Il y a eu la chanson de Benjamin Biolay : « Ton héritage ». Et ensuite, il y a eu un mot écrit par mon père pour mes vingt ans. Ma sœur m’avait fait un truc formidable, pour mes vingt ans. Elle avait rempli un livre vierge d’un tas de photos de nous, de moi, de tout, quoi. Elle avait demandé à tous mes proches d’écrire un quelque chose à mon sujet, et elle avait tout glissé à l’intérieur. Parmi ces proches, forcément, il y a eu mon père. Et il m’avait écrit un quelque chose sur le temps qui passe, mon premier appartement, et pourquoi je ne retournais pas vivre chez mes parents. Ce petit mot m’a tellement ému que j’ai voulu l’insérer dans le livre. C’est le premier chapitre « mon enfant ». Et j’aimais tant le principe que j’en ai écrit cinq autres dans la même veine. Les chapitres « mon enfant » étaient pour moi l’occasion de faire le point sur ma vie, mon passé, mais également le moyen de parler à l’enfant qu’hypothétiquement j’aurai un jour. Que j’ai cru être sur le point d’avoir – mais je n’en dirai pas plus, pour ne pas spoiler. Au fond, je crois que « Plein de Promesses » ne raconte pas tant le passage à la vingtaine que le passage en général. L’idée du passage. Passage du temps, passage à la vie adulte, passage d’une génération à une autre… La transmission, si on veut. Et qu’est-ce que l’écriture, sinon une forme de transmission ?

     

    Instant City : Nicolas Rey et Frédéric Beigbeder sont vos mentors dans le livre : qu’est-ce qui vous plait chez eux ?

    Ulysse Terrasson : Dans son bouquin « Ardoise », Philippe Djian note un truc intéressant : que tous les livres qu’on lit, on les lit pour retrouver l’émotion du tout premier. Celui qui nous a ouvert les portes de la lecture. Il va encore plus loin : cette émotion originelle, c’est celle que tous les écrivains, ensuite, tentent de reproduire dans leurs écrits. Et pour moi, le tout premier livre, celui qui m’a donné le déclic, c’est « L’amour est déclaré » de Nicolas Rey. J’avais déjà pris quelques claques, avant ça. Je me rappelle « Sur la Route » de Kerouac, « Le Petit Prince » de Saint-Exupéry, « L’amour dure trois ans » de Beigbeder. Mais avec ce livre, Nicolas Rey ne s’est pas contenté d’une claque. Il m’a giflé si fort que ma vie entière s’en est retrouvée chamboulée. Je me souviens avoir ouvert le livre, m’être dit : « Bah, je vais lire dix-quinze pages et refermer le truc », puis m’être pris la première phrase dans la tronche, puis m’être pris toutes les autres aussi. J’avais l’impression d’une rencontre, pas tant avec un livre, qu’avec une âme. Une vraie personne. Un frère. J’aime cet homme. J’aime sa sincérité et ses déguisements empruntés, sa mélancolie, ses joies, son romantisme excessif comme ses confidences pudiques.

    Je me souviens, après deux-trois pages, avoir pensé : « Eh mais ça claque ! Moi aussi, je veux faire ça ! » C’est pourquoi il a autant d’importance pour moi. Parce qu’il en a eu une immense sur ma vie. Parce que c’est lui qui m’a donné envie d’écrire. Au début, bien sûr, j’ai eu envie de « faire comme ».  J’ai passé des heures à recopier sur mon ordi mes livres préférés, intégralement, afin d’en comprendre la structure, pourquoi tel chapitre est placé à tel endroit, comprendre comment tout cela est construit, et puis le style, les mots, les phrases, les paragraphes, apprendre, apprendre, apprendre. Chez Beigbeder, c’est son don pour l’aphorisme qui m’épate. « L’amour dure trois ans », « 99 francs », ce sont deux suites ininterrompues d’aphorismes déguisées en romans. Tout un tas de petites phrases que j’ai envie d’apprendre par cœur. Comme si elles avaient été écrites pour se retrouver sur Evene ou Babelio. J’adore. Et puis, il y a ses titres. « L’amour dure trois ans », par exemple. Ça fait partie du top trois de mes titres préférés. Définitivement. Avec « J’aimerais que quelqu’un m’attende quelque part » et « Quelques uns des cent regrets ». J’adore !

     

    Instant City : Parmi vos influences, vous citez « Californication », la série de Tom Kapinos jouée par David Duchovny.

