Catégorie : Interview

  • Jim, interview fleuve…

     

     

    On ne présente plus « Une Nuit à Rome », cette saga en quatre tomes éditée chez Grand Angle et dont le premier opus est paru en 2012. Instant City avait déjà rencontré son auteur et dessinateur, Jim, pour une première interview en 2015. Le temps passe… Il passe aussi pour Marie et Raphaël, qui dans le premier cycle (tomes 1 et 2) avaient quarante ans et qui en ont maintenant cinquante (deuxième cycle, tomes 3 et 4).

     

    Pour ceux qui ne connaissent pas la saga, Marie et Raphaël se sont aimés lorsqu’ils étaient tous deux étudiants aux Beaux-Arts, et se sont promis, avant que la vie ne les sépare, de se retrouver pour une seule nuit, à Rome, le jour de leurs quarante ans. Et de renouveler leur promesse pour leurs cinquante ans.

    A Instant City, nous étions très curieux de savoir comment les personnages allaient évoluer entre : que sont-ils devenus ? Où en sont-ils dans leur vie ? Est-ce que Raphaël est resté fidèle à Sophia ? Est-ce que Marie a enfin trouvé un homme qui lui aura donné envie de rester ?

    Nous étions aussi désireux et heureux de retrouver un auteur, Jim, son univers, ses personnages, son trait, sa bande de copains. Car à côté des histoires d’amour des personnages principaux se raconte aussi toute l’évolution d’un groupe d’amis qui traversent le temps. Ce temps qui se fixe sur des objets, des décors, des changements d’atmosphère.

    Et puis nous étions, comme tous les lecteurs assidus de la série, fébriles de savoir de quelle manière Marie aurait physiquement vieilli sous le crayon de Jim. L’écriture scénaristique du second cycle a dû être extrêmement délicate. L’auteur aura-t-il osé vieillir Marie ou sera-t-elle restée une icône pop éternellement jeune et jolie ? Et Raphaël ? Comment le dessin rendra-t-il son vieillissement ? Aurons-nous affaire à de « vieux beaux » ou Jim aura-t-il osé en faire des gens ordinaires comme vous et moi ?

    On imagine bien les voir se retrouver plus mûrs, plus stables, plus ancrés dans leur vie, plus heureux et épanouis, autour d’un verre, d’une table de restaurant, juste pour partager un repas, riant et discutant à tout rompre, rattrapant dix ans de vie sans nouvelles. Puis décider d’un simple regard entendu de s’en tenir là et de se dire au-revoir en bons amis.

    De nombreuses questions taraudent ainsi les amoureux de la saga : on se demande si on va repartir sur un nouveau rendez-vous à soixante ans ou pas. Sans doute que non, on imagine bien que ce serait un peu redondant. Mais alors, comment va se terminer cette histoire ? Quelle fin suffisamment inattendue pour réussir à surprendre les fans de la BD tenus en haleine depuis huit ans ?

    C’est très intéressant de voir de quelle manière chacun d’entre nous aura sa propre imagerie de la scène de retrouvailles. Vont-ils se revoir, vont-ils s’aimer ? Vont-ils enfin se mettre en couple ?  autant de scénariis possibles que de lecteurs.

    Voilà, à notre avis, le plus grand défi que Jim avait à relever : faire vieillir Marie, vraiment, et proposer un scénario suffisamment surprenant et original. Une fin digne de Marie, en somme !

     

     

     

    L’INTERVIEW-FLEUVE

     

    IC : Bonjour Jim. Alors ça y est, c’est fini…. Vous venez de boucler le cycle 2 (tome 4) de la saga « Une Nuit à Rome » ?

    Jim : Eh oui, la parenthèse se referme. J’avoue ne pas avoir le sentiment de les quitter parce que j’en ai fait le tour, mais parce qu’il serait étrange de lier sa vie d’auteur à deux personnages… Besoin et envie de raconter d’autres histoires. Et puis, la force de cette histoire, c’est ce morceau de vie, ce sont les questionnements autour de leur promesse d’origine…

     

    IC : Est-ce que vous pouvez nous retracer un peu la chronologie de cette saga ? Comment ça a commencé, ce qu’il s’est passé durant ces huit années ?

    Jim : « Une Nuit à Rome » est né de mon intérêt pour les films français sensibles, ce type d’histoires… et d’une envie de me dépasser graphiquement, après quinze ans de dessin humoristique… j’avais envie de découvrir d’autres façons de faire…

     

    IC : Qu’est-ce que ça fait de mettre le dernier coup de crayon à une histoire qui dure depuis huit ans ?

    Jim : Un album, c’est deux ans… Là, j’avais surtout la problématique au jour le jour d’avancer mes planches, et de voir que je me rapprochais de la fin. Chaque album est une montagne à gravir, arriver à la fin est un vrai plaisir, on va enfin pouvoir voir si ce qu’on a prévu dans son coin touche les gens, les emporte, et les bouleverse… Tant qu’on est seul, c’est très théorique, on espère des ressentis proches du sien, mais on ne sait jamais vraiment. On espère, on se projette…

     

    IC : « Je redoutais un peu la fin de l’histoire. J’avais peur d’être déçu ou frustré » écrit Lys 1656 sur un site de vente. Racontez-nous toute la période de création du scénario de fin : avez-vous ressenti une grande pression liée à l’attente des lecteurs que vous pouviez imaginer et à votre volonté de ne pas les décevoir ?

    Jim : L’enjeu était énorme, une mauvaise fin pouvant gâcher toute la série, finalement. Je ne cérébralise pas beaucoup. J’ai eu l’idée de cette fin, et je savais que c’était la fin. Comme si c’est quelque chose qui arrivait à des personnes réellement, et que je devais raconter ça. Il ne nous viendrait pas à l’idée de changer la vie des gens autour de soi, ce qui leur arrive est ce qui leur arrive. Et bien là c’est pareil, je raconte leur vie, comme si elle existait…

     

    IC : Avez-vous beaucoup échangé avec votre entourage pour recueillir leur avis ?

    Jim : Quand j’ai une idée, j’en cause, oui, toujours. Pas comme un test, mais qui vit dans mon entourage est obligé de partager mes emballements, donc je balance toujours les idées. Et je vois comment elles accrochent, effectivement. Souvent, on vérifie ainsi que c’est bien ressenti, si on a besoin de régler quelque chose. Je crois que je frotte souvent mon enthousiasme aux autres, qui sont des lecteurs possibles. Ainsi, je prends la mesure en temps réel.

     

    IC : Avez-vous changé plusieurs fois de version ? Pouvez-vous nous faire la confidence des autres fins que vous aviez imaginées et avec lesquelles vous avez hésité ?

    Jim : Absolument aucune autre (Rires). Si j’étais mystique – ce que je ne suis pas – je dirais que c’est comme capter des vies qui existent, et juste devoir les raconter. Je savais que c’est ce qu’ils devaient vivre, parce que c’était une pirouette, pas un happy end cul-cul, et que ça me semblait le sens de la vie… Les emmerdes ne sont jamais loin, il ne faut jamais baisser sa garde… et je savais que Raphaël avait déconné la nuit de ses cinquante ans. En réalité, il y a beaucoup d’éléments dans le tome 3 qui allaient dans ce sens… mais n’en disons pas plus pour ceux qui n’ont pas lu !

     

    IC : Quelle a été la décision la plus difficile à prendre ?

    Jim : Aucune idée, il n’y a pas de décision difficile à prendre quand on est instinctif. On sent que ça doit être ça. D’un point de vue graphique, choisir une couverture est sans doute la décision la plus difficile à prendre, car c’est se priver de toutes les autres options. Sur la couverture, Delphine et moi avons beaucoup cherché sur les couleurs, car elles ne venaient pas facilement…

     

    IC : De quelle idée êtes-vous le plus heureux ?

    Jim : L’idée de départ de la série. « A vingt ans, ils se sont promis de passer ensemble la nuit de leurs quarante ans. » C’est limpide, et ça va être difficile d’avoir une nouvelle idée comme ça. Et une page dans le tome 4 où Raphaël appelle sa maman. Les héros de BD ont rarement de parents, et je trouvais au contraire particulièrement intéressant de faire un point sur sa vie, et de penser à sa maman encore en vie. De s’arrêter, de la remercier, de la rassurer sur ce qu’on vit. C’est évidemment une façon pour moi de le dire à ma maman.

     

    IC : Quels retours avez-vous de votre public ?

    Jim : Je suis très serein, maintenant que le tome 4 est sorti, de voir combien il accomplit sa mission de clore la série. J’ai eu de très beaux retours de lecteurs. Il faut dire que j’ai ajouté vingt planches, je tenais à ce qu’il soit le plus complet possible, et à l’écrire sans avoir le sentiment de me restreindre narrativement. Je crois qu’il est bien plein, riche.

     

    IC : A la lecture des commentaires sur le net, il semble que le tome 4 apparaisse comme étant le plus « abouti », c’est un mot qui revient souvent.

    Jim : C’est une vraie chance. Ça veut dire que nous avons été dans la même direction, les lecteurs et moi. Personnellement, j’adore écrire les fins. Je trouve ça passionnant à écrire. Je réalise que jamais je n’ai écrit un album aussi vite, d’ailleurs. Je pense qu’il s’est écrit en quatre ou cinq jours. Mais en réalité, pendant toute l’écriture du tome 3, dès que j’avais des idées, je les notais dans un fichier que je ne relisais pas. À la fin du tome 3, j’ai réouvert le fichier, j’ai tout relu, et il a suffi d’agencer les idées, de trouver leur ordre, de faire les liens. Tout le tome 4 était là. En réalité, je l’ai écrit en cinq jours… et deux ans.

     

    IC : Finalement, l’amour, c’est mieux à cinquante ans ?

    Jim : Je ne crois pas. C’est mieux quand on est amoureux, surtout.

     

    IC : A la lecture des réactions des lecteurs, changeriez-vous quelque chose au scénario ?

    Jim : Ça c’est une vraie question que je ne me pose pas. Par flemme, et parce que l’idée est de ne pas y revenir, donc laisser les quatre tomes comme ça, et place aux projets futurs. C’est nettement plus emballant !

     

     

     

    IC : La ville de Rome tient une place encore plus importante que dans les trois précédents volumes. Des planches entières, absolument magnifiques, montrent la ville. Combien de voyages avez-vous effectué à Rome au cours de ces huit années ? Comment fonctionnez-vous ? Vous prenez des photos ? Vous allez sur internet ? Rome ne va-t-elle pas aussi vous manquer ?

    Jim : Rome ne sera jamais trop loin… J’ai dû aller six fois à Rome. J’ai fait beaucoup de photos effectivement, et réfléchi à l’histoire sur place. Certains éléments s’écrivent en fonction de choses vues, comme ce couple âgé en terrasse dans la lumière du soir. C’est une photo prise en marchant vers le festival BD de Rome où j’étais invité. J’aimais l’image, et elle m’a inspiré cette vision. Mais je vais essayer de ne plus trop aller à Rome, j’ai plutôt envie d’aller dans de nouveaux endroits, m’inspirant de nouvelles histoires…

     

    IC : Sète sert également de décor dans ce tome 4. Parlez-nous de cette ville et du lien qui vous attache à elle.

    Jim : Sète, c’est du copinage. J’habite à côté. Graphiquement, c’était intéressant, et géographiquement idéal, car sur le parcours, à mi chemin entre Paris et Rome. Je ne suis pas particulièrement attaché à Sète, en réalité, je me sens plus proche de Montpellier, qui est plus… ma ville.

     

    IC : Quelques bonnes adresses ?

    Jim : À Sète, je conseille le marché du dimanche matin, et quelques restos à ambiance type « La Mauvaise Réputation », quand mon ami Christian nous y embarque…

     

    IC : Un lecteur évoque, je cite, « des morceaux de musique emblématiques de l’époque, réalisant comme une bande-son de l’histoire » (Commentaire de Bdotaku). Parlez-nous des ces morceaux de musique choisis.

    Jim : Dans le tome 1, j’ai placé quelques titres emblématiques, comme Gerry Rafferty… C’est plus un jeu personnel, comme quand j’évoque l’âge d’Étienne Daho, qui m’a toujours paru un grand frère symbolique. Je me souviens de mon effroi quand j’avais vingt ans, de découvrir qu’il en avait trente. Je le trouvais si proche de mon univers, et en même temps, qu’il ait dix ans de plus que moi me paraissait incompatible… mon Dieu, c’était un vrai adulte, déjà…

     

    IC : Que restera-t-il de cette tranche de vie ? Pouvez-vous nous citer quelques « meilleurs » et « pires » souvenirs liés à cette aventure ?

    Jim : Je ne crois pas avoir de pire souvenir, je n’en vois aucun, en tout cas. Les meilleurs sont liés aux rencontres, aux visages, au gens, au plaisir d’avoir touché certaines personnes, la façon d’en parler, d’être attaché à cette histoire, le lien qui s’est créé entre Marie, Raphaël, et eux. Souvent, les lecteurs ont le sentiment de me connaître en venant vers moi en dédicace, car nous avons partagé quelque chose en commun. Jeté un même regard sur certains éléments de la vie, sans doute ?

     

    IC :  Il suffit de regarder un peu votre page facebook pour comprendre qu’ « Une Nuit à Rome » et Jim sont devenus deux éléments d’un même mythe, au point de ne faire plus qu’un. « Une Nuit à Rome », c’est une communauté de 3 750 followers, une saga qui dure depuis huit ans, des fans qui se retrouvent pour des dédicaces, des éditions spéciales (neuf albums différents pour quatre tomes), des fêtes, des rencontres, des chats entre lecteurs. En résumé, c’est plus qu’une BD, c’est un univers tout entier avec vos fans.

    Jim : En réalité, ce ne sont pas neuf albums différents, mais aujourd’hui dix-huit albums différents en langue française… sans compter les coffrets et les traductions à l’étranger. Oui, c’est assez dingue, ce qui se passe avec cette série, il y a un aspect magique, quand un tel pont se crée entre un public et une histoire.

     

     

     

    IC : Cet engouement, on le doit beaucoup au personnage de Marie et à vos dessins sexy à souhait. Elle est belle et plaît beaucoup. Posters, puzzles, mugs, sacs en toile, étiquettes sur une bouteille de vin ou de champagne, calendriers… On retrouve Marie sous toutes les déclinaisons.

    Jim : Le personnage de Marie a su toucher un public, et je suis régulièrement contacté par des gens qui souhaitent la décliner sur différents supports. Et j’avoue apprécier cette idée, c’est toujours un plaisir, si les produits sont de qualité. On a même poussé la vanne avec mon ami Gaston en faisant croire que des préservatifs Marie allaient sortir. Il avait fait un visuel avec un imprimé de Marie sur le latex, et je l’avais fait suivre sur mon facebook. Je me souviens qu’on nous a demandé à quels parfums étaient les préservatifs. La réponse « Parmesan et Mozzarella » a achevé de nous trahir… (Rires).

