Étiquette : Hubert Touzot

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 10)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE XIV

     

    Apprendre un (vrai) métier…

    Dans mon royaume, où je croyais être une de mes figurines à taille humaine, je n’avais pas pris au sérieux ce que l’on pouvait me dire au sujet du monde réel, celui où nous sommes faits de chair et de sang ; cette chair qui doit se conformer à des lois physiques. Dans les années 70, encore enfant, on me laissait tranquille sur ce point. J’arborais ce physique grassouillet, ces lunettes disproportionnées et parfois même, comme sur certaines photos, avec un bob sur la tête. J’aurais pu très bien sortir tout droit d’un dessin animé japonais.

    Pourtant, en 1980, mon corps commença à changer, les lunettes devinrent rondes et orange, et certains décelèrent chez moi une certaine préciosité. Ma conscience terrestre s’éveillait tant bien que mal et dans ce nouvel environnement, je me rendais compte que le monde pouvait m’être hostile. Je devais apprendre à mieux synchroniser mes mouvements ainsi que ma pensée à tout ce qui m’entourait.

    Voilà, je me retrouvais donc en pension, en école hôtelière, où j’allais passer des semaines entières et cela pendant trois années. C’était sur l’île de Noirmoutier, en Vendée. « Noirmoutier, Noirmoutier, une semaine d’arrêt… Noirmoutier ! »

    Tous les lundi matin, mon père me réveillait à cinq heures, puis m’emmenait en voiture jusqu’à Fontenay-le-Comte, où un car m’attendait devant la gare. Il faisait encore nuit et triste. On traversait ensuite tout le département, en ramassant au fur et à mesure des êtres mi-élèves mi-zombies, que je voyais monter et s’assoir, avec leurs têtes de chausson aux pommes. Je somnolais jusqu’à l’arrivée dans mon purgatoire insulaire. C’était un sinistre périple, acheminant des adolescents serviles et passifs jusqu’à une destination dont personne ne pouvait raisonnablement rêver, mis à part peut-être ceux qui avaient chez eux des existences encore plus sordides.

    Tel un esprit emmuré, un petit Jésus qui se serait trompé de crèche, je me retrouvais pensionnaire durant trois longues années, passées à apprendre à découper des poulets et des canards, flamber des bananes et côtoyer des fans de Dire Straits, arborant tous d’horribles keffiehs palestiniens autour du cou.

    En un claquement de doigt, vous pouvez vous faire écraser par une voiture, devenir millionnaire au Loto, rencontrer Idriss Elba au détour d’une rue, ou alors attendre sans savoir ce que vous attendez, dans un lieu que vous ne comprenez pas. Enfin, si, vous comprenez très bien ce qui se passe et cela vous aide à prendre conscience des mauvais choix que vous pouvez faire parfois dans l’existence, avec toutes les bonnes ou les mauvaises voies qu’on a choisies à votre place… Il aurait pourtant suffi de pas grand-chose, finalement. Avoir la moyenne en maths, sourire un peu plus, et j’aurais peut-être pu survivre jusqu’à la fin du lycée, avec le Bac à la clef, pour envisager d’aller ensuite en Fac.

    En attendant, tout cela puait le mauvais casting, l’erreur monumentale sur l’acteur principal, sous-employé dans un rôle qui ne lui convenait pas du tout. Encore une fois, j’étais à côté de la plaque et tout le monde se demandait ce que je foutais là. Un pauvre téléfilm sur TF1, alors que je me voyais dans des péplums, des films de chevaliers, des superproductions hollywoodiennes dans lesquelles j’aurais incarné à la perfection le méchant machiavélique. Eh bien non, au lieu de tout ça, c’était « Pause-Café » avec les sous-pulls en acrylique et les pattes d’eph…

     

     

    CHAPITRE XV

     

    Alcatraz…

    Monsieur Mallet, le proviseur, sentait le tabac froid et l’alcool, et cela dès 08h30 du matin, comme d’ailleurs une bonne partie des professeurs et du personnel de l’école. Les chefs cuisiniers étaient des psychopathes qui pouvaient vous jeter à la figure des ustensiles de cuisine, depuis les casseroles jusqu’à la friteuse remplie d’huile bouillante. Une classe entière subissait donc ce genre de brimades, et une bonne quinzaine d’élèves avait même eu le visage brûlé. De cette ambiance générale assez particulière et de ces gens avinés qui nous transmettaient leur savoir, je ne gardais pas un souvenir impérissable, hormis peut-être pour un professeur d’anglais avec qui nous apprenions la langue de Shakespeare en chantant des chansons des Beatles, ou pour un prof de français assez fantasque, qui adorait mes rédactions et qu’il lisait à toute la classe. Et c’était là une première, il faut bien admettre… Enfin, quelqu’un de plus âgé que moi me considérait.

    Monsieur Mallet, une sorte de mix savant entre Oscar Goldman et Minos dans le film « Peur sur la Ville », arborant les lunettes de Jacques Chirac période giscardienne et la même peau bleue que le masque de Fantômas, arpentait les couloirs et les corridors, tel Belphégor, la cravate toujours sur l’épaule et les bras tendus en arrière, probablement pour aller plus vite, à la recherche des élèves qui n’auraient pas respecté le dress code imposé par le règlement de l’école. Je faisais évidemment partie de ceux-là.