    Ulysse Terrasson : Ça mêle intime et rock : ça aussi, j’adore. C’est du Bukowski mis à l’épreuve du format série. Par contre, Tom Kapinos n’est pas le seul derrière les manettes. Jusqu’à la saison 5 – il me semble –, il travaillait sur le scénario avec Gina Fattore. Et son aide à elle était essentielle : à la seconde où elle est partie, la série a tout perdu de ses envoûtements. Tom Kapinos, solo, s’est mis à se répéter, à devenir un cliché de lui-même, à faire et refaire du sous-Bukowski invraisemblable. Mais avant, ah la la, avant ! C’était un riff de Jimmy Page enrôlé autour d’un poème de Raymond Carver. C’était profondément léger, et romantique, et drôle, et triste, et humain. C’était, et c’est toujours, une gigantesque source d’inspiration pour moi.

     

     

     

     

    Instant City : Traitons de ces thèmes qui se dégagent de votre roman. Tout d’abord, la paternité. On sent bien la transformation entre l’avant et l’après vingt ans. Au départ, un jeune plutôt ado, enferré dans le reproche vis-à-vis de son père, puis cet adulte qui prend conscience qu’il y a un homme derrière ce père.

    Ulysse Terrasson : Ce qui m’intéressait dans le traitement d’une « crise de la vingtaine », c’était toutes les petites transformations qui changent un enfant en homme. Qui dans son entourage est le mieux placé pour lui filer un conseil, sinon son papa ? Sauf qu’Ulysse ne le voit pas de cet œil-là. Sur le moment, il préfère se chercher un nouveau père, en quelque sorte un mentor, dans ces figures d’écrivains qu’il adule. Sauf que, tous ces écrivains s’avèrent de la même trempe que son père : une génération d’hommes qui sortent, voient leurs amis, font la fête, souvent travaillent, ne sont donc pas forcément disponibles ou partent du principe qu’il vaut mieux laisser la jeunesse grandir par elle-même – en les laissant faire leurs propres choix, leurs propres erreurs. Toute sa vie, le héros a vu son papa comme ce type inaccessible alors que, en réalité, c’était seulement lui qui le rendait inaccessible. Il l’a tellement idéalisé qu’il en veut à présent à ce père d’être une version idéalisée de lui-même. Parler du père, c’est parler d’une version idéalisée de soi. Or, il faut accepter que le père soit juste un être humain. Derrière la fonction, il y a un homme qui a vécu et qui a plein de choses à nous apporter. Il faut sortir de l’idéalisation.

     

    Instant City : Vous avez écrit cette phrase magnifique : « Freud avait tort. Il ne s’agit pas de tuer le père, mais de lui donner naissance. » (p. 83)

    Ulysse Terrasson : Oh, merci ! Oui, c’est une de ces petites phrases que j’apprécie beaucoup dans le roman. Ça arrive justement au moment où le héros réalise qu’il a fait le con. Et puis, que la relation père-fils se déroule en deux temps : d’abord, le père permet la naissance du fils ; ensuite, le fils permet celle du père. Il découvre l’homme caché derrière la représentation qu’il s’est faite du père : un homme, juste un homme, qui fait de son mieux au quotidien, un homme comme lui-même en est un.

     

    Instant City : Le second thème, c’est la relation amoureuse des jeunes vingtenaires. On ressent à nouveau cette dualité objet du  livre : rester enfant ou devenir adulte,  la liberté sexuelle ou la quête d’un bonheur durable en couple, la parentalité ou l’avortement. Le ton utilisé pour parler des femmes oscille entre sexe et romantisme. On retrouve là beaucoup l’univers de Beigbeder et de « L’amour dure trois ans ». La femme à la fois considérée comme un partenaire sexuel et comme une Vénus transformée en Graal. Le héros oscille entre le bad boy et l’hyper romantique.

    Ulysse Terrasson : C’est vrai, il y a un peu de ça. Cette attitude a peut-être à voir avec le travail solitaire de l’écrivain qui plonge dans son intériorité. Quand on a passé le cul vissé sur une chaise pendant de longues semaines, à s’efforcer de traduire en mots ce qui nous anime à l’intérieur, eh bien, ça nous éteint un peu à l’extérieur. Alors, quand enfin on redécouvre le dehors, c’est avec l’envie d’en récolter tous les fruits ! Et puis, il y a aussi peut-être une lutte entre deux conditionnements : celui de la jeunesse, plus insouciant, avec sexe, drogue, déconne, et celui plus petit-bourgeois, avec cet autre à trouver, à chérir jusqu’à la nuit des temps, à aimer jusqu’à l’épreuve de la grande mort. Derrière ça, c’est la lutte entre le jeune et l’adulte qui est racontée. La lutte entre le boulot à trouver, le fric à gagner, les meubles Ikea à acheter, et cette sensation que, au fond, quatre murs et un toit, un frigo pour ranger la bière, et un lit aussi peut-être, ça suffit. C’est l’éternelle lutte entre la réalité et le rock ‘n’ roll. Entre la lumière et le côté obscur de la Force. Le Bien et le Mal…

     

    Instant City : « La fidélité, j’ai essayé » dit Victor. La relation plurielle semble acceptée : un phénomène visible chez les 20 ans ?