     

    IC : Dans combien de pays la BD a-t-elle été traduite ? Comment se vend la saga à l’étranger ?

    Jim : Néerlandais, Espagnol, Italien, Allemand, Croate… Maintenant que la série est complète, j’espère qu’elle va s’exporter davantage…

     

    IC : « Une Nuit à Rome », c’est aussi une affaire de famille. Vous rédigez le scénario, dessinez les planches. Votre épouse, Delphine, coloriste, met en couleur et prête ses traits à l’héroïne. Votre fils, Ulysse, transcrit la BD en roman. Votre frère Philippe a co-écrit avec vous plusieurs courts-métrages. Vous avez aussi une fille, Emma. Cela vous agace-t-il que l’on vous parle d’une affaire de famille ou au contraire, êtes-vous ravi de pouvoir travailler en famille ?

    Jim : Ce n’est pas un choix, c’est venu comme ça. Au plus simple. Après, j’ai dû travailler avec une trentaine d’auteurs, et tous n’étaient pas des cousins éloignés, je vous rassure (Rires). Mais parfois, des rapprochements se font naturellement, c’est le cas ici. J’ai souvent embarqué des amis et des copains dans des projets, c’est surtout lié à un talent précis, à l’envie, et à la disponibilité le moment venu. Il est clair que pour adapter le récit en roman, Ulysse était idéal.

     

    IC : Parlons cinéma, votre autre passion.

    Jim : J’avoue avoir un petit penchant pour les acteurs et les images qui bougent avec du son, oui.

     

    IC :  Lors de notre dernière Interview en 2016, vous nous disiez que 2017 serait l’année des tournages. Vous aviez plusieurs projets en cours. Vous parliez d’une co-réalisation avec Stéphane Kot, d’une autre avec le réalisateur Bernard Jeanjean et d’une adaptation de votre BD en deux tomes, « L’érection ».

    Jim : Eh bien nombre de ces projets sont toujours dans les tuyaux, mais ont changé de producteurs, ou sont en recherche de réalisateur… et j’envie l’optimisme que j’avais en 2016, qui prenait des couleurs de naïveté ; mais le monde de la BD donne de mauvaises habitudes, on signe avec un éditeur, on sait que l’album va sortir. On signe avec un producteur, lui-même ne sait pas si le film se fera un jour. En 2020, j’ai donc progressivement appris à ne plus la ramener sur les projets en cours, et j’essaie de n’en parler que lorsqu’ils sont du présent.

     

    IC : En 2016, il y a eu aussi l’adaptation au cinéma de votre BD « L’invitation », un film de Michaël Cohen avec également Nicolas Bedos.

    Jim : Un joli film, très fidèle à la BD et une rencontre formidable avec Michael, une bien belle personne.

     

    IC : Le film a fait combien d’entrées ?

    Jim : Je n’ai pas de chiffres, mais bien trop peu. Ça m’a permis de voir de l’intérieur combien le jour J des sorties dépend de la distribution en salle, de la distribution des acteurs, du budget alloué, de la concurrence en face, du désir simplement des spectateurs, de la météo, et que les films ne sortent pas tous logés à la même enseigne.

     

    IC : Quels ont été, côté cinéma, après la sortie du film « L’invitation », les retours positifs et négatifs pour vous en tant qu’auteur et scénariste ?

    Jim : Je ne crois pas qu’il y ait eu de lien. Il eut fallu que ce soit une tempête au box office pour parler de changement, mais là il n’y a pas eu de tempête.

     

    IC : Quels sont vos projets côté cinéma ?

    Jim : « Une Nuit à Rome » est toujours dans les tuyaux, « L’érection » aussi. « Détox » aussi. Et je travaille sur deux scénarios, dont un en tournage, « Belle Enfant ». Ce sera mon premier film, et c’est une très belle aventure. Mais même en le tournant, je n’en dirai pas plus, tant que ce n’est pas fini. La prudence reste de mise, pas d’effet d’annonce. Juste le nez à hauteur du guidon, et nous travaillons avec l’équipe.

     

    IC : Côté BD, vous avez démarré un projet avec Antonin Gallo : « Détox ». Le tome 1 est sorti en 2019, le tome 2 cette année. L’histoire de Mathias d’Ogremont, un chef d’entreprise hyper actif qui part pour une cure de désintox, sans smartphone ni connexion.

    Jim : Inspiré par mon ami Christian, qui a vécu un stage détox. Il y avait deux solutions, le suivre et aller vivre un stage détox pour essayer d’approcher ces sensations, ou… faire deux albums de son expérience, et me l’approprier en restant tranquillement chez moi (Rires). C’est aussi la découverte du travail avec Antonin Gallo, qui a été un magnifique partenaire sur ces deux albums.

     

    IC : Est-ce que c’est facile de passer à autre chose, ou bien Marie restera t-elle toujours présente dans votre vie finalement ?

    Jim : Je travaille beaucoup sur « Belle Enfant », et c’est donc très facile de passer à autre chose. Mon souci actuel est que le film me prend tout mon temps, et m’empêche de me relancer dans un autre projet BD (hormis « L’étreinte », un projet que nous travaillons avec Laurent Bonneau au dessin).

     

     

     

    IC : Peut-on dire que Marie, c’est LA deuxième grande rencontre de votre vie ?

    Jim : On peut le dire, même si c’est un peu sentencieux, non ? C’est une création, un personnage de papier… mais il est clair qu’il y a un avant et un après sa création… mais j’espère bien faire de nouvelles belles rencontres de papier prochainement… !

     

    IC : « Raphaël et Marie vont beaucoup me manquer »  commente Arnaud V. Certains fans réclament, non pas une suite, mais un prologue : un cycle qui raconterait les jeunes années d’étudiants aux Beaux-Arts de Marie et Raphaël.

    Jim : Si j’écoutais les fans, je ferais une suite, c’est ce qu’ils me demandent en dédicace… L’idée de leur rencontre à vingt ans, c’est plutôt une idée perso. Comme un pied de nez, une façon de ne plus avoir à dessiner Marie âgée. On a ce pouvoir, donner à vivre des personnages sans être prisonnier du temps, comme nous le sommes dans la réalité. Pourquoi s’en priver ? C’est surtout l’idée de parler de la jeunesse dans les années 80, 90, comme une sorte de manifeste anti-nostalgie. Je ne pense pas que c’était mieux avant, j’aime les téléphones, j’aime qu’on puisse filmer en 4K, avoir des GPS pour se retrouver, des ordinateurs…

     

    IC : Quelle est la question qu’on ne vous a jamais posée en interview et à laquelle pourtant vous auriez plaisir à répondre ?

    Jim : Je crois bien que ce n’est pas celle-ci, et j’avais dû essayer de m’en tirer également par une pirouette (Rires).

     

    IC : Et pour finir, comment imaginez vous la suite ?

    Jim : La suite en général ? C’est compliqué comme question. J’aimerais surtout garder le goût d’inventer des histoires, que ça ne me quitte pas. Que le plaisir soit toujours là, ce plaisir amateur de tester des choses. C’est curieux, c’est comme si certaines personnes savaient profiter de la vie, de l’instant présent… et d’autres la regardent, un petit pas à côté, se disant que la raconter, ou s’en inspirer, ça peut donner des choses insensées…

    En avançant en âge, le nombre de livres à faire diminue. Trop de livres à écrire et si peu de temps à venir… Longtemps, je suis parti comme un chien fou : une idée m’amusait, je la développais en BD. Maintenant, je vais faire encore quoi ? Dix ? Vingt livres ? Une part d’innocence a disparu, je n’ai plus envie de partir comme un chien fou sur un livre qui prendrait la place d’un autre…

    J’aimerais aller vers des récits qui touchent vraiment les gens, aller plus droit vers l’intime, les ressentis importants, ceux qu’on tait… Je suppose que ce sont des questionnements qui touchent tous les quinquas, aller à l’essentiel. On commence à être chatouillés par l’urgence… J’ai le sentiment d’avoir une chance folle, je fais des projets qui me plaisent, et j’ai la chance d’avoir des lecteurs qui me renvoient beaucoup en retour. Si ça peut juste continuer…

    J’aimerais arriver à un 50/50 BD et Ciné, est-ce que ce sera le cas ? Je ne sais pas. J’y travaille, mais comme dit le petit sage vert : « difficile à prévoir… Sans cesse en mouvement est l’avenir… ». Alors on fait ce qu’on a à faire et on attend. Et on verra bien.

     

    Jim c’est aussi :
    Un cœur qui bat…

    Des livres coups de cœur :
    Je lis soit des livres de développement personnel, soit des livres de cinéastes ou d’acteurs…

    Des sons coups de cœur :
    Boum-boum, boum-boum.

    Des films coups de cœur :
    « Juste un Baiser », encore et toujours. Et la série « Succession », pur bonheur. Et tellement d’autres !

    Un apéro coup de cœur :
    Le prochain…

    Un plat coup de cœur :
    À huit ans, mon cousin Laurent, du haut du plongeoir. Une belle envolée pourtant, on y croyait tous très fort. Et puis plaf. Le ventre a tout pris. Il est ressorti de la piscine mort de rire, et je crois que ça reste le meilleur plat qu’il m’ait été donné d’apprécier. Avis de fin gourmet…

     

    Propos recueillis par Anne Feffer

    Photos utilisées dans l’article avec l’aimable autorisation de © Jim Thierry Terrasson

     

     

     

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Bande Dessinée : Une Nuit à Rome (2012) » (24 juillet 2015)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Jim, de la bande dessinée au cinéma » (05 septembre 2015)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Jim, les coulisses de la création » (16 mai 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Michael Cohen, l’invitation » (19 mai 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « L’érection selon Jim » (02 juillet 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Ulysse Terrasson, un auteur plein de promesses » (26 mai 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Jim et Hubert Touzot, exposition croisée à la galerie Octopus » (14 décembre 2018)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Ulysse Terrasson, l’interview Nuit à Rome » (30 juillet 2020)

     

     

     

  • Hubert Touzot : L’Interview Pudeur

     

     

    Ça ne vous aura probablement pas échappé, mais nous publions chaque lundi, depuis juin 2020, un épisode du récit d’Hubert Touzot, « La Pudeur ». Et vous avez pris l’habitude de voir passer régulièrement ce nom à Instant City. En effet, le photographe, à qui nous avions consacré un portrait en septembre 2015, est l’un de nos plus fidèles contributeurs. Il nous fait partager sa passion pour le cinéma, la mode ou la musique, et nous fait maintenant l’honneur de nous faire découvrir en exclusivité son premier récit. 

     

    Comment vous est venue cette envie d’écrire sur vous ou ceux qui vous ont côtoyé, sans passer par des personnages fictifs et inventés ? Et comment avez-vous appréhendé votre propre vie en essayant de ne jamais vous épargner ?

    Depuis que je suis enfant, j’ai toujours gribouillé, sur des coins de cahiers, des bouts d’histoires, des poèmes, des phrases comme ça, des trucs que j’avais sur le cœur. A différents moments de ma vie, j’ai essayé de mettre tout ça en forme, d’après ce grand verbatim. Mais à chaque fois que je relisais, je me disais que cela ne pouvait intéresser que moi-même et ma petite personne contente d’elle.

    Mais c’est lorsque je suis arrivé à Paris, justement comme je le raconte dans le livre, que j’ai repris cette idée d’écrire mes états d’âme de jeune gay provincial. Là encore, j’ai finalisé un petit livre que j’ai fait lire à droite et à gauche, pour finalement le ranger soigneusement dans un tiroir. Bref, tous les dix ans environ, je suis revenu sur « ces mémoires » en jachère, en y ajoutant de nouvelles péripéties, de nouvelles rencontres. Enfin, il y a environ un an, j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes et de terminer une bonne fois pour toute ce que j’avais entamé il y a un peu plus de quarante ans. En l’état, « La Pudeur », c’est un peu ma vie non rêvée, non fantasmée et exprimée de la façon la plus naturaliste, la plus crue possible, avec cela dit un principe de collage et d’impression. Comme une grande malle ou je retrouve des tas de choses que j’avais oubliées.

     

    Écrire un roman autobiographique, lorsqu’on n’a rien accompli de vraiment spécifique ou extraordinaire, risque de plus tenir de l’exercice vaniteux, autocentré et assez vain, non ?

    Oui, c’est sûr, et surtout quand on ne s’appelle ni Yann Machin ni Raphaël Truc, qui quant à eux trouveront forcément un échos favorable et toujours des lecteurs de leurs tocades. Mais là, c’est un parfait inconnu qui vient se répandre, avec des non-événements et des anecdotes banales, si ce n’est qu’il est homosexuel à Paris, dans le début des années 90. C’est probablement le seul attrait « exotique » à mettre au crédit de ce récit d’apprentissage. Après, je ne serais pas un super vendeur, pour mettre en avant ce qui m’est arrivé jusqu’alors, en prétendant que j’ai fait des trucs de dingo. Il faut plutôt se laisser porter par les mots et les affects du personnage. Il faut oublier d’être présomptueux et croire juste à ce que l’on écrit.

     

    En quoi cette histoire peut-elle constituer quelque chose de pertinent à raconter, outre son contexte et les orientations sexuelles du personnage principal ?

    Il y a tout un pan d’une époque, qui n’est pourtant pas si reculée, mais qui n’a plus rien à voir avec ce que l’on vit aujourd’hui. Rien que pour cela, c’est vrai que ça peut être drôle à lire, comme une espèce de voyage dans le temps. Et justement, cette histoire du temps est très importante à mes yeux, dans la mesure où j’ai toujours avancé très lentement par rapport à tout ce qui m’entourait. Non pas que je sois une sorte de nostalgique indécrottable qui ne voit sa vie que par le prisme du passé, mais j’ai une vision très personnelle de tout cela, en particulier de ces lois physiques qui nous régissent. Je pense qu’on a besoin du passé pour avancer et que l’on peut se servir d’éléments pour colmater des brèches du futur. Tout se rejoint. J’apporte donc beaucoup de détails à relater toute une époque.

     

    Le personnage est tour à tour dépeint comme quelqu’un d’assez vain, égoïste, qui ne se soucie de rien d’autre que de son propre plaisir et de son bien-être. Comment peut-on s’attacher à lui alors que tous autour, ses amis ou sa famille, sont plutôt bienveillants à son égard ?

    C’est justement ça qui peut constituer tout l’intérêt de ce parcours de vie. Si j’avais présenté un personnage juste bien, gentil et compréhensif, l’ennui aurait guetté le lecteur au bout de cinq pages… Au contraire, la nature vaine et tournée sur lui va lui permettre de s’ouvrir finalement au fur et à mesure, et de s’accomplir.

     

    Vous agrémentez l’histoire de poèmes, qui viennent illustrer la fin de certains chapitres, comme s’il s’agissait de chansons. Quel était le but exact de cette démarche ?