    La coupe de cheveux se devait d’être la plus courte possible pour les garçons. Le port du jean était toléré, mais avec un pli. Aucun signe trop ostentatoire, tels que pins, badges, bijoux ou étiquettes cousues dans tous les sens, n’était autorisé. Inutile de préciser que je dérogeais à pas mal de ces règles, et ce bon vieux monsieur Mallet mettait un point d’honneur à me les rappeler, en arrivant toujours par derrière et en me soulevant par les cheveux, ou alors par une oreille, tout en sifflant d’une voix cauteleuse dans le creux de celle-ci : « Alors, monsieur Touzot, vous souhaitez peut-être que je vous emmène moi-même chez le coiffeur, m’occuper de votre coupe de jean-foutre ? »

    Hormis ces quelques détails croustillants, je dois avouer que je n’ai pas gardé de souvenirs précis ou d’impression particulière durant ces trois années passées à éplucher des pommes de terre, à étudier des chansons de Balavoine avec un autre professeur de français, ou encore à supporter les attitudes misérables des pétomanes avec qui je devais composer dans le dortoir.

    C’est ainsi que, contre toute attente, j’avais pu obtenir, dans le bâtiment où nous dormions, l’autorisation d’occuper seul une minuscule pièce tout au fond du couloir. Une cellule monacale où personne ne souhaitait passer ses nuits. Toutes les autres chambres comportaient au moins quatre lits et c’était un privilège pour tous les garçons de pouvoir partager cette expérience… Quant à moi, je dois admettre que j’étais aussi bien dans ma cellule au fond du couloir…

    L’odeur de chaussettes, les pets et les attitudes frustres de ces australopithèques me révulsaient. Je détestais cette vie de groupe et l’intimité que l’on devait partager avec le premier venu. J’attendais à chaque fois que tous soient pendus au poste de télévision, à regarder leurs matchs de foot, pour prendre ma douche seul. De la même manière, il m’était absolument impossible d’aller aux toilettes. C’est bien simple, à la fin de chaque semaine à Noirmoutier, je frôlais l’occlusion intestinale. Autant dire que lorsque j’arrivais le vendredi soir à la maison, l’accès aux toilettes après mon passage pouvait s’avérer particulièrement périlleux… C’était en tout cas mon moment préféré de la semaine, et là, pour la peine, je donnais tout ! Une sorte de 14 juillet, entre feu d’artifice et illuminations…

    Au LEP Les Sorbets, mes fréquentations ne sortaient pas du cercle que je m’étais créé, constitué uniquement des filles de ma classe. Je fis cependant la connaissance de deux autres garçons, qui se révélaient rapidement être des homosexuels en devenir. Ils pouvaient d’ailleurs de temps à autre intégrer notre club très fermé, où nous passions notre temps assis dans un coin à commenter tout ce qui pouvait passer sous nos yeux. Nous étions sans pitié et adorions nous moquer, si possible avec une extrême cruauté, ou distiller de terribles saloperies, sans la moindre once de compassion pour notre prochain.

    Jean-Yves et Sylvain, de parfaits prototypes de cette faune que j’allais bientôt côtoyer à une plus grande échelle, étaient l’archétype de ces petits pédés régionaux, qui semblaient cependant avoir une longueur d’avance sur mes propres questionnements. Les deux lascars paraissaient au premier abord assez sûrs de leur fait. En substance, ils savaient ce qu’ils étaient et m’avait également immédiatement repéré.

    Je comprenais ainsi que les gays, affirmés ou pas, se reconnaissaient entre eux dès qu’ils ouvraient la bouche. Cette façon de voir et de façonner le monde, comme si tout n’était qu’une vaste blague et que rien n’avait d’importance. Il y avait une certaine maturité chez eux, en particulier dans leurs propos. Et en fait, je réalisais que je n’aimais pas ça. Je n’appréciais pas leur goût pour une certaine forme de vulgarité et cette habitude qu’ils avaient de tout ramener aux choses du sexe ou de tout féminiser. En tout cas, tout cela manquait cruellement de mystère et de poésie.

    Cette attitude n’avait pour but que de se rassurer eux-mêmes et leur permettre d’affronter au mieux le mépris ambiant, lorsque la moindre faille pouvait être exploitée contre eux. J’aurais pu également me sentir rassuré d’avoir rencontré des gens comme moi, mais ce n’était pourtant pas le cas. Et je sais que je n’en aurais pas fait des amis pour la vie. Leur allure générale, leur physique, leurs vêtements, tout en eux finalement me rebutait. Je ne souhaitais pas du tout leur ressembler ou que l’on puisse me mettre dans le même sac…

    J’ai bien-sûr aussi été la victime désignée d’un groupuscule de dégénérés, des terreurs qui sévissaient dans les lieux. On n’y peut rien, le monde est ainsi fait. C’est une règle ethnologique élémentaire. Dans tout groupe humain et a fortiori dans une école, on trouvera immanquablement la représentation de la bêtise personnifiée ; « l’homme a une intelligence hélas desservie par ses organes », comme disait l’autre, d’ailleurs très justement…

    La débilité dans le monde revêt bien des aspects différents, mais au sein des établissements scolaires, elle se confond et se rassemble souvent sous le même étendard, celui porté fièrement par ces mêmes grosses têtes de vainqueurs, aux mêmes regards ronds et vides et à la bouche ouverte. Dans mon cas, il s’agissait d’une bande d’abrutis et accessoirement futurs cuisiniers, dont le chef s’obstinait à me faire peur ou à m’humilier dès que je passais à portée de ses quolibets.

    Il faut avouer que j’avais le profil type, et forcément, je représentais pour lui et ses séides, non pas une menace, mais tout ce qu’ils détestaient. Inconsciemment, pour les agacer un peu plus encore, j’avais toujours la répartie facile ou le petit mot qu’il fallait pour les rembarrer, ce qui n’arrangeait pas vraiment mon cas. Les insultes basiques et très limitées dans leur champ lexical, telles que « PD, pédale, gros PD, grosse pédale… », étaient logiquement le plat qu’ils me servaient  en retour.