    Ulysse Terrasson : Ce sont des personnages à la recherche d’un plaisir faux, par défaut, par faiblesse un peu, par refus des responsabilités permettant le vrai bonheur. Des personnages qui essayent de s’en sortir à plusieurs, pour moins souffrir tout seul. Et puis, à plusieurs, il y a moins d’intimité : c’est plus un jeu qu’un dévouement sérieux. Si je parle autant de « crise de la vingtaine », c’est parce qu’il y a justement une crise dans ce choix à faire, entre jouer ou être. Mais je m’égare… Ce que je veux dire, c’est que ce sont des personnages blessés, aux cœurs brisés, qui tentent d’en recoller les morceaux à travers l’autre. En remplaçant la personne absente par une autre présente. Comme si ça leur suffisait pour récupérer ce quelque chose qui leur manque. Comme si c’était une solution. Enfin, du moins, ils agissent comme ça jusqu’à comprendre que, finalement, la solution est en eux. Et ce qui leur manque, ce n’est pas tant une personne que le courage d’affronter le passage du temps.

     

    Instant City : Les femmes de vingt ans prennent le contrôle et semblent plus libérées encore que leurs homologues masculins; Ingrid va jusqu’à proposer la vie à trois…

    Ulysse Terrasson : Elles sont libres. Elles sont belles. Elles veulent s’amuser, être heureuses. Pourquoi devraient-elles attendre jusqu’au mariage si elles en ont envie ? Pourquoi devraient-elles se soucier de ce que pensent la voisine, la famille, tous les qu’en-dira-t-on ? Heureusement, nous ne sommes plus dans un monde où les hommes sont les maîtres de maison. En tout cas, presque plus. En tout cas, je l’espère. Le rapport homme/femme me paraît complètement faussé. C’est seulement un rapport de personne à personne. On doit s’ôter de la tête toutes ces conneries que sont les préjugés. Pourquoi la sensibilité serait-elle l’apanage des femmes et l’adultère celui des hommes ?

    Quant à Ingrid, son comportement a plus à voir avec sa fragilité qu’avec sa sexualité – je pense. Ingrid, c’est le personnage que je trouvais le plus intéressant, quoique peut-être le plus discret. Elle est à la fois mystérieuse, fascinante, manipulatrice, et blessée, vivante, libre. Elle est bien plus libre que le narrateur, par exemple. Et cette proposition de vie à trois, ça traduit son état d’esprit : elle est tiraillée entre Ulysse et Guillaume, entre deux histoires d’amour. Elle sait que choisir engendrera une insatisfaction, alors, pourquoi choisir ? Ce n’est pas vraiment une revendication de liberté sexuelle. C’est davantage lié à sa psychologie personnelle. Les personnages sont excessifs, mais c’est peut-être parce qu’ils craignent le vide qui les attend : ce qu’ils considèrent comme la vie adulte. En fait, au fond, ils sont juste des personnages en manque d’amour. Ils demandent à être aimés, sans savoir eux-mêmes le faire. Mais dans leurs choix, on se rend compte qu’ils ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes.

     

    Instant City : Le risque de grossesse fortuit est-il un vrai sujet pour les jeunes de vingt ans, l’avortement, l’alcoolisme ?

    Ulysse Terrasson : C’est vrai, c’est une question qui se pose. Dans mon entourage, ça s’est répété plusieurs fois. On picole, on couche ensemble, on avorte : ce sont des choses qui arrivent. Je me suis souvent demandé pourquoi il y a autant d’alcool dans les soirées. J’imagine que ça a toujours été le cas. Mais peut-être que la mort du Coca-Cola a joué un rôle là-dedans. Une amie de cinquante ans m’a raconté qu’avant, dans un bar, elle avait le choix entre boire un Coca ou un verre d’alcool. Qu’on pouvait boire du Coca et être cool. Aujourd’hui, dans les bars, il suffit qu’un jeune commande un Coca pour qu’on le harcèle de questions : « T’es sûr ? Tout va bien ? T’as une pancréatite aiguë, c’est ça ? Ton foie t’a lâché ? Tu as décidé de changer de camp ? Tu nous lâches pour devenir un sportif végétarien ? Vas-y, explique-nous pourquoi tu t’en vas méditer dans un monastère tibétain pendant trois ans ! Mec, je ne te reconnais plus ! ». Et c’est triste. Même si, bon, j’exagère peut-être un peu… (Rires)

     

    Instant City : La maturité : Le ton oscille entre jeunesse et maturité.