    J’y verrais deux raisons. Comme je le disais au début, j’ai toujours écrit de la poésie. Dès que je faisais une rencontre amoureuse ou une rencontre tout court, me venaient alors des mots que je voulais chantants à mon esprit. Je voulais que ça voltige. Je l’explique d’ailleurs dans le livre. Tous ces poèmes pourraient à jamais dormir dans l’obscurité. Avec « La Pudeur », ça pouvait alors devenir comme une évidence. Puisqu’ils font partie intrinsèque de ma vie, il était donc normal qu’ils soient présents également.

     

    Tout se passe du point de vue du personnage principal, qui a une vision très ironique, très acide, du monde et de ses contemporains. On le sent en fait le plus souvent perdu, et il semble en manque de ce fameux amour qu’il recherche par-dessus tout. C’est un garçon très complexe et difficile d’accès dans sa compréhension. Pensez-vous malgré tout qu’il soit semblable à bon nombre de gens ?

    Oui, j’en suis persuadé. On est tous là sur terre, avec nos desiderata, nos envies et nos rêves. On recherche tous la même chose, à savoir le bonheur ; être heureux et que la chance soit toujours de notre côté… Seulement, si on est un peu plus perplexe que la moyenne, on va vite se rendre compte que le monde est un vaste champ de mines. Deux solutions vont alors s’offrir à vous, pour souffrir le moins possible et ne jamais être déçu. Soit vous avez un talent certain pour la manipulation, pour toujours arriver à vos fins, ou bien vous êtes lâche face à l’adversité et vous vous contenterez de jouer avec la mauvaise fortune, en étant éternellement le chevalier sans le sou, celui que l’on croise sur le bord de la route, mais avec un certain panache. Alors, il vous reste la franchise et l’honnêteté.

     

    Le thème de l’homosexualité est traité de manière assez brute, sans excuse ni complaisance, ni même de quelconque volonté de victimisation du personnage. Pensez-vous qu’aujourd’hui, on puisse se moquer de tout et de tout le monde, ou porter des avis tranchés, pour ne pas dire péremptoires, sur le sujet, à l’heure de l’émotion à outrance et des associations fustigeant le moindre avis négatif sur la question ?

    Étant le premier concerné par ce sujet, oui, je m’accorde le droit de me moquer d’abord de moi-même, mais également de mon entourage et de tous les cercles que j’ai pu côtoyer lors de mes pérégrinations… Et puis ce milieu n’est pas un monde de bisounours. Les gens que l’on croise sont sans pitié aucune. Mais tout ça, c’était dans les années 80-90. La soupape de sécurité, c’était l’auto-dérision. Depuis quelques années, on note un gout prononcé pour la victimisation à outrance. Ce que l’on appelle les minorités sont traitées avec de la Cajoline. Des mots sont devenus interdits, tabous. Que vous soyez désormais « différents », cela vous donne un statut d’intouchable, de rareté. On a l’impression ces derniers temps d’évoluer dans un immense magasin de porcelaine.

     

    Dans le livre, on note de nombreuses références, qu’elles soient musicales, cinématographiques ou encore littéraires. Est-ce une manière de présenter le personnage comme quelqu’un qui ne s’accepte pas à part entière, et qui a besoin de se réfugier sans cesse dans un imaginaire qu’il s’est construit au fil du temps ?

    Ce name-dropping justifie à lui seul tout le personnage, qui est toujours à côté de la plaque. Tout ce qu’il lit, voit ou écoute, lui sert de carburant. Dans chacune des situations évoquées, il y a soit un poème qu’il a écrit, soit une référence culturelle qui vient illustrer ce qu’il ressent. Il y a presque une forme d’autisme Asperger dans sa démarche. C’est comme une solution aux problèmes. Il se protège ainsi.

     

    Nous évoquions précédemment les poèmes qui jalonnent le récit, comme s’il s’agissait de chansons. Vous mettez également en avant de nombreuses musiques, pour illustrer certaines situations, avec les références exactes, comme pour inviter les lecteurs à aller aussi écouter les morceaux en question. Est-ce que vous tentez là un concept qui serait le roman-comédie musicale ?

    Pourquoi pas ? Plus qu’un ton littéraire, je pense que le livre se rapproche davantage d’un scénario de film. C’est vrai que je ne laisse pas beaucoup de liberté d’imagination au lecteur. C’est peut-être un peu trop pré-mâché. Je ne sais pas, ça peut s’avérer frustrant, à la longue. En tout cas, on ne pourra pas venir me reprocher mon manque de détails. Mais il y a un ton, c’est sûr, emprunté à ces récits pour la télévision ou le cinéma, dans lesquels on casse le 4ème mur, à l’image par exemple de la mini-série « Flea Bag », où l’héroïne n’a de cesse que de s’adresser au spectateur, comme aux autres personnages de la fiction. A vrai dire, ça n’était pas voulu, puisque j’ai découvert cette série vraiment très récemment.

     

    Y a-t-il beaucoup de choses inventées dans ce récit, ou est-ce que tout est vrai, dans la chronologie présentée ?

    Tout est vrai, avec cependant quelques infimes libertés prises ici et là. J’ai inversé deux ou trois trucs, mais personne ne va venir me faire un quelconque procès là-dessus, ou alors ça pourrait signifier que des forces extra-terrestres me surveillent bel et bien depuis le début. Je vais commencer à flipper… Tous les personnages existent ou ont existé, et ce sont le plus souvent leurs vrais prénoms qui sont mentionnés, à deux ou trois exceptions près…  Mais « le chapitre caché » est quant à lui évidemment totalement inventé.

     

    Eu égard à la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui, est-ce qu’écrire fait encore sens ? Hormis l’aspect cathartique, que peut-on encore attendre de l’exercice ?

    Pour celui qui écrit, il y a forcément une envie d’en découdre avec lui-même, un bras de fer avec son égo, afin de déterminer celui des deux qui est le plus apte à tenir la barque. Pour le lecteur et ce qu’il va entreprendre de lire, c’est une forme de voyeurisme. Personne n’est dupe et chacun va venir trouver ce qu’il veut y trouver… Entre l’exercice psychanalytique, le matériau journalistique qui tient lieu de marqueur de la société à l’instant t, ou juste des évènements croustillants qu’on a toujours envie de connaître, sans avoir à passer derrière le gros rideau rouge.

     

    Après avoir parlé de soi, a-t-on encore quelque chose à dire ?

    Oui, bien-sûr, tout le reste. Des tas d’histoires sur les autres, surtout. Une fois achevé cet exercice du « je est un autre », on est tranquille et on est enfin légitime, pour aller se défouler sur le reste du monde.

     

    Vous êtes également passionné de photo. Quel pont pourriez-vous justement construire entre la photographie et l’écriture ?

    Euh non, avant d’être passionné, je suis surtout photographe. Et ça n’est pas tout à fait pareil… En ce qui concerne mon approche de la photo, là encore, il y a des velléités de raconter des histoires, des récits. C’est la passerelle idéale tendue vers le cinéma, cette fois-ci. On tente par la photo de soumettre une émotion, de transmettre des sentiments et des réactions fortes. On peut dire que oui, je suis passionné de cinéma, parce que je vois beaucoup de films, que j’aime en parler, et à défaut d’essayer d’en faire, je cherche par d’autres moyens de faire exister cette passion. Mais la photo n’est en revanche pas une passion. Non, je fais de la photographie…

    C’est là toute mon ambition et pas seulement que l’on dise de mes photos : « Oh, c’est joli ! », comme si j’étais en train de m’amuser. Je trouve d’ailleurs cette expression inepte, et employée  dans ce contexte, cela renvoie à un travail assez vain. On résume votre boulot par un « Que c’est mignon, ce que tu fais ! ». Même si demain, je prenais des chatons dans un panier avec des rubans, je ferai en sorte que le résultat ne soit pas joli mais que ce soit beau, fort, puissant… Que mes chatons aient de la gueule et de la fierté. Les gens qui parlent de votre travail avec ce genre de vocabulaire ne vous veulent pas que du bien. Dire de quelqu’un ou de quelque chose que c’est joli, est en fait assez odieux.

     

    Dans « La Pudeur », vous êtes-vous censuré, ou interdit d’aborder certains sujets ?

    La saucisse. C’est un tabou chez moi… Euh… Sinon, je ne crois pas. J’ai oublié ou j’ai supprimé des choses, ou encore décidé de ne pas faire référence à certaines périodes, parce que le livre aurait été trop long. J’ai dû faire des choix mais je ne me suis jamais interdit quoi que ce soit. Il y a tous les passages avec ma mère ou mon père que j’ai essayé de retranscrire le mieux possible, sans verser pour autant dans la pornographie ou la complaisance. J’ai tenté d’être le plus « pudique » possible, car le dernier chapitre rebat justement les cartes et remet tout à plat. C’était en partie mon excuse pour ne pas devoir les affronter vraiment.

    J’ai donc plutôt opté pour l’apport fantastique. Certes, on pourra toujours me reprocher d’avoir botté en touche. Je n’aime pas trop les scandales et les trucs un peu fétides. Je préfère me salir moi, avec distance, plutôt que de jouer les procureurs bon teint avec les autres et surtout avec ma famille. Sinon, il y a un vrai travail sur la mémoire et il se peut que des éléments soient passés à la trappe de manière inconsciente. J’ai épargné beaucoup de gens en leur donnant le beau rôle, alors qu’à mon sujet, il y a eu ce travail masochiste qui a consisté à ne rien laisser passer. Personne ne le sera jamais vraiment [rire de Fantômas]…

     

    Que pensez-vous de votre vie, jusqu’à aujourd’hui ? Certes, on ne se refait jamais vraiment, mais avec le recul, y a-t-il des choses que vous auriez faites autrement ?

    C’est le sujet du dernier chapitre, justement, le fameux chapitre caché… Cela traite des échecs et des possibilités de modifier le cours du temps. Une vie se traduit par des tas de chemins et des rencontres qui interviennent. Il y a sur terre depuis toujours deux sortes d’individus : ceux qui vont provoquer les rencontres et les autres qui attendent que la rencontre se produise de manière fortuite. J’ai tendance à plutôt me placer dans la seconde catégorie. Je suis réactif mais incapable de mettre en branle une situation. J’ai énormément foiré les choses jusqu’à présent, que ce soit avec les gens qui m’entourent ou les évènements. Dans le genre, je suis un cas d’école. A croire que je le fais exprès…

     

    Des regrets ? Des remords ?

    Mais c’est toute cette histoire que je raconte justement !

     

     

     

  • Ulysse Terrasson : L’Interview « Nuit à Rome »

     

     

    Ulysse Terrasson vient de publier son second livre. Il s’agit d’une adaptation de la BD « Une Nuit à Rome », réalisée par son père, Jim, dont le tome 4 vient de paraître chez Bamboo Eds.

     

    On retrouve avec bonheur l’auteur de « Plein de Promesses », sorti en 2018, et son style à la sensibilité toute particulière, fait de chapitres courts et de formules poétiques, comme autant de concentrés d’humour, de tendresse et de douceur. Car Ulysse Terrasson est talentueux dans l’art d’exprimer l’intimité de ses personnages. Celui de Sophia en est la pleine illustration. L’auteur sait comme nul autre pareil amener le lecteur à comprendre de l’intérieur les agissements de ses personnages. Il ne décrit pas des faits. Il n’est pas dans l’histoire événementielle, cette forme d’histoire qui articule la narration et l’événement. Il s’agit d’une histoire qui se ressent et d’une narration qui se devine à travers l’intériorité des protagonistes.

    L’exercice d’adaptation est peu confortable et plutôt glissant. Un travail d’équilibriste entre la trame narrative, impossible à contourner, et le besoin de développer l’univers intime des personnages.

    Instant City a pris plaisir à retrouver cet auteur attachant pour une nouvelle interview très riche. Des retrouvailles après deux années trop longues à notre goût. Le temps qu’il aura fallu à ce jeune écrivain de 25 ans pour nous offrir de nouveaux moments de grâce par l’exploration d’autres personnages, avec ce don qu’a Ulysse Terrasson de nous faire voyager dans l’intériorité d’hommes et de femmes qui parfois nous ressemblent, parfois non.

     

    IC : Votre premier livre « Plein de Promesses » est paru il y a deux ans. Quel est le bilan de la sortie de votre premier livre ?

    UT : J’en garde le souvenir d’une expérience incroyable. On est toujours très heureux et très fier de voir son premier roman publié. Les ventes ont dépassé mes espérances. Bien que je ne m’intéresse pas tant que ça aux chiffres, mais plus à l’écriture et au travail en lui-même, c’est dingue de se dire qu’autant de gens ont acheté et lu le livre. J’ai reçu de nombreux retours positifs. « Plein de Promesses » est en quelque sorte devenu mon CV : je l’ai donné comme on donne une carte de visite. Cela m’a permis d’approcher les artistes que je chéris. C’était magique. Un livre, c’est beaucoup de travail, de patience, d’investissement, mais à la fin ça devient un produit dans une librairie et, si on a de la chance, un tremplin pour en écrire d’autres.

     

    IC : Que s’est-il passé durant ces deux années ?

    UT : J’ai déménagé à Paris avec mon amoureuse. J’ai fait des petits boulots. Je ne sais pas, j’ai joué au bowling… (Rires). Et puis, surtout, j’ai écrit. Beaucoup. Des nouvelles. De nombreuses nouvelles. L’intention n’était pas de publier, mais de découvrir, d’apprendre, d’expérimenter de nouvelles techniques d’écriture. Parallèlement à cela, j’ai démarré un gros projet dont la réalisation va nécessiter trois ou quatre ans de mise en place. Alors quand l’éditeur d’« Une Nuit à Rome » m’a contacté pour savoir si cela m’intéresserait d’écrire l’adaptation de la BD en roman, j’y ai vu l’occasion de faire une pause.

     

    IC : Justement, comment l’idée de cette collaboration père-fils est-elle née ?

    UT : Le tome 3 de la BD venait de sortir. Bamboo, l’éditeur, et mon père, l’auteur, voulaient faire un événement autour de cette fin de cycle : une adaptation au cinéma et un roman. Ils ont pensé à moi et j’ai accepté. C’est une histoire que je chéris depuis toujours. J’ai vu mon papa travailler dessus lorsque j’étais tout jeune adolescent. J’ai vu les planches, les doutes, j’ai parfois posé pour l’aider à dessiner certaines silhouettes. Bref, c’est devenu une histoire de famille : mon père s’occupe du scénario et des dessins, ma mère des couleurs, le fils du roman. Question : qu’est-ce que ma sœur attend pour y apporter son grain de sel ? (Rires). Au-delà de ça, les thèmes développés dans « Une Nuit à Rome » me touchent particulièrement : la nostalgie de la jeunesse, la difficulté d’être adulte. Le travail, la famille, l’amour : toutes les histoires tournent plus ou moins autour de ces trois sujets.