    Puis ils passèrent aux menaces physiques, avec des histoires de gros et longs légumes verts introduits dans des orifices que la morale réprouve normalement. Je dus alors moi aussi m’adapter à leur vision de la vie, en ayant recours à la force… en distribuant des mawashi geri en rafale à toute cette troupe d’ahuris… Euh, en fait, non… Soyons honnête, j’en avais juste touché deux mots à mon frère, une autre terreur dans son genre, mais en plus âgé. Las de toutes ces turpitudes, je lui avais transmis mes doléances, à la manière d’une petite chose craintive, et il s’était aussitôt enthousiasmé pour le dossier.

    La gageure tenait au fait que tout devait se passer par l’intermédiaire d’une cabine téléphonique qui se trouvait dans la cour principale, à la disposition des élèves. Ce qui s’avérait être encore plus pratique, c’est que cette cabine jouxtait le banc où l’on pouvait souvent trouver la clique en question, avachie dès qu’elle en avait la moindre occasion. La disposition des différents éléments dramatiques sur le plateau comme des principaux intervenants de cette délicate affaire était tout bonnement optimale, et la pièce qui allait bientôt se jouer devrait être, l’espérais-je en tout cas, un vrai et franc succès.

    Nous avions tout prévu avec mon frère, transformé pour l’occasion en Charles Bronson dans « Un Justicier à Noirmoutier ». Nous avions convenu du jour et de l’heure, pour que le plan fonctionne à la perfection. Je me rendais donc innocemment à la fameuse cabine, à une heure où j’étais sûr de trouver les gros durs, rivés à leur banc comme des moules à leur rocher. Tout juste passé devant eux, j’avais évidemment droit à leur psalmodie habituelle.

    Avant cela, j’avais à peine décroché le combiné et mis les pièces dans la fente que déjà, la coterie s’était levée comme un seul homme, pour venir s’agiter autour de la cabine, dans un ballet censé m’effrayer et me pousser à appeler à l’aide. Ils avaient seulement omis un détail. Il ne savait pas que j’étais le frère de… Laurent Touzot, de Niort !

    Quelle ne fut pas la surprise pour leur chef, celui au faciès porcin, lorsque je lui tendis le combiné en lui indiquant que quelqu’un souhaitait lui parler. Mister Peggy, incrédule et hésitant, prit l’appareil et il n’en résulta qu’un ridicule petit « allo ? ». Mon frère, à l’autre bout du fil et à quelques centaines de kilomètres de mon île maudite, lui débita son laïus d’une efficacité a priori redoutable, à base de termes soigneusement choisis et prononcés de manière calme et polie, qui laissèrent la brute épaisse dans le désarroi le plus total.

    Lorsqu’il eut fini, mon frère demanda à ce que Mr Peggy me repasse le combiné. Le pourceau, devenu tout blanc, me tendit le téléphone : «  Euh, tiens… C’est, c’est ton frère… ». Mon plaisir n’en était que plus intense, sachant précisément ce que la brute s’était vu dire… Pour que des menaces soient le plus efficaces possible, elles doivent toujours être étalées comme de la pommade. En substance, Laurent Touzot, de Niort, lui avait suggéré de ne plus proférer ni insultes ni intimidations physiques à mon endroit, sous peine de s’exposer à de très gros ennuis. Car même si mon frère avait dû parcourir les 200 km qui séparent l’île de Noirmoutier de Niort, il l’aurait fait rien que pour le plaisir de pouvoir claquer le beignet au triste sire, devant sa cour d’avortons. Et puis, si ça pouvait rendre service…

    Dès lors, je n’eus plus jamais le moindre problème avec ces abrutis, qui désormais ne manquaient jamais de me saluer le plus cordialement du monde lorsque nous nous croisions. Voire même parfois jusqu’à me céder leur place dans la file d’attente au réfectoire, surtout lorsqu’il y avait du rab de frites. Je notais peut-être un excès de zèle qui n’était pas forcément nécessaire. Mais bon, je dois néanmoins avouer que je ne boudais pas mon plaisir… L’être humain a cela de fascinant qu’il peut changer du tout au tout, dans ses priorités comme son état d’esprit, en fonction de la météo ou des risques d’orage. En tout cas, il recèle en lui une indéniable capacité d’adaptation. Et comme le disait si bien Desproges : « Étonnant, non ? ».

    Ce jour-là, je compris aussi à quoi pouvait servir un frère de cinq ans votre aîné, même s’il vous a parfois maltraité ou mangé vos œufs de Pâques, lorsque vous étiez enfant… C’était malgré tout mon frère et Laurent Touzot, de Niort, ne semblait pas très enclin à vouloir badiner avec la famille. Jamais…

    Chaque week-end, je rentrais donc à Niort (« Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »), et Thierry passait me prendre chez moi dès le vendredi soir. Ma vie, mise en parenthèse durant la semaine, recommençait vraiment à ce moment précis, mais elle ne durait que 48 heures. J’étais un papillon en sursis.

    Dès le dimanche soir, à 20 heures précises, lorsque résonnait le générique de Maguy, « elle voit souvent rouge, avec elle ça bouge, Maguy soleil ou bien Maguy larmes, on est sous le charme », tout mon corps reprenait son aspect marmoréen. J’abhorrais Rosie Varte, elle et son odieuse permanente. J’aurais voulu conchier ce summum de vulgarité qui, chaque dimanche, sonnait la fin de la permission.

    Car chacune de ces parenthèses était synonyme d’intensité et de réserve d’oxygène accumulée pour la semaine suivante, comme ultime recours à mon inéluctable asphyxie. Il allait falloir tenir trois ans… J’étais devenu plus fort que Jacques Mayol et je pulvérisais chaque semaine le dernier record d’apnée du célèbre homme-dauphin. Trois années de bêtise absolue… et de constipation.