    Ulysse Terrasson : C’est ce qui m’amusait dans le livre, justement. Tout cela découle du concept initial : la crise de la vingtaine. Ce passage entre l’avant et l’après vingt ans. Les personnages, et le héros tout particulièrement, jonglent entre ces deux états d’esprit : la jeunesse insouciante, la vieillesse plus sérieuse. Et comme le passage n’est pas évident, Ulysse est sujet à quelques égarements. Avec son père et sa petite sœur, par exemple. S’il est dans le jugement, s’il regarde tout ce beau monde de haut, c’est parce qu’il ne se sent proche d’aucun d’eux. Il n’est pas encore un adulte comme son père, il n’est plus vraiment un jeune comme sa sœur. Il est perdu, complètement perdu. « Plein de Promesses », j’ai essayé d’en faire l’histoire d’un peu tout le monde. De ces gens qui, comme moi, ont enclenché le pilotage automatique une fois entré dans le système scolaire. Ces gens qui sont passés, sans réfléchir, de l’école primaire au collège, du collège au lycée, du lycée à la fac. Ces gens qui, d’un coup, au moment où il faut trouver un boulot, regardent avec nostalgie le passé, les anniversaires surprises, les premiers amours, le temps où c’était plus simple. Quand ils mouraient d’impatience d’avoir 18 ans pour quitter leurs parents, pour enfin être libres, et qui découvrent, quand ça arrive, quand enfin ils ont atteint le stade de liberté qu’ils croyaient absolu, que ce n’étaient rien d’autres que des fantasmes, des attentes cristallisées sur un chiffre, que les choses ne seront pas aussi simples que prévues…

     

    « Mon avenir est chaque jour un peu plus tracé. » (p. 102)

     

    Instant City : L’appartement et la fin des études : deux symboles forts du passage à l’âge adulte.

    Ulysse Terrasson : Carrément. Avant, il y a les journées de cours et le dodo chez les parents. C’est inscrit en soi, parce que ça a toujours été comme ça. Et puis après, boum ! Plus de journées de cours, plus de dodo chez les parents ! Plus rien. Et dans le livre, Ulysse souffre de ce plus rien. Il pensait que sa vie démarrerait à ce moment-là. Et il découvre qu’en réalité, elle s’arrête. Ses amis partent dans d’autres villes, pour leurs études. Son amoureuse veut qu’ils emménagent ensemble. Il n’a jamais vraiment décidé de ce qu’il fera quand il sera grand : et voilà qu’il l’est, grand. C’est vraiment un passage, un pont, entre deux mondes que sont la jeunesse et l’âge adulte. Et si Ulysse refuse de traverser ce pont, il voit aussi tout le monde s’occuper à le franchir. Et même lui dire : « Hé, mec ! Tu viens ? ». Et il comprend que rester jeune, ce sera peut-être rester seul. Et il n’en a pas tellement envie, finalement…

    Ulysse est quelqu’un d’un peu passif. Il attend que le monde lui apporte le bonheur plus qu’il ne part lui-même à sa recherche. Il est enchaîné à tellement de choses, quand on y pense : son pote, ses parents, sa chérie. Il a besoin d’apprendre à transcender tout ça. Il a besoin d’apprendre à devenir lui-même. Et c’est ce que raconte le roman : comment il y est parvenu. Comment il a perdu beaucoup de choses : des amis, des amours, des emmerdes. Mais aussi comment il en gagné d’autres : un père, un livre, une meilleure compréhension de lui-même. Bref, comment il est devenu adulte. C’est-à-dire : comment il a traversé le pont, vers une nouvelle vie pleine de promesses…

     

    Instant City : Vous avez répondu à beaucoup de questions. Quelle question n’aimez-vous pas que l’on vous pose ?

    Ulysse Terrasson : Je suis comme tout le monde. Quand j’entends : « T’as l’air fatigué, aujourd’hui. Tout va bien ? », ça n’est pas vraiment du miel pour mes oreilles… Mais sinon, je ne sais pas. Je n’ai absolument aucune idée. Euh, celle-ci peut-être ? (Rires)

     

    Instant City : Quelle question ne vous pose-t-on jamais alors que vous auriez aimé y répondre ?

    Ulysse Terrasson : J’aimerais bien qu’un jour quelqu’un vienne me voir pour me demander : « Tu veux boire une bière avec Dieu ? » Alors je répondrais : « Ouais, grave. » Et on me dirait : « C’est bon. Il t’attend dans son bureau. ». Je serais curieux d’avoir une conversation avec le Grand Bonhomme. Enfin, s’il existe. Enfin, même s’il n’existe pas, je serais curieux… Ah, vous vouliez dire : au sujet de mon livre ? Oh, mince… (Rires)

     

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