     

    IC : Le thème du père était déjà très présent dans votre premier ouvrage. Il revient sur le devant de la scène, avec cette adaptation faite par son fils.

    UT : Oui. Le thème du père était déjà, comme vous l’avez souligné, très présent dans mon premier roman. Parce que c’est un thème très présent dans la littérature : je pense à John Fante, je pense à « L’Odyssée », je pense à « Star Wars ». Ou parce que le cordon ombilical est difficile à couper… (Rires) J’ai la chance d’être le fils d’un artiste que j’admire. Alors, pourquoi me priver d’une telle collaboration ?

     

    IC : Quelle est la différence entre la BD et le roman ? Les lecteurs de la BD vont-ils retrouver dans le roman la même histoire, les mêmes textes ?

    UT : J’espère que oui. À vrai dire, j’ai essayé d’écrire deux romans en un : un pour ceux qui ont déjà lu la BD avant, un pour ceux qui ne l’ont jamais lue. Ce qui m’a intéressé, c’était de permettre à la première catégorie de lecteurs d’entrer dans la tête des personnages, d’en savoir un peu plus sur eux, d’apprendre à mieux les connaître ou, du moins, à les connaître différemment. Et puis, pour la seconde catégorie de lecteurs, de proposer un roman tout ce qu’il y a de plus indépendant. Une histoire, des personnages, des phrases… Un roman, quoi !

     

    IC : Comment avez-vous articulé texte original et roman ? Quelle est la part du texte issu de la BD et celle issue de votre propre créativité ?

    UT : Il a fallu avant tout faire preuve de méthodologie. L’avantage était que je connaissais la BD par cœur. Si « Plein de Promesses » était construit sur la base d’une série, avec tout un tas de petites unités, pour « Une Nuit à Rome », la base était davantage cinématographique. Il y avait un début, un milieu, une fin. Il y avait des exigences narratives. D’abord, j’ai retapé tous les dialogues sur mon ordinateur : en termes de volume de texte, ça faisait déjà un petit roman. Ensuite, j’ai découpé le texte en chapitres. J’ai établi un plan de l’histoire, scindé ses étapes, assimilé comment l’œuvre était construite. Je me suis arraché les cheveux. J’ai rajouté des choses, j’en ai supprimé d’autres. J’ai douté, j’ai arrêté de douter. Finalement, j’ai terminé. Si le roman s’inspire de la BD, je refusais d’en faire un simple copier/coller. Je pensais à Abdellatif Kechiche et à Ghalya Lacroix, absorbant le roman graphique de Julie Maroh, « Le bleu est une couleur chaude », pour en faire leur scénario de « La Vie d’Adèle ».

    Il y avait trois challenges à réussir, en gros. Le premier, c’était de traduire en langage romanesque ce qui forme l’essence du roman graphique : l’aspect visuel. Par exemple, au début de la BD, il y a chez Raphaël une peinture accrochée à un mur. Cette toile est censée dire son époque aux Beaux-Arts. Cette toile m’a beaucoup embêté, au début. Et puis, j’ai eu l’idée de cette boîte rangée dans un placard, remplie de son ancien matériel à peinture, en souvenir du passé, au cas où. Et paf, c’est devenu une idée littéraire, comme ça. Le second, c’était de faire en sorte que le lecteur s’attache à l’intimité des personnages, s’attarde sur leur intériorité, et en découvre quelque chose de nouveau, quelque chose de plus que dans la BD, parce que sinon à quoi bon en faire un roman ? Le troisième, enfin, c’était de réussir à jongler entre l’histoire, la vraie narration pure et dure qui n’a jamais été mon fort, et mes petites digressions, ces moments d’intimité ajoutés, durant lesquels on entre dans la tête des personnages, ce qui parfois ralentit l’action.

     

    IC : Certains lecteurs pourraient ressentir une rupture de style parfois, entre des chapitres plus narratifs et d’autres plus introspectifs. Les premiers plutôt liés à la BD et les seconds venant de vous. On sent selon les chapitres deux univers dans un même roman, deux écritures et deux sensibilités : la vôtre et celle de votre père.

    UT : Ah merde, pourtant je voulais qu’il n’y ait qu’un seul souffle… Mais c’est possible. Il y a deux écritures dans ce roman, même si j’ai essayé de n’en faire qu’une, comme on peut dire grosso modo qu’il y a deux styles d’écriture : l’écriture à l’américaine, dans laquelle on se focalise sur l’histoire, dont l’objectif est de pousser le lecteur à tourner la page, et l’écriture à la française, où ce sont plus les mots qui sont mis en avant, les petites phrases, les détails du quotidien… On ne lit pas vraiment Proust pour le scénario. (Rires)

    C’est dans ce cadre que nous avons élaboré le projet du roman « Une Nuit à Rome ». Parce que mon père a proposé dans sa BD une histoire visuelle, dont les dessins traduisent la sensualité, j’étais dès le début face à un obstacle : il m’était matériellement impossible de montrer le corps de Marie à chaque page – d’autant plus que je ne suis pas un grand fan des descriptions. Là où dans la BD mon père montre le côté femme fatale de Marie, mystérieuse et inaccessible, belle, je me suis dans le roman plus intéressé à l’intériorité de Raphaël face à elle, ce qu’il voit, ce qu’il croit comprendre et ce qu’il ne comprend pas. J’ai voulu raconter cette histoire autrement. Certains m’ont fait la réflexion, d’ailleurs. On m’a fait remarquer que la sensualité de Marie ressortait moins dans le roman que dans la BD. C’était un risque, qui découle du choix de me concentrer sur les sentiments des personnages. De m’intéresser moins au corps de Marie, mais à ce qui se passe dedans. D’exprimer sa vérité avec des mots, des détails, d’entrer dans sa tête, de pointer du doigt ce qui exprime son émotion, de l’humaniser en somme. J’ai voulu la montrer autrement.

     

    IC : Quelle a été votre moteur pour l’écriture de ce roman ?

    UT : Je me souviens que, quand j’étais petit, j’aimais beaucoup les romans « Star Wars ». Les films, je les connaissais par cœur, et pourtant j’aimais lire les romans ensuite. Mais pourquoi ? Je n’avais vraiment pas mieux à faire ? Qu’est-ce que je trouvais aux romans que je n’avais pas dans les films ? Je pense que c’est ça qui a été le plus fort moteur pour l’écriture de ce livre : redécouvrir l’histoire, à travers un angle différent. Le cinéma et le roman proposent deux expériences différentes : au cinéma, on reçoit le film d’un coup, dans sa globalité, alors qu’un livre, on le picore, un chapitre après l’autre ; finalement, c’est assez rare de le gober d’une traite. Dans une salle de cinéma, je ne fais pas de pause, je suis emporté dans le flot de l’action, de l’histoire, les images défilent sans me laisser le temps de souffler. Mais dans un bouquin, rien qu’en changeant de chapitre, je fais un break. Je me pose la question de continuer ou non. Devant un film, il n’y a que le film ; devant un livre, il y a moi et il y a le livre. C’est une expérience différente ; c’est une relation différente, même. Et j’aime ça. Et c’est pourquoi les novellisations se doivent de n’être pas tout à fait pareilles aux films « Star Wars », à la BD « Une Nuit à Rome ». J’ai fini par comprendre qu’il fallait traduire l’expérience d’un medium à travers les outils de l’autre. Et c’est ce que j’ai essayé de faire.

     

    IC : Quel est le personnage qui vous a le plus inspiré ?

    UT : Indéniablement, Sophia. C’est un personnage assez peu développé dans la BD, et pourtant je l’aime beaucoup, elle m’émeut profondément. D’ailleurs, le passage que je préfère dans le roman est celui où – spoiler alert – le train arrive à Fignac, Raphaël l’a laissée tomber, elle est seule avec son chat, et elle remarque son père qui l’attend sur le quai de gare, et… et stop : pour savoir ce qui s’y passe, lisez le livre ! (Rires)

     

    IC : Autant Marie est attachante dans la BD car elle est très belle, autant dans le roman elle apparaît plus comme une diva capricieuse et inconséquente. Est-ce comme cela que vous l’avez abordée ?

    UT : Pas du tout. Pour moi, Marie est un personnage en perdition, qui a besoin d’aide. J’ai de la compassion pour elle parce qu’elle ne sait pas très bien ce qu’elle fait. Je crois que Marie est le genre de personne qui, depuis son enfance, a toujours entendu et vu les gens s’extasier sur elle à cause de sa beauté. Elle a reçu tous les suffrages, toutes les attentions, mais parce qu’elle est belle. Et c’est terrible. Marie me touche parce qu’elle vit un genre de tragédie. Comment se défaire du « tu me plais parce que tu es jolie » ? Comment être plus que ça aux yeux des autres ? Prenons le début de l’histoire, par exemple. Elle se tient en haut d’une falaise et elle se jette dans l’océan. Mais pour quoi faire ? Pour en finir ? Pour fracasser sa beauté, ainsi se venger ? Pour ressusciter ? Mystère et boule de gomme… Selon moi, Marie n’est pas une diva capricieuse et inconséquente, c’est un être humain avec des failles, des regrets et de la peur. De la peur, surtout : la peur de vieillir. Et cette peur-là, je crois, c’est le fondement d’« Une Nuit à Rome ».

     

    IC : Une nuit à Rome pourrait donc être perçu comme un roman sur la crise de la quarantaine ?

    UT : Carrément ! (Rires) Marie et Raphaël se sont rencontrés à l’école des Beaux-Arts. Tous deux rêvaient d’être artistes. Marie est celle qui est restée la plus proche de ce rêve : elle est prof dans le milieu qu’elle affectionnait plus jeune. Raphaël, lui, est maintenant dans l’immobilier : il vend des appartements. Voilà grosso modo la situation initiale. Et puis, BAM ! Ils se retrouvent face à un choix : continuer leur vie normalement, avec tout ce que cela compte de routine, de pilotage automatique ; ou s’en aller, partir, et peut-être retrouver les anciennes sensations, la bouteille de rosé, la jeunesse perdue, le sexe sans l’habitude, les nuits blanches… C’est un choix d’autant plus difficile que, s’ils ont la nostalgie de leurs vingt ans, ils ont surtout quarante ans bientôt. Ils ont des vies bien engagées. Ils comprennent que ça va être tout le temps un peu ça. Que les surprises ont été remplacées par les responsabilités. Et ils ont peur. Et c’est ça, cette crise, qui est le thème central d’« Une Nuit à Rome ». Cette impression d’inachevé.

     

    Interview par Anne Feffer

    © Photo Ulysse Terrasson : Manon Caré

    © Photo à la Une avec l’aimable autorisation de Jim Thierry Terrasson

     

     

     

     

  • Boy George : L’Interview Taboo (2008)

     

     

    Avant l’arrivée de Leigh Bowery au Taboo à Londres au milieu des années 80, être un freak n’était pas forcément considéré comme une forme d’art. La pop star et Dj Boy George se souvient avec nostalgie de ces soirées mythiques où subversion, glamour et maquillage des corps de la tête aux pieds servaient de prétextes à la musique.

     

    « Habillez-vous comme si votre vie en dépendait ou ne vous dérangez pas », lançait Leigh Bowery en évoquant le dress code indispensable à ses soirées du jeudi au Maximus, près de Leicester Square à Londres. Nous étions en 1985, et le concept de Bowery allaient sortir la capitale britannique de sa torpeur et rendre aux nuits londoniennes leur splendeur d’antan.

    Le Taboo et sa faune radicalement subversive et étrange ne se sont pas seulement inspirés de l’androgynie ludique et décadente de la scène New Romantics émergeante, pour s’imposer comme l’un des courants les plus rafraichissants de la nouvelle scène londonienne ; ils ont pris cette esthétique romantique, l’ont plongée dans du plastique ou du vinyle, l’ont enroulée dans de la fausse fourrure, l’ont couverte de pied en cape de maquillage corporel, l’ont poussée jusqu’à la caricature délicieusement extrême et l’ont offerte en pâture à la piste de danse.

    En deux ans d’existence (1985-1986), avant que la police ne les interdise, les folles soirées du Taboo ont propulsé Leigh Bowery au rang de grand ordonnateur, seul être sur terre à même de définir à quoi la vie nocturne se devait de ressembler. Il inspira nombre de soirées devenues cultes, entre New York’s Campy, Bloody Version et Disco 2000.

    Boy George, qui a ensuite célébré Leigh et sa bande dans la comédie musicale « Taboo » en 2002, n’était pas seulement l’un des amis proches de Bowery, il était également un habitué de ses fêtes – un « homme d’état plus âgé », comme il se plaît à l’évoquer. Dans cet entretien datant de 2008 avec Mark Ronson pour « Interview Magazine », le musicien de 59 ans cette année se remémorait l’émergence de ces sous-cultures britanniques dans les années 80 et ces nuits tumultueuses où les seules règles en vigueur étaient qu’il n’y en avait pas…

     

     

    Mark Ronson : J’aurais préféré que nous puissions faire cette interview à New York, mais apparemment, ça n’était pas possible…

    Boy George : Non, ils ne me laisseront pas entrer aux Etats-Unis. [Rires]

     

    MR : Vous n’y êtes pas autorisé ?

    BG : Je dois faire face à certaines… comment dire… contraintes légales. Mais j’espère que l’année prochaine… [En 2008, Boy George était jugé à Londres, accusé d’avoir attaché, séquestré et battu un escort boy norvégien, Audun Carlsen, qui avait refusé d’avoir des relations sexuelles avec lui. Il était finalement condamné en janvier 2009 à quinze mois de prison ferme…]

     

    « La faune du Taboo était tellement heureuse de se retrouver gavée d’alcool, marinant dans son jus en fin de soirée. C’était antifashion à souhait, dans un sens. Ces gens étaient aussi obsessionnels que les New Romantics, mais paradoxalement, ils agissaient comme s’ils s’en fichaient. » (Boy George)

     

    MR : À quand remonte la dernière fois où vous êtes allé au Taboo ?

    BG : La dernière fois que j’étais là-bas, laissez-moi réfléchir… Ah oui, c’était quand j’ai balayé. [Rires] Est-ce toujours aussi propre ?

     

    MR : Oui, c’est incroyable. Vous avez fait de l’excellent boulot. [Rires] Je pourrais réussir mon examen sur Boy George tellement je connais de détails de sa vie intime. Mais je pensais que nous allions juste parler. D’ailleurs, je compte sur votre compréhension ; je n’ai fait qu’une interview avant celle-ci, avec Malcolm McLaren

    BG : Vous savez, j’ai travaillé très brièvement avec Malcolm.

     

    MR : A l’époque de Bow Wow Wow, non ?

    BG : Oui, j’ai eu ma période punk, moi aussi… [Rires] Et j’étais très ami avec Matthew Ashman, le guitariste de Bow Wow Wow. Il est mort, malheureusement. Il était à l’origine dans Adam and the Ants, avant que Malcolm ne débauche tout le groupe, sauf Adam Ant… [Rires] Malcolm a créé Bow Wow Wow avec Annabella Lwin, qui avait environ 14 ans à l’époque… C’était un bébé.