    Chose étrange, étonnante même, j’étais assez bon élève. J’avais la moyenne dans toutes les matières et on ne peut décemment pas dire que je me forçais vraiment. Le niveau de ce que l’on nous enseignait au LEP Les Sorbets ne devait décidément pas être terrible… Mais au terme de ce sinistre cursus, avec les résultats obtenus durant ces trois années, je passais toutes les épreuves les doigts dans le nez.

     

     

    CHAPITRE XVI

     

    La fille de l’air

    Dans le mois qui suivit l’obtention de mon examen – un CAP de « serveur » – je sautais sur la première annonce aperçue dans un journal professionnel. Un restaurateur parisien recherchait un jeune gars débutant dans le métier, provincial de préférence, car un logement de fonction était compris dans le package (comprenez, garçon débarqué de sa campagne, un peu con-con et pouvant accepter n’importe quel salaire)…

    Une chance comme ça, c’est comme avec la queue du Mickey, il faut aller très vite. Crac, billet de train, Zou, deux valises, Paf, instinct de survie, Pouf, le changement, c’est maintenant. Go ! Mes parents ne réalisèrent pas que leur fils bizarre venait de s’emballer. En 48 heures, tout était réglé. Miraculeusement, j’étais le premier à appeler pour l’annonce. Le monsieur au bout du fil, au bout de cinq minutes d’entretien, me confirmait que j’étais pris et me demandait de venir le plus vite possible.

    Lorsque Môman et Pôpa commencèrent un peu à comprendre ce qui était en train de se passer, j’étais déjà sur le seuil de la porte. Ils s’apprêtaient à dire quelque chose. Et « pschuiiiit », j’étais plus là ! L’avenue, la gare, « Le train 6200 en provenance de la Rochelle et à destination de Paris Austerlitz, va rentrer en gare. Éloignez-vous de la bordure du quai, s’il vous plait ! ». « En voiture… Attention à la fermeture automatique des portes… ». « Attention au départ ».

    C’était le début du mois de juin. Un ciel bleu. La lumière était belle. Je n’avais pas peur. Aucune anxiété. J’étais d’un calme absolu. Voilà, je partais. Je changeais de vie ou je commençais la mienne. Ma vie… Le train glisse, il m’emporte, terminus Paris.

     

     

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 06)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 08)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 09)

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 9)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE XII

     

    Séisme intime

    Durant encore quelques années, je n’eus pas vraiment conscience de la véritable nature de mes désirs. Certes, je garde encore aujourd’hui en mémoire – je devais être en CE1 ou en CE2 – d’avoir eu une sorte de béguin pour un garçon (pour une biguine avec toi, envie de biguine avec toi…). Je me souviens même qu’il s’appelait Cyril. Mais à cet âge-là, impossible de mettre un mot sur l’état qui m’habitait…

    Quant aux filles, elles ne m’intéressaient toujours pas, hormis si elles pouvaient me servir de public ou de victimes. Je développais en effet depuis longtemps ce don de faire rire les autres, et en particulier la gente féminine. Je dois avouer que je suis de ces personnes drôles naturellement, comme ça, sans avoir à se forcer. En tout cas, ce trait de personnalité a toujours plaidé en ma faveur et laissé planer quelques doutes à mon sujet. Et comme j’étais toujours entouré d’une basse-cour de petites dindasses que je faisais glousser, je passais auprès des garçons de ma classe pour une sorte de micro Don Juan, un coquelet boute-en-train qui à défaut d’être séduisant avait un charisme certain. Ça les rendait forcément jaloux et curieux, mais on me laissait tranquille.

    A l’adolescence, je n’éprouvais pas plus d’attirance pour les garçons de mon âge. Tous ces corps, ces physiques acnéiques et blancs, me dégoûtaient. La révélation survint au moment où je m’y attendais le moins, dans l’hypothèse où j’aurais dû m’attendre à quelque chose, d’ailleurs… La vérité m’explosa ainsi à la figure par un de ces après-midis ensoleillés et emplis de gazouillis d’oiseaux printaniers.

    Je me rendais régulièrement à la grande maison de la presse du centre-ville, où je dégotais tout ce qui s’avérait être le moteur de mon existence à cette époque, entre « Starfix », « Mad Movies », « L’Ecran Fantastique », ou encore les comics : « Strange », « Titan », « Spidey », « Special Strange »… Ce jour-là, précisément, tandis que je cherchais les nouvelles parutions du mois et que je ne retrouvais plus mes revues favorites à l’endroit où elles auraient normalement dû être rangées, un titre attira soudain mon attention…

    « Gay Pied »… Bon sang, mais qu’est-ce donc ? Avec mon sens de la déduction empreint de naïveté, j’en tirais de suite une conclusion singulière. Des gens avaient dû créer une revue consacrée exclusivement aux pieds. Attention, pas n’importe quels pieds. Non, les pieds heureux, joyeux. Je ne sais pas pourquoi, mais plutôt que de laisser ce magazine étonnant à son destin et à ceux sûrement à l’affut tous les mois de nouvelles fraîches de tel ou tel pied, content de surcroît, je m’en emparais. Ce que je découvris alors en le feuilletant, parcourant ces pages aux grandes photos plus qu’explicites, me fit parvenir très vite à la conclusion qu’on n’y parlait nullement d’orteils rigolards…

    Ce que je vis provoqua en moi un véritable séisme, suivi d’un détachement de banquise et d’une dérive de continent conjugués. C’est bien simple, je faillis tomber dans les pommes. Je perçus un bourdonnement sourd, ma vision s’assombrit quelques secondes, le temps pour moi de refaire la netteté sur ce que j’avais sous les yeux. Trois garçons noirs, probablement d’origine africaine, nus, bandaient sans vergogne entre mes mains tremblantes. Avais-je déjà vu auparavant une bandaison pareille ? Pas à ma connaissance, hormis peut-être mes sessions masturbatoires personnelles, timides, rapides et maladroites. Mais ici, c’était tout autre chose. Des sexes arc-boutés, cyclopéens, comme les eût probablement décrits Gainsbourg, des phallus qui semblaient avoir été sculptés dans de la porphyre. Des totems érigés par je ne sais quel dieu, tels des statues, des guerriers massaï, des gladiateurs, des généraux romains…

    Les garçons jouaient avec leurs engins sataniques, affichant des poses lascives sur papier glacé. Et ils me regardaient fixement. Oui, ils me scrutaient jusqu’aux tréfonds de mon âme. Ils me dévisageaient, moi et moi seul. J’en étais sûr… Leurs sexes gigantesques tenaient à peine dans leurs mains. Et puis leur peau noire, rendue luisante par la lumière ou la sueur, mais peut-être naturellement, me renvoyait des reflets aveuglants. Cette peau que je n’avais jamais vue ou considérée auparavant. Le troisième, quant à lui, posait de trois-quarts dos, se montrant ainsi plus soumis et callipyge. Je n’avais jamais vu de telles fesses, si rondes et si fermes, comme un fruit idéal.

    Je venais de renaître ou de découvrir le monde, le mien. Je replaçais précipitamment la revue, à l’envers, en froissant la couverture et les premières pages. Et je fuyais le lieu du cataclysme qui venait tout juste de se produire. Dehors, il faisait toujours beau. L’écosystème ne semblait pas avoir été chamboulé pour autant. Niort n’avait pas été rayée de la carte. J’étais donc tout seul, moi et mon tremblement de terre intérieur. Je marchais dans la rue comme un poulet sans tête. Mon coeur battait la chamade, j’avais chaud et mon sexe était devenu dur comme une barre d’acier en fusion. Ma libido avait fait son entrée triomphante dans ma vie. L’armoire normande venait d’ouvrir sa porte en grand et libérer le Léviathan.

    Dans la moitié de ces années 80, être un adolescent, fils de parents commerçants, dans une petite ville de province, ici Niort (« Niort, Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »), consistait en une chambre capitonnée, molletonnée, avec des pompons, des doubles rideaux et une vague odeur de pot-au-feu flottant dans l’air. Le monde extérieur ne passait que par le prisme de la télévision. Les téléphones portables et internet ne semblaient être dans l’immédiat que de la science-fiction ; un monde en vase clos, un aquarium qui s’auto-alimentait et se suffisait à lui-même. Quant à moi, je percevais que ça commençait à craquer de toute part. Je me sentais de plus en plus à l’étroit et ce que j’avais découvert chez le marchand de journaux n’allait pas arranger les choses.

    Et puis ça n’était certainement pas à Niort que j’allais rencontrer ce genre de garçons. L’appel du large m’obsédait et des vents lointains soufflaient dans mes cheveux. Je n’avais plus que cette image en tête, ce que j’avais contemplé dans cette revue sur les pieds heureux, et il fallait absolument que cette vision devienne plus concrète.

     

     

    CHAPITRE XIII

     

    Salut les copains !

    Ne vivant pour l’instant que pour les dessins animés, le cinéma et la geek-culture, je n’étais pas pour autant un enfant timoré ou autiste. Au contraire, je me montrais d’un naturel enjoué et plutôt bavard. En société, je ressentais ainsi constamment ce besoin irrépressible de faire rire, mais aussi de chanter et de danser. Et il fallait très souvent que je sois le centre d’intérêt. Mais je ne savais pas encore canaliser toute cette énergie et cette créativité.

    A cette époque, un ado ne pouvait pas se cacher derrière un téléphone à écran tactile pour vivre sans encombre sa double vie. Ni avatar ni béquille, comme Snapchat, WhatsApp, Instagram. Autant d’applications et de filtres enjôleurs pour rêver sa « life » d’ultra narcissique, de cuistre à paillettes, et s’imaginer star d’un jour ; paraître plus sympa et super drôle, à grand renfort de filtres de chien, de clown, de petite catin ou autres ersatz d’une réalité augmentée. Tous ces hédonistes en carton, ces selfistes modeux, ces racailles parvenues, ces petites nymphettes idiotes et ces exhibitionnistes du dimanche n’existaient pas encore. Non, en 1983, l’ado devait ainsi faire preuve d’une dose certaine d’imagination pour se construire une identité. Et il n’avait pas forcément le choix. Il devait être lui-même, sans l’aide de tous ces cosmétiques virtuels.

    L’enfant rondouillard que j’étais commença cependant à se désengorger. La croissance, sans doute, fit que je m’allongeais un peu. Je gardais encore mes joues et ces yeux ronds et fixes, avec comme conséquence les pupilles bien noires et un regard entre arrogance et nonchalance, ce qui en exaspérait plus d’un. Mon visage d’enfant sombre devint comme un masque, surmonté d’une petite bouche pulpeuse, souvent en mode « cul de poule ». Je devais d’ailleurs être facile à caricaturer, tant je ressemblais à une sorte de descendant en droite ligne des Bourbons, avec le même grand nez aquilin hérité de mon père.

    À treize ans, je m’étais finalement fait des amis, Thierry et Philippe, deux frères qui réalisaient un film en Super 8 dans leur garage, à grand renfort d’effets spéciaux et d’imagination. Je les avais trouvés par le biais d’une petite annonce qu’ils avaient laissée sur la radio locale, Radio Niort (« Niort, Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »). Ils cherchaient des gens de leur âge, passionnés de cinéma et qui souhaitaient participer à la fabrication d’un film fantastique, projet ambitieux au titre quelque peu nébuleux de « Sous la Corne de l’Uffle Roi ». L’histoire d’un jeune garçon qui, avec l’aide d’une poupée magique, partait combattre une vile créature vivant dans un monde souterrain et volant les rêves des adolescents. Ce monstre, éternel croque-mitaine, avait l’aspect d’un vieux rhinocéros à monocle, qui se déplaçait en chaise roulante mais possédait aussi d’infinis pouvoirs.