    A l’époque, j’étais tout le temps fourré chez Malcolm et nous nous faisions vraiment chier, pour tout dire. Alors, on chantait. Il me disait : « Dieu, tu as vraiment une belle voix. J’aimerais que tu fasses partie de Bow Wow Wow ». Je suppose qu’il se disait plutôt : « Tiens, pourquoi ne pas faire venir une drag queen ? ». [Rires] Mon premier concert avec le groupe était au Rainbow Theatre à Finsbury Park. Je suis entré durant le rappel, à la place d’Annabella, et j’ai fait une vieille chanson de Peanuts Wilson intitulée « Cast Iron Arm ». C’était ma toute première performance sur scène et il a fallu littéralement m’y pousser. Le public était déconcerté, en mode « mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? ».

     

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    MR : Votre look a-t-il évolué à ce point ?

    BG : Mon look était en fait beaucoup plus extrême. C’était un maquillage plus lourd, plus gothique et j’étais en jupe. Vivienne Westwood, la compagne de Malcom à l’époque, était là avant que je monte sur scène. Elle avait apporté tous les vêtements de sa collection Pirate, et elle me les faisait essayer.

     

    MR : Le nouveau look romantique était tout de même fait de bric et de broc, non ?

    BG : Nous n’avions pas beaucoup d’argent. Alors vous pouviez porter des pièces de créateurs, que vous mélangiez avec des trucs achetés sur des brocantes, ou même des choses que vous aviez volées ou récupérées chez Oxfam. Mais ça se résumait souvent à une ou deux pièces de chez Westwood – comme un chapeau de pirate.

     

    MR : Votre look était plutôt gothique, que vous avez plus tard  incorporé au look « New Romantics ». Mais par quoi avez-vous été spécifiquement influencé durant ces années, avant le Taboo ?

    BG : L’un des événements les plus importants à l’époque, à ne surtout pas manquer, c’était la vente avant fermeture définitive chez Charles H. Fox, un costumier de théâtre très réputé. Je me souviens que nous sommes tous allés à cette liquidation. Tout était vintage, et ça nous a vraiment permis de dégoter de splendides tenues à petit prix. Vous savez, la scène « New Romantics » était vraiment confidentielle. Et même si les médias en avaient déjà pas mal parlé, ça restait un club assez fermé, constitué d’un nombre limité de membres. Mais la popularité venant, les gosses de banlieue ont commencé peu à peu à en adopter les codes. il n’en reste pas moins que cette liquidation de Charles H. Fox a été un élément déterminant dans l’émergence du style « New Romantics ».

     

    MR : Permettez-moi de vous poser des questions sur Warren Street. C’était le tristement célèbre squat où vous habitiez quand vous êtes arrivé à Londres, non ?

    BG : Ouais… Warren Street était the place to be de la « New Romantics », dont les membres étaient principalement des étudiants en art et des personnes qui côtoyaient de près ou de loin les meilleurs designers de l’époque.

     

    MR : Ça n’était donc pas vraiment la misère ?

    BG : Non. Ça n’était pas la misère, certes, même s’il n’y avait pas d’eau chaude et pas toujours d’électricité. [Rires] Mais les gens qui vivaient là ont malgré tout transformé le lieu et l’ont rendu vraiment cool. Au troisième, il y avait même une chambre dans le plus pur style Grèce Antique…

     

    MR : Je regardais récemment le film sur Joe StrummerJoe Strummer: The Future Is Unwritten » (2007)], dans lequel il expliquait comment il avait laissé le hippie derrière lui et avait décidé qu’il était punk, en commençant à vivre dans un squat. Beaucoup de mouvements révolutionnaires sont nés de cette culture squat. C’était comme ça que ça se passait à l’époque ?

    BG : Oh, certainement. J’avais environ 16 ans quand le punk est arrivé. C’était tellement excitant. On était en pleine dépression au Royaume-Uni. Londres était vraiment sombre, grise. Avec l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir, l’Angleterre est rentrée dans une période vraiment révolutionnaire. Avec cette idée naïve que vous pouviez changer les choses simplement en portant tel ou tel vêtement, ou en adoptant tel ou tel code. [Rires]

     

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    MR : Le punk a donc eu une certaine influence sur vous ? Parce qu’avec le punk, on a le sentiment que n’importe qui peut faire ça. Mais d’un autre côté, vous êtes un vrai chanteur et vous avez une belle voix.

    BG : Certains groupes punk m’ont inspiré justement parce que je pensais : « s’ils peuvent le faire, je le peux aussi »… Et c’est sous l’influence de ces mêmes groupes que j’ai monté ma première formation, In Praise of Lemmings.

     

    MR : Comment s’appelait le suivant ?

    BG : Caravan Club.

     

    MR : Ensuite, de mémoire, il y avait quelque chose en rapport avec les gangs sexuels…

    BG : Oui, Sex Gang Children. L’une des chansons que Malcolm avait écrites pour moi s’intitulait « Sex Gang Children ». J’ai donc utilisé le titre. Nous avons ensuite changé le nom de Sex Gang Children en Culture Club parce que Jon Moss, notre batteur, était parti à Los Angeles en vacances et avait emporté quelques cassettes de démo. Tout le monde adorait la musique mais personne n’aimait le nom. Je me souviens avoir reçu une carte postale de Jon de L.A. disant : « Je ne pense pas que l’Amérique soit vraiment prête pour les Sex Gang Children ».

     

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    « Leigh inventait sans cesse des histoires de personnes se suicidant ou entamant des grèves de la faim parce qu’on leur avait refusé l’entrée au Taboo. » (Boy George)

     

    MR : Avez-vous été frappé par la différence entre les scènes anglaise et américaine ?

    BG : Quand je suis allé à New York pour la première fois, je ne sortais pas vraiment dans les clubs. Culture Club était au sommet et je n’avais pas vraiment le temps d’avoir une quelconque vie sociale. Ce n’est qu’après avoir été à New York à plusieurs reprises que j’ai commencé à sortir. Le club new-yorkais le plus marquant à l’époque pour moi était le Paradise Garage, où ils jouaient de la house. C’était autour de 84-85…

     

    MR : Juste quand le Taboo cartonnait ?

    BG : Exact. C’est à Londres que ça se passait désormais, donc je faisais continuellement des allers-retours. Parfois même, je ne rentrais à Londres que pour une nuit.

     

    MR : Vous étiez plutôt à New York ?

    BG : Oui, mais il y avait le Concorde. [Rires]

     

    MR : L’une des choses uniques à propos du Taboo, c’était la façon dont l’art et l’hédonisme se mélangeaient sans paraître destructeurs.

    BG : A cette époque, je fréquentais des clubs comme l’Area ou le Limelight à New York, tandis que la capitale anglaise connaissait un certain répit en matière de clubbing. Puis le Taboo a ouvert, et le feu des projecteurs s’est de nouveau braqué sur Londres. Leigh Bowery a ouvert en 1985… Les premières semaines, ça a démarré en douceur. Puis soudain, c’était l’endroit où il fallait absolument être et il y avait des files d’attente incroyables à l’entrée.

     

    MR : En quoi la scène du Taboo était-elle différente de la scène « New Romantics » ?

    BG : La scène du Taboo était une sorte de version déconstruite des New Romantics. Et son public utilisait beaucoup des idées visuelles qui avaient déjà été utilisées auparavant. Je me souviens de la première fois où j’ai vu Leigh Bowery et Trojan parader dans un club : ils étaient là, avec leur look « Pakis from Outer Space », et leur maquillage était assez similaire à certains de mes anciens looks. J’aimais beaucoup porter du bleu, fond de teint vert ou jaune, et j’étais donc assez dédaigneux à leur égard au début. Mais en y regardant de plus près, je me suis rendu compte que Leigh – qui a lui-même créé ses looks, avec Trojan – était vraiment un génie. Il n’a pas fallu longtemps à Leigh pour devenir l’une des figures incontournables de la scène clubbing londonienne.

     

    MR : Considérez-vous que vous avez pu être une source d’inspiration pour Leigh, à certains égards ?

    BG : Je ne faisais pas partie de la faune du Taboo de la même manière que je pouvais appartenir à la communauté des New Romantics. Je suppose que j’étais davantage considéré comme une sorte d’homme d’état plus âgé, car je fréquentais les clubs londoniens depuis déjà de nombreuses années. Pour le public du Taboo, j’étais vraiment considéré comme une pop star, quelqu’un de célèbre. Leigh aimait évidemment m’avoir dans son club parce que j’attirais les médias, et il adorait qu’on parle de lui dans la presse.

    Leigh s’exprimait toujours de façon très distinguée, en allongeant les voyelles, de sorte que vous ne saviez jamais s’il était sincère ou s’il se moquait de vous. Si jamais je me hasardais à commenter une de ses tenues, il me coupait : « Oh merci, monsieur Boy George. J’apprécie votre opinion ». Puis il tournait les talons, en faisant des bruits bizarres avec sa bouche. À une époque, il a créé des vêtements de scène pour mes shows, et je suis allé dans son appartement de l’East-End de Londres pour les essayer. Et je dois avouer que j’étais impressionné, tellement il était charmant et original, en plein jour. Son appartement était d’ailleurs décoré comme il s’habillait ; du papier peint Star Trek, des murs en miroir et un énorme piano dans le salon. Tout était étudié scrupuleusement et sous contrôle chez Leigh.

     

    MR : Le public du Taboo a-t-il relégué les nouveaux romantiques au rang de sombres puritains ?

    BG : Le public du Taboo était certainement moins précieux. Ces gens était tellement heureux de se retrouver gavés d’alcool, marinant dans leur jus en fin de soirée. C’était antifashion à souhait, dans un sens. Ils étaient aussi obsessionnels que les New Romantics, mais paradoxalement, ils agissaient comme s’ils s’en foutaient complètement.

     

     

     

    MR : Il semble, sur la base des divers témoignages et des photos, que l’hédonisme était bien plus affirmé au Taboo que n’importe où ailleurs à la même époque. Même un lieu mythique comme le Studio 54 n’arrivait pas à la cheville du Taboo, en termes d’abandon et d’audace.

    BG : Je ne sais pas si c’était plus audacieux, mais l’ambiance y était en tout cas vraiment déjantée. Je pense que la drogue a joué un rôle majeur dans la réputation sulfureuse du Taboo. Les gens consommaient alors de grandes quantités d’ecstasy, arrivée tout droit de New York, au point que certains pouvaient passer la majeure partie de la nuit aux toilettes. Dommage… [Rires]

     

    MR : Quelle était la relation de Leigh Bowery avec les drogues ?

    BG : Je ne suis pas convaincu que Leigh était un gros consommateur… Il buvait beaucoup, certes, mais il était plutôt meneur en matière de mauvais comportement. Il aimait générer le chaos autour de lui, et avec le Taboo, il avait l’occasion de mettre à disposition d’un public trié sur le volet un lieu où il n’y avait pas de règles. Bien-sûr, n’entrait pas qui voulait. Le célèbre portier du club, Mark Vaultier, tendait un miroir aux clubbers qui attendaient à l’entrée et leur posait la question fatidique : « Est-ce que vous vous laisseriez entrer ? ». Leigh créait de fausses listes d’invités et y indiquait les noms les plus farfelus, entre Joan Collins et d’obscures vedettes de soap qui n’auraient jamais pu passer la porte du club. Leigh répandait aussi de sombres histoires selon lesquelles des personnes se seraient suicidées ou auraient entamé une grève de la faim parce qu’elles s’étaient vues refuser l’entrée au Taboo… [Rires]

     

    MR : A votre avis, pourquoi Leigh Bowery fascinait-il autant les gens ?

    BG : Pour moi, la chose la plus intéressante à son sujet était la façon dont il a toujours utilisé son corps comme une déclaration de style. Même s’il était grand et avait de longues jambes, il semblait bien proportionné, voire même sexy, malgré son poids excessif. Je me souviens de l’avoir vu une nuit dans un club gay appelé Fruit Machine, toujours plein de reines musclées à souhait, et Leigh était là, sur la piste de danse, nu, ne portant qu’une paire de grosses bottes lustrées et une coiffe en forme de boule bouffante qui clairement réduisait son champ de vision. Sa virilité était coincée entre ses jambes, uniquement masquée par une sorte de faux vagin révoltant. Leigh n’avait pas de limites et était capable de tout…

    Au sommet de son art, il déformait délibérément son corps pour avoir l’air enceinte ou se parait d’une magnifique paire de seins en resserrant sa taille avec du ruban adhésif. Ses créations étaient souvent à couper le souffle, mais c’était surtout la façon dont il utilisait son corps qui était vraiment nouvelle et tellement rafraîchissante. Je ne vois personne qui l’ait fait auparavant et qui soit allé aussi loin que lui. Il disait souvent : « La chair est mon tissu préféré ». Leigh concevait son exhibitionnisme comme une forme d’art à part entière.

     

     

     

    MR : Leigh et la culture Taboo ont eu une grande influence sur la scène artistique new yorkaise, en particulier sur ce qui allait devenir la scène « Club-Kid ».

    BG : Oui. À peu près au même moment, ou juste après, il y eut l’histoire Michael Alig, qui sonnait le glas de la nuit new yorkaise, ravagée par la drogue et la provocation facile. Car je pense qu’ils ont mal interprété ce qu’était vraiment le Taboo.

     

    MR : Je suis allé à Disco 2000. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à sortir en club. Mercredi soir au Limelight… J’avais 17 ans et j’ai eu la chance de rencontrer Richie Rich et tous ces personnages hauts en couleur. Pour l’ado que j’étais, c’était juste une expérience révélatrice et un spectacle vraiment incroyable.

    BG : Ce qui rendait l’expérience du Taboo fabuleuse, c’était cette recherche vestimentaire perpétuelle et le fait de pouvoir t’abandonner à la danse, comme si tu étais seul au monde et que personne ne te regardait, alors que la piste était noire de monde. Il n’y avait pas de règles et tu éprouvais un sentiment de liberté incroyable. Jeffrey Hinton jouait toutes sortes de musique et ça fonctionnait. Ça me ramenait à l’époque bénie où je faisais deejay au Planet en 1979, où je mixais des choses folles, entre hip-hop et reggae, en passant par « The Sound of Music » [1965] ou d’autres bandes originales de films, peu importe.