    Nous tournions dès que nous avions du temps de libre, durant les week-ends ou pendant les vacances scolaires. Et nous y mettions en tout cas beaucoup d’énergie et de passion. Thierry réalisait le storyboard de toutes les scènes à tourner. Il créait des peintures sur verre pour agrandir les décors, fabriquait des miniatures avec tout ce qu’il pouvait récupérer à droite à gauche, imaginait de nouvelles techniques pour les travellings ou certains plans en particulier. Philippe, lui, composait des thèmes au piano pour une éventuelle musique du film. Pour ma part, on m’avait attribué deux rôles. Celui de Hub’Ginfolo, un petit personnage à crête bleue, vêtu en tenue moulante à pompons. Une sorte de gémini cricket du héros. Quant à mon deuxième personnage… comment dire ?

    Thierry, l’aîné mais aussi le leader, était doté d’une grande force de persuasion. Charismatique, il parvenait toujours à ses fins. Moi qui n’étais qu’une enveloppe vide, je prenais tout sans trop me poser de questions. Je répondais juste « Amen ». Il poussa ainsi assez loin le concept du bonhomme Michelin, afin d’exploiter au maximum mon physique à la rondeur intéressante. Il réussit à me faire croire que pour le bien du projet, je devais à un moment donné apparaître en slip, de la ficelle enroulée tout autour du corps, tel un vulgaire rôti.

    J’acceptai de bonne grâce, apparaissant dans le film le visage recouvert d’un masque, mais le reste du corps bardé de cette ficelle qui mettait bien en évidence mes généreux bourrelets. Ma pudeur et mon mal-être physique allaient alors en prendre un sacré coup… mais pour faire du cinéma, que n’aurais-je accepté ? Je restais cependant perplexe quant au bien-fondé de cette idée et le résultat à l’écran était en toute logique d’un esthétisme douteux. David Lynch venait de frapper à ma porte pour la deuxième fois…

    Hormis cet épisode quelque peu embarrassant, je crois que j’avais néanmoins rencontré, avec Thierry et Philippe, des personnes qui me ressemblaient et qui pouvaient me permettre de concrétiser tout ce que je ressentais. Allait peut-être enfin s’ouvrir devant moi la route de brique jaune… Et d’une certaine manière, les deux frères me sauvèrent d’une petite mort certaine, celle qui étouffe d’ennui. J’allais en effet, à leur contact, devenir plus humain. Car si le destin en avait décidé autrement, j’aurais sûrement fini serial killer ou philatéliste.

    Contre toute attente, je finis par lâcher mes jeux de Lego et mes vaisseaux spatiaux. Et je découvris Prince et David Bowie. Les deux frères m’apprirent à devenir « sexy ». Du moins, il essayèrent. Pas évident à première vue, tant le projet pouvait sembler ambitieux ; surtout quand ils me virent arriver la première fois chez eux avec ma tête de lune et un grand sac rempli de jouets. Ils se dirent sans doute, à cet instant précis, qu’ils avaient décroché le gros lot.

    Mon adolescence fut finalement assez déterminante, en compagnie de mes nouveaux acolytes. Plus je les fréquentais et plus je sentais mes chakras s’ouvrir. Je respirais enfin. Ils étaient mes pygmalions. Quant à moi, paradoxalement, je devins leur égérie. Difficile à croire, mais Thierry avait des projets me concernant. A leur contact, je prenais de la densité. J’existais.

    S’ensuivirent les premières sorties en boîte et les samedis après-midi au bar « Le Milky », notre QG et le lieu d’où émergeaient les nouvelles tendances. Tout était choisi, disséqué, réfléchi. Nous débattions sur des sujets insignifiants que nous pensions pourtant essentiels, et nos joutes verbales se transformaient parfois en guerre picrocholine, le temps d’épuiser un sujet avant de passer au suivant. Au Milky, nous façonnions le monde à notre image. Un monde qui se voulait flamboyant, onirique, mais toujours « branché ». Thierry était le moteur de ce collectif, celui qui décidait de tout. Il était le plus audacieux et assumait tout, jusqu’à sa voiture peinte en rose bonbon, avec des tulles fluo accrochées partout. C’était tellement à contre-courant que nous avions le plus grand mal à déterminer si c’était kitch, ou en avance de deux-mille ans…

    Toute une ribambelle d’autres quidams gravitait autour du noyau dur que nous constituions, et ce petit univers ouaté et exclusif donnait l’impression que le monde entier n’avait qu’à bien se tenir. Il y avait, entre autres, Harry et Croc, deux garçons séduisants, toujours habillés à la façon des Mods. Ils ne se déplaçaient jamais sans leurs scooters rutilants et écoutaient du Ska et du Rocksteady. Mais aussi Véronique, qui dès ses seize ans avait son propre appartement, où elle organisait sans cesse des fêtes dantesques, à grand renfort d’alcool, de joints et de B52’s. C’était le premier cercle. Et bien d’autres venaient constituer les second et troisième cercles. On se croyait beau, on se croyait fort.

    Le centre-ville de Niort était notre territoire, que nous arpentions de long en large, comme s’il s’agissait d’un podium géant monté spécialement pour nos défilés de mode permanents, où nous arborions nos nouveaux costumes XXL portés comme l’autre Hubert, le chanteur de L’Affaire Louis Trio. Et nos looks se rapportaient toujours aux groupes que nous écoutions à l’époque. Les discussions passionnées sur le cinéma et la musique n’étaient là que pour masquer notre inconsistance totale à accepter le monde tel qu’il était vraiment. Mais c’était tout ce qui nous importait… Nous nous rêvions acteurs, chanteurs, poètes, réalisateurs, mannequins, photographes, écrivains, scénaristes. Et nous nous projetions dans toutes les directions.

    Si j’étais un doux rêveur impénitent qui se complaisait dans le brouillard de ses pensées, les deux frères, eux, étaient beaucoup plus réactifs et concrets, quant à leurs envies et leurs projets respectifs. Ils savaient rationaliser leurs souhaits et surtout, ils y croyaient. Sous leurs ailes, des choses aboutirent, d’autres non. Ils me poussèrent en tout cas à m’émanciper et à donner de la matière à ce que j’avais en tête.

    Thierry et Philippe portaient beaux, en cultivant leurs jolis physiques pour filles en émoi. Ils devaient cependant se coltiner à leurs côtés un clone de Richard Gotainer, mal dégrossi mais tout de même soucieux lui-aussi de son apparence vestimentaire. C’était le temps des cravates fines en cuir rouge, des manteaux à revers bande, dessinés et hyper épaulés, du khôl, des cheveux crêpés, des jupes plissées pour certains, des chemises à imprimé fantaisie, tout était bon pour paraître différent.

    Souvent, les dimanches, nous nous rendions dans une cabine de photomaton qui se trouvait dans l’enceinte de la gare ferroviaire. Au départ, il s’agissait juste pour nous de faire les cons et puis, petit à petit, nous avions transformé un simple amusement en shootings photo sophistiqués. Nous arrivions avec des sacs remplis de vêtements et d’accessoires. Et la cabine devenait rapidement un véritable studio. Nous expérimentions des positions, des concepts. C’était créatif et sans le savoir, nous avions sans doute créé l’ancêtre du selfie. Mais attention, le selfie « Vogue International » !

    Les samedis soirs, nous nous rendions dans la boite de nuit la plus en vue de la région, « Le Château de Nuchèze ». Une véritable institution. Romuald et Jacques, les deux DJs résidents, se partageaient les honneurs d’un auditoire tout acquis à leur cause et adepte de leurs choix musicaux. Sur la piste de danse à carreaux lumineux, nous enchaînions des chorégraphies épurées, avec les jambes presque statiques, le buste en avant puis en arrière, les deux bras qui s’agitaient, collés le long du corps. Tout s’exprimait finalement dans le regard. Et une chose est sûre, nous n’étions pas là pour rigoler.

    Un sérieux imperturbable que l’on avait adopté quelques heures plus tôt, en regardant à la télévision les clips de groupes New Wave dans l’émission « Les Enfants du Rock ». Killing Joke, Les Rita Mitsouko, Siouxie and the Banshees, Anne Clark… nous délivraient leurs mélodies fiévreuses et enivrantes. On se sentait puissant, immortel et magnifique.

    Je garde ainsi le souvenir d’une belle jeunesse heureuse, dans mon statut d’être asexué. Une parenthèse, une bulle sans heurt, où mes amis et moi avions réussi à nous réfugier, nous préservant de la dureté du monde, de la crétinerie de l’autre et de cette vacuité qui cimentaient les petits cons de notre âge.  Nous refusions l’ennui qui pousse souvent comme du chiendent dans ces petites villes de province endormies. Les deux frères avaient mille ambitions folles, dont celle de faire du cinéma. Je devins leur muse. Je n’avais pas encore vraiment de personnalité. Je n’avais pas ni élan, ni force, et encore moins de pugnacité. Mes mentors m’apprirent donc à me fixer sur quelque chose pour en tirer l’énergie et tout ce qui pourrait me construire.

    Moi qui me voyais toujours tel Sisyphe et son rocher, on me désapprit la victimisation et l’injustice du monde, pour devenir un être doué de volonté, d’altruisme et d’opiniâtreté. Thierry et Philippe furent finalement mes parents de substitution. Ils comprenaient le garçon étrange que j’étais, et savaient me canaliser, me diriger pour obtenir des choses tangibles. C’est ainsi que je devins acteur, poète, photographe et danseur… Tout cela et plus encore à Niort (« Niort Niort… etc ! »).

    Nous nous lançâmes ensuite dans la réalisation de notre deuxième film, encore plus ambitieux, en 16 millimètres et cette fois-ci achevé : « Chipie Saint Jill », dans lequel j’avais le premier rôle. J’étais Dinky, le « Piccadilly Boy ». Sous influence évidente des films « Rumble Fish » de Francis Ford Coppola et « 37,2 Le Matin » de Jean-Jacques Beinex, l’histoire mixait toutes nos obsessions et nos rêves du moment. C’était plein de couleurs, de filtres, de musique et d’effets d’épate. « Chipie Saint Jill » comportait même une scène de comédie musicale, tournée sur une plage avec danseuses et plans à la grue. Lorsque le film reçut un prix à un festival, nous sentions que les dieux souhaitaient nous voir bientôt en haut de l’affiche. J’étais sur un nuage.

    … Mais la numérologie, les astres et les fées se réunirent de nouveau pour discuter de mon cas. Mon niveau scolaire, grâce auquel je fus désigné comme l’élève le plus nul de tous les temps, me balança sans crier gare dans le mur, sans protection, à la manière d’un crash-test où je jouais le rôle du mannequin débonnaire, celui qui allait se fracasser tout désarticulé, la tête la première (vision au ralenti).