     

    MR : Vous préférez transmettre l’émotion à faire matcher les rythmes…

    BG : Absolument. Comme si vous mettiez « The Lonely Goatherd » pour faire fuir les gens, et qu’ils restaient et commençaient à danser. [Rires]

     

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    MR : Le concept originel du Taboo n’était pas forcément d’agréger une scène autour de lui, mais plutôt d’initier un projet artistique et créatif innovant. Tandis que Disco 2000 semblait être plus dans le créneau de la débauche gratuite, sans objectif artistique précis…

    BG : Oui, Taboo était une sorte de célébration du trash, avec le genre de chansons que vous aimiez secrètement, comme « Yes Sir, I Can Boogie » de Baccara. [Rires] Vous savez, des choses que vous ne devriez raisonnablement pas aimer. Ce n’étaient pas des disques crédibles, mais l’ensemble fonctionnait à merveille. Du Donna Summer et des choses qui n’étaient peut-être plus à la mode ou qui n’étaient pas encore à la mode dans les clubs gays, vous les entendiez au Taboo. Je suppose que tous ces clubs New Romantic étaient assez fous, en général. Mais le Taboo est parvenu à se distinguer, avec une approche esthétique et créative encore différente.

     

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    MR : Selon vous, Londres a-t-elle aujourd’hui une vie nocturne qui correspond à celle de l’époque du Taboo ?

    BG : Je ne pense pas que ce soit le cas depuis. Le lieu le plus proche dans l’esprit du Taboo était Nag Nag Nag, qui a fermé l’année dernière [2007]. C’était un club électro qui existait depuis environ sept ans. Même au jour de sa fermeture, il était toujours plein à craquer.

     

    MR : Quand avez-vous réalisé que la courte histoire du Taboo ferait une comédie musicale incroyable ?

    BG : J’ai été approché par ce type, Chris Renshaw, qui avait lu mon livre ainsi que celui de Leigh. Il voulait incorporer les deux personnages, mais il pensait probablement que Leigh n’était pas assez célèbre, avant qu’il ne se rende compte que Leigh et moi étions associés. Ce qui m’a plu, c’est qu’il n’est pas arrivé en disant : « Je veux que vous y mettiez tous les grands succès pop ».

     

    MR : Au final, c’était une partition complètement originale, non ? Il a fallu composer des chansons qui devaient coller à l’histoire, et qui ont été finalement adoptées par le West End et même nommées aux Awards. Qu’avez-vous ressenti ?

    BG : Eh bien, au départ, ils étaient vraiment contre nous. Mais lors des avant-premières de « Taboo », pour la première fois de ma vie, on me qualifiait de grand auteur-compositeur. J’ai pleuré, parce que ça n’étaient pas les trucs habituels, du genre : « Oh, il était toxicomane et puis, il a fait ceci, il a fait cela… ». J’étais reconnu pour ma musique et c’était vraiment énorme.

     

    MR : Pourquoi ça n’a pas marché en Amérique ? Pensez-vous que c’est une histoire de profil du spectateur américain, qui sort le week-end ?

    BG : Je me souviens être monté sur scène à Broadway, dans ce truc de Leigh Bowery pour un morceau comme « Ich Bin Kunst ». J’ai des seins, ce latex dégoulinant sur ma tête, et je sors d’une boîte. Je me souviens juste que le public était vraiment horrifié, parce que la productrice Rosie [O’Donnell] avait présenté le spectacle comme une sorte de combinaison de « Pippin » et « Annie ». Elle annonçait que c’était un show familial… Je pense que Rosie s’est jetée à corps perdu dans la promotion du show. Elle a d’abord installé cet énorme panneau d’affichage à Broadway, et s’en est suivi un énorme buzz. Je me souviens avoir pensé à ce moment : « Oh, elle se met vraiment en jeu, là ». Et puis elle a commencé à avoir mauvaise presse. Vous savez à quel point la presse est puissante à New York, en particulier la presse théâtrale. Elle a donc fait marche arrière, et c’était une erreur. Elle a eu peur. Mais je suppose que c’est compréhensible lorsque vous investissez autant d’argent dans un spectacle.

     

    MR : J’imagine qu’elle l’avait imaginé comme « La Cage aux Folles rencontre Cabaret qui rencontre le Cirque du Soleil », ou quelque chose dans le genre.

    BG : Elle faisait des choses vraiment étranges, comme dire à mon costumier : « Je veux que cette scène soit comme le Fantôme de l’Opéra ». Et nous pensions : « Nooon, là, c’est pas possible ! ». C’était une sorte de combat continuel, très éprouvant pour tout le monde. Mais il y eut aussi des choses incroyables, donc ça reste malgré tout un bon souvenir.

     

    MR : Mixez-vous toujours ?

    BG : Absolument. Je viens de terminer une tournée. J’ai encore quelques sets et je vais faire mon album.

     

    MR : Vous avez toujours joué dans de nombreux clubs, même lorsque vous étiez d’abord reconnu en tant qu’artiste. Quand avez-vous décidé de vous consacrer pleinement à cette activité de DJ ?

    BG : Eh bien, j’ai continué à sortir des disques pendant des années mais la radio ne les diffusait pas au Royaume-Uni… Aujourd’hui encore, ils jouent les vieux trucs, mais pas mes productions plus récentes, quoi qu’il arrive. Je sentais surtout que continuer à faire des disques de façon traditionnelle – les sortir de la même manière, dépenser beaucoup d’argent en promotion, etc… – devenait un exercice inutile. Et à cette époque, il y avait aussi beaucoup de Boys Bands, les formats de diffusion changeaient et je sentais juste que je n’appartenais plus à ce sytème. J’ai donc commencé à mixer en club et je suis vraiment parti dans la House. C’était beaucoup plus excitant. vous êtes plus libre et personne ne vient vous dire quoi jouer.

     

    MR : Qu’est-ce que vous en retirez qui soit si différent de votre activité précédente ?

    BG : Moins de responsabilité et surtout moins de problèmes ! [Rires]

     

     

     

  • Hugh Coltman va où le vent l’emporte…

     

     

    A l’occasion de son concert à l’Espace Carpeaux, Courbevoie, le 30 janvier 2020, rencontre avec un artiste attachant : Hugh Coltman. Britannique, ancien leader du groupe blues-rock The Hoax, avant de se muer en songwriter folk-pop puis en explorateur du plus beau patrimoine du jazz, Hugh Coltman s’affranchit des frontières, des formats et des habitudes. 

     

    Après un album hommage à Nat King Cole qui lui valut une Victoire du Jazz en 2017, le musicien-caméléon Hugh Coltman nous embarquait en 2018 au coeur des racines musicales de la Nouvelle-Orléans. Des drums qui dansent comme dans l’un des légendaires enterrements de la Crescent City, des cuivres gorgés de soul, des guitares mêlant tous les blues et tous les folk…

    Hugh Coltman s’est offert un écrin sublime pour son dernier opus « Who’s Happy? », qui donne lieu à un voyage musical et existentiel, entre confidences chuchotées à notre oreille et grand spectacle. Et il faut bien avouer que le crooner sait comment immanquablement nous embarquer dans ce voyage. Tantôt intimiste, tantôt expansif, mais toujours drôle, l’artiste nous fait partager ses souvenirs d’enfance, son histoire personnelle et ses émotions. A découvrir ou redécouvrir, de toute urgence !

     

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    Hugh Coltman, vous êtes donc l’Anglais qui vit en France et qui échappe au Brexit, c’est bien ça ?

    Ça me déprime, franchement… Une autre question ?

     

    En 2017, vous remportiez une Victoire du Jazz catégorie Voix de l’année. Ça fait quoi ?

    C’était cool. Bon, après, je dois avouer que ça n’est pas forcément un concept auquel j’adhère totalement. La compétition en musique, les récompenses… Mais quand tu reçois le prix, tu es quand même content.

     

    Depuis 2008, vous sortez des albums en France et on adore. Quand vous reprenez « Smile » de Nat King Cole, c’est magnifique. Quand vous chantez en Français « A Défaut » dans « Le Soldat Rose », on kiffe votre petit accent So British. Et puis en mai 2018, vous sortiez « Who’s Happy? », un album qui sent bon La Nouvelle-Orléans. Là, on parle de jazz, mais votre spectre est beaucoup plus large, entre soul, folk et pop. Avec votre dernier disque, vous avez choisi une niche ?

    Déjà, lorsque je compose un truc qui me plaît, j’ai du mal à me restreindre et à me dire « non, cette chanson, ça n’est pas pour ce moment, pas pour ce projet ». Et lorsqu’on me propose des choses, par principe, c’est intéressant. J’ai toujours bossé dans une logique aléatoire. Quand je rencontre quelqu’un, ça peut m’emmener n’importe où et je ne cherche pas à lutter contre ça. J’essaie donc de ne jamais m’enfermer ou me cloisonner à ce qui semble écrit d’avance. Et surtout aujourd’hui, avec les réseaux et les plateformes… Alors, d’un côté, on peut se dire que c’est assez destructeur pour la musique, mais d’un autre côté, ça ouvre des perspectives incroyables. Pour les jeunes amateurs de musique, il y a moins de frontières qu’avant entre les styles ou les origines. Tout sort finalement du même tuyau…

     

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    Et d’ailleurs, c’est assez étonnant de noter que sur ces fameuses plateformes, tous les vendredis, sont publiées des playlists de nouveautés. Car le vendredi, c’est le jour des sorties. Et dans ces playlists, tous les genres sont mélangés, entre hip-hop, soul, jazz, rock ou même variétés… Et peut-être que les jeunes sont finalement plus curieux que ce que l’on croit.

    Oui, je trouve ces playlists assez intéressantes et on peut parfois y découvrir des bons trucs. Ça m’arrive souvent de mettre un album tout en faisant autre chose, et d’un coup, mon attention est attirée par un morceau qui sonne bien. Après, ça dépend évidemment des algorithmes et sur quoi ils t’envoient… Mais ça a des bons côtés.

     

    En 2019, vous vous êtes engagé aux cotés du Secours Populaire, une association qui existe depuis 1945 et dont la mission est d’aider les plus démunis. C’était une année un peu rude pour l’association, avec la perte de leur président emblématique, Julien Lauprêtre, disparu à l’âge de 93 ans. Vous avez rameuté quelques potes et participé au concert Secours Pop Live organisé à la Petite Halle de la Villette en juin dernier. 

    Je dois avouer que j’étais très touché par cette sollicitation. Et il faut dire qu’aujourd’hui, le temps court tellement vite, et qu’on n’a probablement pas fini de voir l’écart entre les classes sociales se creuser. En plus, je trouvais que c’était une bonne occasion de faire quelque chose que je n’avais plus fait depuis longtemps, à savoir un concert en solo, juste guitare et voix. Du coup, je me demandais qui je pouvais inviter à venir partager ce moment avec moi sur scène. et j’étais ravi d’accueillir Tété, Matthis Pascaud, Sandra Nkaké, Gunnar Ellwanger du groupe Gunwood, Marjorie Martinez, Anne Gouverneur, Melissa Laveaux, Raphaël Chassin. Quand avec un simple concert, ce qui motive ma vie, je peux ajouter ma pierre à l’édifice, alors il faut le faire.

     

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    La chanson qui vous a fait connaître en 2008, « Could You Be Trusted », ne correspond plus vraiment à ce que vous faites maintenant. Est-ce que malgré tout, vous pourriez la reprendre aujourd’hui, même d’une manière différente, ou appartient-elle désormais à une période révolue de votre vie ?

    Dans un premier temps, je dirais que non, je ne reprendrais pas cette chanson aujourd’hui. Et puis, en y réfléchissant bien, pourquoi pas. C’est une idée. [Rires]

     

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    A ce propos, c’est facile de naviguer entre divers genres musicaux vraiment différents ? Car on a parfois l’impression que les frontières sont assez fermées…

    Je pense qu’avant, c’était plus compliqué qu’aujourd’hui. Si on prend l’exemple d’un groupe comme Backos, il est difficile de déterminer si c’est du jazz ou non. Et d’ailleurs, je dirais que je m’en fous. Ce qui compte, c’est l’émotion. L’autre exemple, c’est Jeanne Added, qui a évolué pendant longtemps dans l’univers du jazz, avant de lancer ses propres projets dans d’autres directions. Mais toute son histoire dans le jazz enrichit ce qu’elle fait aujourd’hui. Je trouve que les jeunes se foutent beaucoup plus des étiquettes que les générations précédentes. Tiens, je profite de l’occasion pour faire un peu de promo pour une salle à Paris, La Gare, que je soutiens vraiment. On peut y écouter du jazz, mais aussi d’autres styles qui découlent naturellement du jazz. Ce genre d’endroits sont fréquentés par les jeunes et ça casse un peu les codes.

     

    Quand on est plutôt rock ou variétés, c’est vrai que le jazz pur et dur, c’est un peu étrange. Le fait qu’il n’y ait pas de refrain, par exemple. Ou alors qu’il y ait un refrain mais que tu ne t’en rendes compte qu’au bout d’un quart d’heure… Le jazz, c’est tout de même plus compliqué, plus difficile d’accès, non ?

    Et pourtant, à l’origine, ça ne l’était pas. A l’époque, les jazzmen ont commencé à interpréter des chansons pop. Des trucs comme « All Of Me », etc… Ce qu’on appelle aujourd’hui dans le jazz des standards. Et ces chansons étaient souvent reprises sans voix, avec des instrumentistes qui étaient censés représenter les voix. Le but était que le public puisse reconnaître la chanson. Et là, pour le coup, on a vraiment des couplets et des refrains. Evidemment, assez rapidement, on est parti dans le free jazz et d’autres courants du jazz. En ce qui me concerne, mes premières influences étaient vraiment blues et blues-rock.

     

    Et le virage vers le jazz s’est fait facilement ?

    Oui, dans mon cas, vraiment facilement. Pour moi, ce qui compte, c’est le groove. Ce swing qui tourne aussi bien chez Led Zeppelin que chez The Black Keys ou dans le jazz. A l’époque, avec mon premier groupe, The Hoax, on jouait dans des salles aux Etats-Unis, et tu avais cette réaction du public au groove, au swing, quel que soit le style de musique que tu jouais. Et ça, c’est vraiment jubilatoire. Ce côté fédérateur et participatif de la musique. Et surtout dans la musique instrumentale ou d’improvisation, où pour la peine, c’est vraiment un précieux coup de main apporté aux musiciens.

     

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    Hugh Coltman, parlons boutique maintenant… On a adoré votre album « Who’s Happy? » et son ambiance Nouvelle-Orléans. Bon, ça ne vient pas de nulle part puisque vous êtes allé l’enregistrer là-bas. Qu’est-ce que nous préparez pour la suite ? Des envies particulières ? D’autres lieux qui vous inspirent ?

    Pour le moment, je n’ai que des bribes de chansons… Et il y a toujours ce stress, après avoir sorti un disque et l’avoir tourné pendant un temps, d’avoir à se remettre au travail, en partant d’une page blanche. Moi, en fait, je suis un fainéant. Avec mes deux derniers disques, je me réjouissais vraiment de partir en tournée et de présenter ces chansons au public, sur scène. Et d’un coup, on réalise que la tournée touche à sa fin, et qu’il va falloir écrire un nouvel album. Là, paradoxalement, on rentre dans un process assez mécanique, finalement. On se dit : « Bon, on se met à la table et on le fait ». Vous savez, quand on est dans la musique, on reçoit pas mal d’avis de la part des partenaires, des amis, qui ont chacun leur point de vue sur ce que vous faites. Et quand on cogite à ce que va être la suite ; qu’est-ce que tu as envie de dire, et comment tu as envie de le dire, ça peut polluer ton espace mental assez rapidement…

     

    Et là, ça se passe comment ?

    Justement, c’est à ce moment qu’on rentre dans cette sorte de mécanique. Je me dis que je dois écrire une chanson le matin, une chanson l’après-midi. Ou en tout cas, accoucher au moins de quelque chose ; un couplet, un refrain, une mélodie, un squelette de chanson… Et je fais ça pendant trois ou quatre jours, sans me poser de questions… Très simplement, juste avec mon téléphone, ma guitare. Ensuite, on a un peu l’épée de Damocles au dessus de la tête, parce qu’il faut réécouter tout ça, à froid. Et c’est à ce moment qu’on se dit : « Mais c’est canon ! ». [Rires]

     

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  • Marion Gervais : « Louis, c’est nous »

     

     

    Après « Anaïs s’en va-t’en guerre » et « La Belle Vie », Marion Gervais nous donne à voir son nouveau documentaire « Louis dans la Vie », en replay sur France TV jusqu’au 4 août.

     

    Louis fête ses 18 ans, l’entrée dans l’âge adulte et dans le monde du travail, comme apprenti en CAP peinture. Premier amour, premier appart, premier job, premier argent propre…  L’amorce d’une vie rangée, après les coups durs, la violence, les déviances. Mais ça cogne dans la tête de Louis. Il étouffe. Ces maisons vides dont il peint les murs pour un salaire de misère, c’est pas pour lui ! Louis rêve de tailler la route au volant de son camion, partir loin. Sans bien savoir où. Il se fait tatouer une boussole sur le torse. Mais le nord c’est où, c’est où le sud ?

    Pendant un an, la caméra de Marion Gervais suit Louis qui avance dans la vie comme un funambule aux gestes brusques, sous le regard de sa mère, son amoureuse, sa tutrice… et Marion elle-même, qui ont peur pour lui.

     

    Connais-tu Louis depuis longtemps ?

    J’ai rencontré Louis avec « La Belle Vie », au Skate Park. J’ai tout de suite eu un rapport très fort avec ce môme. J’ai été saisie par sa puissance de vie et son énergie rare. Après « La Belle Vie », j’ai dit à Juliette (ndlr : Juliette Guigon, productrice, Squaw Productions) que j’aimerais tellement filmer Louis, sa façon d’être sur un fil, comme ça, sa façon de trébucher et de se relever. De chercher son issue… C’était un petit combattant de la vie, il n’avait que 15 ans à l’époque !

    Son truc, c’était de jouer à piquer la casquette des flics, de voler une barre de Crunch au supermarché, ou un barbecue aux bonnes sœurs qu’il allait rendre après l’avoir utilisé. Il y avait de l’espièglerie, on n’était pas du tout dans la délinquance. Et puis, sa route a pris une voie plus dure. A un moment, je craignais pour sa vie, il a fait partie d’un gang. Il me semblait en danger, j’avais vraiment peur qu’il meure. Il allait avoir 18 ans. Il risquait la prison. Il m’a dit : « Marion, si je vais en prison, je deviens fou ! ». C’était le moment de prendre ma camera et d’accompagner Louis dans ce combat. Quand je lui ai demandé s’il voulait faire le film, il m’a dit « Pour toi, Marion, je le fais. Allez go go go ! ».

     

    Tu filmes et tu es là pour tes personnages…

    Ma caméra, c’est comme je suis aussi dans la vie. On est là les uns pour les autres. Cette caméra, elle prend, elle observe, elle enregistre, mais elle peut soutenir, elle peut aider. Louis vient chez moi régulièrement, comme les skateurs, comme Anaïs. Je ne vais pas filmer avec ma vie qui reste à côté. Tout est imbriqué, en définitive.

     

    Quel lien fais-tu entre tes documentaires ?

    Je filme les rites de passage, cette façon de passer d’une rive à une autre. Louis, il quitte l’adolescence pour devenir un jeune adulte, avec les choix et les renoncements que cela implique. Des choix cruciaux, dans un univers chaotique. Il renonce à l’argent facile de la délinquance et à l’adrénaline, pour devenir apprenti peintre chez Saint Maclou.

    Alors se posent à lui des questions brutales : Comment faire pour rentrer dans ces clous, lorsqu’on rêve de surf, de mer et d’espace ? Au-delà de l’amour que je lui porte, je voulais être là pour Louis, pour comprendre, pour assister à cette transition. Comme « La Belle Vie », comme « Anaïs », le tournage creuse toujours le terrain fragile, fébrile, de ces êtres qui cheminent sur des sentiers caillouteux et pentus, à la recherche d’eux mêmes.

     

    Et qui peinent à trouver leur place…

    Oui, parce qu’en définitive, on a toujours de la peine à trouver sa place dans la société. Ce n’est pas au sein d’une société qu’on trouve sa liberté, c’est avec sa propre intériorité. Long cheminement… C’est à eux de trouver cette place, c’est beaucoup plus compliqué, mais plus vibrant. Ils cherchent, ils cherchent. Pour Anaïs, elle a réussi, grâce à sa détermination et sa rage, à se construire sa place. Pour Louis, le combat commence. Sortir de la délinquance, apprendre un métier pour gagner « de l’argent propre » puis partir, peut-être, avec son surf…

     

    Ils y arrivent ?

    Je ne sais pas encore pour Louis. Il doit s’apaiser. Il y a de la souffrance chez lui, mais sa puissance de vie est hors norme. Si « Anaïs » et les garçons de « La Belle Vie » finissent par réaliser leurs rêves, Louis se sert du rêve pour rester vivant. Je ne sais pas si Louis réussira à partir à l’autre bout du monde avec sa planche de surf… En tout cas, les cartes sont entre ses mains, mais il lui faut du temps, grandir encore. Son instinct est fort. Il me fait penser à l’un de mes héros, Neal Cassady, alter ego et compagnon de route de Jack Kerouac, qui lui inspira son héros de « Sur La Route » et qui avait cette énergie semblable. Ce sont des êtres qui ont la vie qui déborde de partout. Presque trop vivant pour les possibilités de ce monde.

    A côté de Louis, les autres semblent être à l’arrêt, les piles à plat ! Les hyperactifs comme Louis sont des êtres condamnés au mouvement permanent, avec des crises d’angoisse qui montent. Il lui arrivait régulièrement de monter dans les tours. « Arrête avec ta camera, ça me casse les couilles ! ». Et quelques secondes après, c’est terminé, tout est effacé par le présent. Louis a des valeurs fortes. Il est romanesque, c’est une sorte de gentleman. Il est droit dans ses bottes.

     

    Tu as une responsabilité énorme vis-à-vis de ce jeune homme dont la vie est rendue publique. Comment vit-il cela ?

    On l’a fait venir à Paris pour le visionnage du film monté, avec Louis, Juliette, ma productrice, Ronan Sinquin, le monteur de mon film, son petit frère et moi. On était tous bouleversés. A la fin, Louis m’a regardée et m’a dit « C’est stylé Marion ! ». Il était content, mais il était aussi angoissé de la sortie du film. Il ne sait pas trop ce que tout cela veut dire. C’est pour cela que je ne veux pas l’exposer, l’emmener aux projections. C’est un sauvage, il a besoin de ses repères.

     

    Louis est dans son monde mais il nous renvoie à nous mêmes…

    Oui, il touche à quelque chose d’universel, qui est de l’ordre de l’humain dans cette société, cette brutalité du monde où l’on doit courber l’échine, où la place de l’homme passe par son asservissement, d’une manière ou d’une autre. Là où il travaille, dans le bâtiment, c’est très apparent, mais à plein d’autres endroits, cette soumission existe, plus édulcorée, moins visible mais bien là. Je trouve que Louis nous permet de réfléchir sur nos vies et je le remercie pour ça. C’est fort, notamment dans les scènes avec sa tutrice, sur les chantiers. Lui du haut de ses 18 ans, elle, de ses 50 ans. Avec cette question en toile de fond, « que faisons-nous de nos existences ? Ça veut dire quoi choisir sa vie ? ».

     

    Ce film l’a-t-il changé ?

    Ils sont très contents de lui dans sa nouvelle entreprise. Je ne sais pas si c’est lié au film, mais j’observe qu’il est plus posé, il donne des leçons aux gars de la bande du Skate Park maintenant, comme un grand frère. Il est en train de réparer les blessures d’une enfance… Louis est toujours accompagné de ses rêves, passer son permis, avoir son camion et partir. J’espère de tout mon cœur qu’il arrivera à les réaliser. Je lui ai dit l’autre jour « N’éteins pas ta flamme, Louis. Dans deux ans, avec un métier dans la poche, tu traces ta route ! ». Il a juré, craché !

     

    Propos recueillis par Anne Rohou pour Instant City.

    « Louis dans la Vie » de Marion Gervais, à revoir en Replay sur France-Tv jusqu’au 04 août

     

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  • KissKissBankBank a 10 ans !

     

     

    Le 06 mai 2019, KissKissBankBank fêtait ses dix ans ! Dix ans de créativité, de solidarité et d’innovation. Vincent Ricordeau, cofondateur et président de KissKissBankBank, revient sur la création du site, sa construction et son développement. Bienvenue dans les coulisses !

     

    2007. « Tu connais Myspace ? » Cette question a changé le cours de ma vie. Deux ans plus tard nous lancions KissKissBankBank : désormais les créateurs en tout genre pourront financer leurs projets directement avec le public. Vive le crowdfunding !

     

    2009-2019. Dix ans… Une tranche de vie. KissKissBankBank est une fabrique à optimisme. Un atelier permanent de créativité collective. Une usine à confiance en soi. KissKissBankBank a eu plus d’impact sur moi que l’inverse. Je sortais d’un univers professionnel individualiste, cupide et violent. Vendre comme profession de foi. Je m’y sentais bien. Pourtant j’en suis sorti épuisé humainement. Je sonnais vide, creux, métallique. Je crois que KissKissBankBank a sauvé mon âme. Et pourtant, quelle aventure !

    Une utopie comme ligne directrice. Un marché vierge. Un entourage circonspect. De la malveillance, parfois. Du soutien aussi. Entreprendre, c’est sauter d’une falaise en construisant son parachute pendant la descente. Si tu as le bon réseau, tu trouves des fonds pour financer ton projet. Six mois de négo. Pour nous, ce sera XAnge Private Equity.

     

    Septembre 2009. Ça y est, on démarre. Débuts très difficiles. Bigre, le cash file à toute vitesse. Huit mois. On n’a encore rien montré. Les caisses sont vides. On arrête ? Jamais ! XAnge remet au pot, sinon ils perdent tout. Comme nous. Ca passe. Juste juste.

     

    Septembre 2010. Un an. Personne ne comprend où nous allons. Nous non plus. On n’est sûrs de rien. On pédale, c’est tout. Après la musique, KissKissBankBank s’ouvre à tous les secteurs culturels et associatifs. Des dizaines de conférences. Partout en France. Cours, Forest, cours. Des myriades de rendez-vous chez les producteurs, les labels, les éditeurs, les tourneurs…

     

    « Quoi ? nos artistes devraient faire la manche sur Internet ? Sûrement pas. »

     

    2011. Heureusement, ça commence à marcher chez les artistes indépendants. Respire. L’économie collaborative envahit les médias et les soirées bobos. Notre page Facebook frémit. Enfin. Les chiffres augmentent. Merci « Télématin ». Miracle. Croissance à 2 chiffres, puis à 3 chiffres. Grisant. Fascinant.

     

    2012. Trois ans. On entre dans le Top 10 des marques les plus sexys du Web français. Pur bonheur ! Mais notre marché est trop petit. Il faut se diversifier. Allez, invente ! Alors on monte une plate-forme de prêts solidaires pour les entrepreneurs, Hellomerci. Pas assez rentable. Bon, d’accord. Invente encore. Et si on investissait notre épargne dans l’économie réelle en prêtant directement aux entreprises françaises ?

    Attention, ici c’est le pays du monopole bancaire. Touche pas au grisbi. Dix-huit mois de lobbying. Bercy, puis l’Elysée, puis Bercy. Puis Bercy, encore et encore. Et paf, le monopole bancaire. Alors, on lance une nouvelle plate-forme, Lendopolis. La troisième en cinq ans. Ventile, ventile.

     

    2015. Des statuts réglementaires, tout beaux tout neufs. Fini le temps des utopies. Dans le nouveau monde régulé du crowdfunding, on parle de fonds institutionnels, de classe d’actifs, de société de gestion. Fichtre. Bienvenue dans le monde des fintech. Aie. Il faut relever des fonds. Déjà ? Oui. Beaucoup ? Oui. Grosse concurrence. On est armé d’Opinel alors que les autres attaquent au bazooka. On a besoin d’air frais. Allez, souffle. Souffle encore.

     

    2017. Réfléchissons : Nous avons huit ans maintenant et deux très belles marques. Nous sommes devenus bankables. La Banque Postale nous fait des appels du pied. Nous serions encore plus forts avec eux. Alors, on vend ou pas ? Soyons honnête, ça a toujours été un des scénarios envisageables. Il nous faut un nouvel élan. Allez, on y va, c’est le moment. On vend.

     

    2018. Alors heureux ? Oui, bien sûr, mais comment dire ? T’as déjà laissé tes fenêtres ouvertes en plein mistral ? Et ben, ça ressemble à ça. Ca secoue pas mal à tous les étages. Ta boîte ne sera plus jamais la même. C’est le jeu. T’as vendu, t’as vendu. Mais bon, globalement, ça se passe bien. Allez, inspire. Expire.

     

    Vincent Ricordeau, cofondateur et président de KissKissBankBank & Co.

     

     

     

  • Tuxedo is here ! Stay classy !

     

     

    En 2014, après une escapade sans lendemain et deux albums chez Universal Republic, Mayer Hawthorne rentrait au bercail, chez Stones Throw Records. Le natif du Michigan ne revenait pas la queue entre les jambes, mais avec un nouveau projet, nom de code « Tuxedo », en compagnie de Jake One, le producteur et auteur du très bon « White Van Music » sorti en 2008.

     

    En mars 2013, le duo nous avait déjà mis l’eau à la bouche avec leur Ep auto-produit éponyme, « Tuxedo Ep », et le titre « Do It », un premier aperçu très prometteur de l’étendue de leur talent et de leur capacité à faire groover même les pensionnaires d’un Ephad…

     

    Tuxedo : « Do It » (Official Video)

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    En 2015, le projet Tuxedo prend enfin forme, avec le premier album du duo, « Tuxedo », sorti chez Stones Throw Records. Et force est de constater que nous avons bien fait d’attendre. On y retrouve « Do It », bien-sûr, mais aussi d’autres titres qui sont depuis devenus des classiques, entre « So Good », « Number One » ou « The Right Time ». En somme, du pur groove à l’ancienne, qui nous renvoie à nos plus belles années, quand nous étions jeunes… et… jeunes. Et pour parfaire le tout, Tuxedo nous gratifiait d’un clip tourné en VHS, excusez du peu, pour le morceau « So Good ».

     

    Tuxedo : « So Good » (Official Video)

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    Printemps 2017, les deux comparses de Tuxedo ont décidé de se remettre sur leur 31. Deux ans après s’être lancés dans l’aventure, le chanteur soul Mayer Hawthorne et le producteur Jake One dévoilaient « Tuxedo II », la suite logique de leur premier album paru en 2015, toujours sur le label californien Stones Throw. Un album pétri de leur amour réciproque d’un R&B gonflé et produit avec les meilleures recettes de l’époque…

     

    Tuxedo : « Fux With The Tux »

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    And now, back to 2017 ! Nous retrouvons nos deux groove masters pour une petite interview de derrière les fagots accordée à Ghislain Chantepie de Fip.

     

    Tuxedo est né quasiment dans l’anonymat, des mixtapes échangées et un projet qui ne se prenait pas trop au sérieux au départ. Avez-vous été surpris par le succès immédiat de votre formule funk ?

    « La feel good music ne se démode jamais, donc en fait, ça n’était pas vraiment une surprise. Nous n’avions pas d’objectif précis lorsque nous avons composé le premier album, et tout le succès qui a suivi a été une sorte de bonus pour nous. »

     

    En guise de nouveauté, on a surtout l’impression que votre nouvel album sonne plus vintage que le précédent, qu’il est plus dancefloor également. De quoi « Tuxedo II » est-il le numéro ?

    « II est le chiffre 2 en alphabet romain et c’est pour nous une forme de clin d’œil à nos groupes de funk favoris, comme Zapp et Windjammer, qui ont intitulé leurs albums avec ce même ordre numéraire. Sur ce disque, nous avons un peu accéléré le tempo par rapport au premier album et au final simplement amélioré la formule existante. »

     

    Vous aviez travaillé avec le grand producteur John Morales pour le premier album, rebelote pour « II » ?

    « En effet, c’est John qui a mixé nos deux albums. Et c’est vrai qu’il apporte à chaque fois l’authenticité de l’époque que nous cherchons nous-mêmes à capturer. »

     

    Tuxedo : « 2nd Time Around » (Official Video)

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    Votre track « 2nd Time Around » reprend le titre d’un morceau des Shalamar, un autre fameux groupe de funk…

    « Shalamar est l’un de nos groupes favoris. Leon Sylvers a eu une grosse influence sur nos productions… et Jeffrey Daniel a appris à Michael Jackson le Moonwalk !!! »

     

    Andrew, comment Mayer Hawthorne influence-t-il le projet Tuxedo et réciproquement ?

    « Pour moi, c’est vraiment génial de faire partie d’un groupe. Tuxedo est quelque chose de plus léger que Mayer Hawthorne et j’y danse aussi beaucoup plus. »

     

    Quels sont les invités de cette nouvelle livraison ?

    « Kokane, la légende du G-Funk, nous fait l’honneur d’être dans les chœurs de deux titres du disque. Lester Troutman de Zapp joue également de la batterie sur un autre morceau. Gavin Turek, qui est la voix féminine de nos compositions, fait aussi un duo avec Mayer sur cet album. Et puis Snoop raconte des conneries… »

     

    On a l’impression que Snoop Dogg n’est jamais très loin de Tuxedo…

    « C’est vrai que Dogg est un ami mais c’est aussi un grand fan de funk. On a vraiment de la chance de l’avoir auprès de nous ! »

     

    « Tuxedo II » est sorti le 24 mars 2017 sur le label Stones Throw Records

     

     

     

  • La Légende de Marley

     

     

    Bob Marley fut un artiste engagé, et trente-sept ans après sa mort, le roi du reggae reste le représentant incontesté de la musique du tiers-monde, mais aussi le symbole de l’émancipation de ces métis jamaïcains socialement rejetés.

     

    Mort très jeune, Bob Marley a eu le temps, toutefois, d’imposer en Occident cette musique au tempo lascif et ses tubes planétaires. L’album hommage titré « Tribute Bob Marley, la Légende » paraissait le 10 juin 2016.

    Car il y a le reggae et il y a Bob Marley… Le rastaman superstar de la Jamaïque est décédé le 11 mai 1981. Trente-sept ans plus tard, son album « Legend » reste l’un des disques les plus vendus au monde.

    Alors comment ce gamin de la misère, enfant illégitime, métis et socialement rejeté, a su gagner une audience planétaire ? Réponse avec le musicien et fan Tété et le journaliste Bruno Blum.

    « Au départ, le jeune Robert Nesta Marley quitte sa campagne pour le ghetto de Trench Town. A Trench Town, il commence la musique en jouant avec Peter Tosh, car celui-ci est un des seuls mecs du ghetto qui possède une guitare. Ce sont les tout débuts, avec les Wailers. Bien avant qu’ils ne se renomment Bob Marley and The Wailers. A l’époque, ils commencent à jouer du rock-steady. » (Tété)

    « Le premier album des Wailing Wailers, comme ils s’appellent au moment de la sortie du disque en 1965, c’est du pur ska. Sur cet album figure le titre « Rude Boy » qui sera un de leurs tout premiers hits. » (Bruno Blum)

     

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    Après plusieurs No 1 en Jamaïque, Marley, loin de rouler sur l’or, décide d’émigrer aux Etats-Unis en 1966.

     

    « Marley fait Woodstock. Sauf qu’il ne participe pas au festival en tant que musicien, mais il va y vendre des petits colliers de perles pour se faire un peu d’argent. L’histoire de Marley, c’est la survie. En 1979, Marley sort son morceau « Survival« , et ça n’est pas surfait, pour la peine. La Jamaïque, il faut le rappeler, ça n’est pas du tout l’image qui figure sur les cartes postales. La Jamaïque est ultra-violente et le Jamaïcain n’est pas cool. A tel point que dans les bals du samedi soir, les mecs buvaient de la bière. Enormément de bière… Et quand vous avez une musique un petit peu électrique, et un tempo assez enlevé, les mecs finissaient par se battre. Le premier tube de Marley, c’est « Simmer Down » en 1964. Simmer Down, ça veut dire « Hé mec, reste cool ». Et en fait, il y a un mec qui a l’idée géniale de ralentir le tempo. Le reggae, c’est juste ça, du rock-steady dont on a ralenti le tempo. » (Tété)

     

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    Le tournant international dans la carrière de Marley, c’est sa rencontre avec le producteur Chris Blackwell à Londres en 1973. Blackwell dit : « Moi, je la comprends, cette musique, mais les gens ne vont pas la comprendre, car le principe du reggae, c’est que les temps sont à l’envers. Nous, on a l’habitude, les 2, les 4, comme on dit. Avec le rythme one-drop, vous avez le charley qui fait tss tss tss tss, et sur le 3ème temps, vous avez la grosse caisse qui fait boum, et la caisse claire qui fait clac… »

    Le coup de génie de Chris Blackwell, c’est de vendre Marley comme un artiste de rock, et non comme un artiste de reggae. On ajoute des solos de guitare, une image plus rock. Marley apparaît sur les photos avec ses musiciens, alors qu’en Jamaïque, les groupes de rock, ça n’existe pas. Plus qu’un simple pape du reggae, Bob Marley est surtout celui qui a occidentalisé le genre.

    « Ce qui marche dans le monde à l’époque, c’est le disco. Marley veut partir à la conquête du monde. Et surtout, il veut être numéro 1 aux Etats-Unis. « Could You Be Loved », en 1980, c’est la version de Marley du beat disco. Si on se remet le morceau en tête, on y trouve le même charley que sur un track disco. » (TéTé)

    La consécration pour Marley, c’est un concert enregistré à Londres en 1975, qui fera l’objet d’un album live, et sur lequel figure le morceau « No Woman No Cry ». Cette chanson, c’est l’histoire d’une femme qui a perdu son gamin, décédé dans une tuerie au milieu du ghetto, et Marley dit à cette femme qu’il ne faut pas pleurer, que tout ira bien. Ce message d’espoir devient l’hymne absolu de la musique reggae. Numéro 1 partout dans le monde, sauf aux US, on ne compte plus le nombre de reprises, des Fugees à Boney M, en passant même par Joe Dassin, avec « Si tu penses à moi »…

     

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    « My right, I know what that is. You see ? And I don’t care who the guy is, because my right is my right »

     

    Représentant du mouvement Rasta, Bob Marley devient aussi un symbole universel de contestation et d’émancipation. Avec des chansons comme autant d’hymnes aux opprimés, Marley a réussi avec sa musique de paysan illettré à conquérir la planète. Chez Marley, il y a le combat politique, d’émancipation, la lutte des classes, mais aussi son voeu pour le fameux « One Love », à savoir de réunir les gens au rythme de son universalité.

     

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    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Bob Marley Official

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Bob Marley Biography

     

     

     

  • Le dernier selfie de Romain Gary

     

     

    « Je pense ne plus avoir assez de vie devant moi pour écrire une autre autobiographie. »

     

    Le 2 décembre 1980, l’écrivain Romain Gary mettait fin à ses jours. Quelques mois plus tôt, il avait tenu ces sombres propos lors d’un entretien accordé à Radio-Canada. A l’occasion du centième anniversaire de sa naissance en 2014, Gallimard publiait « Le sens de ma vie », une retranscription de cet entretien avec Jean Faucher.

     

     

     

    Cheese… on dirait que Romain Gary a fait le choix, lorsqu’il se confie au réalisateur québécois, de disparaître avec le sourire. Car, en cette année 1980, les jeux sont faits, de toute évidence. « Je pense, confie Gary, ne plus avoir assez de vie devant moi pour écrire une autre autobiographie ». Vie devant moi, vie devant soi. Que Gary ne cesse de raconter, pour vaincre le temps dont il se plaint de ne pouvoir maîtriser la course effrayante. Vieillir ? On connaît, sur le sujet, sa religion…

     

    « J’imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi je suis incapable de vieillir, j’ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J’ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. »

     

    Le voici donc, à quelques mois de la chute finale (il se tire une balle dans la bouche le 2 décembre 1980), qui tire les derniers feux de cette vie d’artifice, racontant à un rythme d’enfer, depuis ses premiers souvenirs de la révolution soviétique – « J’étais couché sur la place Rouge, il y avait des balles qui sifflaient, ma mère s’est jetée sur moi pour me protéger » – les mille facettes de sa personnalité.

    On dirait un guide de musée qui ferait visiter Chambord dix minutes avant la fermeture : enfance russe, passage en Pologne, installation en France. Mais soudain Gary passe en mode ralenti : sa mère entre en scène, l’amour de sa vie.

    On sait, depuis « La Promesse de l’aube », le rôle fondamental qu’a joué la tenancière de la pension Mermonts à Nice. Francophile, Mina Owczynska, qui fabriquait en Russie de fausses étiquettes Paul Poiret pour les coller sur des chapeaux de sa fabrication, est persuadée que son chouchou de fils cumulera les honneurs : « ambassadeur de France » et « grand écrivain français ».

     

    Le Paris de Gary

     

    Romain, pour l’heure, fait surtout du sport. Il excelle dans l’art du tennis de table, publie une nouvelle dans « Gringoire » (Gary écrit depuis l’âge de neuf ans), et monte à Paris. Il gagne sa vie comme marchand de glace, puis comme serveur dans un restaurant russe, et passe ses nuits dans les maisons closes de la capitale, où il interviewe des prostituées pour le compte d’un journaliste qui lui sous-traite le job. Monde fantastique où, dit-il, sa part obscure manque de prendre le dessus.

     

    « Je me suis souvent trouvé à Paris entre deux métiers, n’ayant guère de quoi vivre, je n’avais que deux chemises, je vivais de concombres et de pain et je me souviens d’un épisode particulièrement pénible […] à Miromesnil, un établissement pour dames où à la fois des messieurs pervers et des dames un peu trop libérées à l’époque et trop affranchies venaient pour se satisfaire. Un camarade américain m’avait proposé contre très forte rétribution d’aller en quelque sorte procurer les satisfactions que vous imaginez à ces dames. »

     

    Portrait de l’artiste en demi-mondain, avant de finir mondain tout plein…

    Car l’écrivain semble conduire sa vie comme un amusant bolide, curieux des obstacles et s’amusant des embardées. Avec son premier roman, « Le Vin des Morts » (1937), ouvrage néocélinien que refuse Robert Denoël, il cherche sans succès à se faire un nom dans la littérature.

    Qu’importe, la guerre éclate, donc la promesse d’une mort héroïque. Gary rejoint de Gaulle à Londres. Le Général, que Gary insupporte avec ses manières de voyou de grand chemin et de bandit au coeur noble, lui fait passer un sale quart d’heure. Puis ce seront les missions (dans l’aviation) et la victoire. Auteur d’un livre à succès, il est félicité par le Général. D’être sacré compagnon de la Libération sera, dit-il, le plus beau moment de sa vie.

     

    Gary féministe ?

     

    Fier militaire auréolé de toutes les gloires, il rentre à Nice pour découvrir que sa mère est morte depuis plusieurs années. Gary, dès lors, va mener cette existence brillante mais dont on sent que lui manque le moteur essentiel. Vie de femmes (Lesley Blanch, Jean Seberg), de films (il devient scénariste à Hollywood), d’écrivain (sous son nom et sous celui, entre autres, d’Emile Ajar), de diplomate aussi.

    Dans l’étrange conclusion qui parachève le livre, et où il livre l’explication de sa vie, Gary rend hommage à la féminité qui l’a, dit-il, toujours inspiré.

     

    « Je pense que si le christianisme n’était pas tombé entre les mains des hommes, mais entre les mains des femmes, on aurait eu une tout autre vie, une tout autre société, une tout autre civilisation. »

     

    Gary féministe ? De tous les masques dont il n’a cessé de se parer, il ne manquait plus que ce dernier…

     

    Auteur : Didier Jacob

     

    ✓  « Le Sens de ma vie », par Romain Gary, Gallimard, 110 p., 12,50 euros.
    ✓  Du même auteur chez le même éditeur, « Le Vin des Morts », 240 p., 18 euros.
    ✓  « La Promesse de l’aube (CD) », lu par Hervé Pierre, Gallimard.
    ✓  Un album consacré à Jean Seberg, préfacé par Antoine de Baecque, paraît au Mercure de France.

     

    Romain Gary, né le 8 mai 1914 à Vilnius, de son vrai nom Roman Kacew, est l’auteur d’une quarantaine de livres dont « Les Racines du Ciel » (prix Goncourt 1956), « Les Clowns Lyriques » et, sous le pseudonyme d’Emile Ajar, « La Vie devant Soi » (Prix Goncourt 1975). Il est mort le 2 décembre 1980, à Paris.