    Je finissais donc péniblement ma 4ème comme d’autres leur soupe aux vermicelles. Je ne songeais pas un seul instant pourtant à devoir changer de dimension. Je croyais que cette période bénie allait durer ainsi cent ans. C’est ce qu’avaient d’ailleurs dû se dire la plupart des gens, entre les deux guerres… Et tout se régla très vite, sans que je puisse objecter quoi que ce soit pour ma défense.

     

    La conseillère d’orientation

    Ils auraient pu me laisser aller jusqu’en 3ème, afin que j’eusse pu envisager mon futur immédiat de façon plus sereine. Car me faire dégager à ce stade ne m’offrait plus aucune porte de sortie satisfaisante. C’était bel et bien du sabotage et personne n’allait s’inquiéter ou s’émouvoir de ce que je risquais de devenir, après une telle déconvenue.

    Prenez la girouette sur son clocher, elle tourne sur elle-même, indiquant le sens du vent. Elle tourne vers la droite, et vous pouvez devenir fleuriste ou coiffeur. Vers la gauche, vous serez boucher ou charcutier. On me proposait aussi d’être mécanicien, ébéniste, maçon, et enfin les métiers de bouche.

    – Vous avez deux minutes pour donner votre réponse, top, c’est parti !
    – Euh, je… Comment dire… Euh…

    Feindre la concentration… Plissement d’yeux… Qu’est-ce que c’est, métiers de bouche ?

    – Restauration, cuisinier, la salle, quoi…
    – Ah oui… Voilà… Bien, je…

    En même temps, coiffeur, je ne me voyais pas passer toutes mes journées debout, juste au dessus de la tête de madame Guichard, à lui faire une couleur tout en feignant de m’émouvoir des sujets abordés par Télé 7 Jours dans le programme de la semaine… Charcutier, non plus, à vrai dire ; « bonjour madame… Madame comment, déjà… Et avec ça ? Je vous mets une tranche de jambon persillé en plus, mais c’est bien parce que c’est vous ! Des paupiettes ? Regardez-moi ça, ces belles paupiettes ! ». Mécanicien ? Le bleu de travail ne m’allait définitivement pas. Quant à fleuriste, mon frère avait déjà décidé de perpétuer la tradition familiale… Force était donc de constater qu’il ne restait pas beaucoup de choix dans la boîte de chocolats. Et il semblait bien que les autres s’étaient déjà jetés sur les meilleurs, comme la vérole sur le bas-clergé, ne me laissant que ceux à la liqueur, vous savez, ceux qui restent toujours à la fin de la boîte…

    Mon destin était de toute évidence déjà scellé. Et ma mère ne manqua pas de me donner un grand coup de coude dans les abattis pour que je valide ce choix. Les chanteurs de variétés, les paillettes, tous les trucs un peu fous fous que j’avais pu imaginer pendant toutes ces années de jachère, cet avenir formidable que je m’étais rêvé, tout fut balayé en quelques minutes, me laissant seul face à ce destin dont j’ignorais le sens même… Et puis il y avait là, assises face à moi, cette femme avec sa tête en formica et ma mère, avec son coude encastré entre mes côtes.

    « Restaurant ?! »

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 06)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 08)

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 8)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE XI

     

    Leçon de chose 1 (Mais qui es-tu, petit bébé pédé ?)

    Il y a des avis contradictoires, des théories différentes, des explications scientifiques, mais toujours pour dire en substance la même chose. Tout part de l’enfance. Les plus blasés bâilleront que cela commence même dans le ventre de la mère. Les plus pointus vous diront que tout vient des gênes, que c’est héréditaire. Les plus religieux s’exalteront : diabolisation, Sodome et Gomorrhe, démence, Damien, la malédiction, le retour… Les plus Freudiens psychanalyseront : peur du sexe féminin, cette grotte sombre et humide où l’on peut du coup facilement choper un rhume. Œdipe, mère à poil dans la salle de bain : « rentre, mon chéri, voyons, c’est pas grave, je suis ta mère… ». Symptôme Norman Bates. Et enfin les plus cons vomiront un bon vieux « P’tain d’sales tarlouzes ! »…

    Une chose est sûre, l’homosexualité est une longue gestation qui commence très tôt, en tout cas trop tôt pour que le petit garçonnet puisse déjà savoir lui-même de quoi il en retourne. Cette orientation n’apparaît donc pas comme ça, par magie, dès l’âge de dix ans ou à la puberté, à la suite d’une déconfiture amoureuse avec Christelle, le flirt de 5ème. C’est dès le début de son existence que tout devient déjà compliqué pour lui.

    Il va ressentir cette impression diffuse d’être sans cesse en porte-à-faux vis-à-vis de ses petits camarades ; un décalage mais aussi un fonctionnement alternatif à son environnement habituel. Toutes les informations reçues, il ne les digère pas comme les autres. Un film avec la mauvaise bande-son ou avec un doublage médiocre. Imaginez par exemple une novela colombienne doublée dans un Français plus qu’approximatif, et ça peut vous donner une idée…

    Mais avant l’étape du coming out, cette grande déclaration faite aux parents, aux amis ou à tout son entourage, qui pour les plus audacieux pourra survenir à l’adolescence, à dix-huit ans ou pour d’autres bien plus tard, voire jamais, dans la plupart des cas, il y a d’abord toute cette enfance à vivre et à comprendre…

    Avant ses dix ans, cet enfant est comme les autres de son âge, il ne sait rien ou presque sur la sexualité en général. Mais depuis une quinzaine d’années, avec l’avénement d’internet, nous assistons à une propagation exponentielle des ordinateurs et des écrans pour soi. Dès l’âge de trois ans, n’importe qui aura accès à des images qu’il aura tôt fait de décrypter comme étant un peu « olé-olé ». La pornographie est bien la représentation la plus lisible aujourd’hui sur le Net, parfois pour le meilleur mais surtout pour le pire.

    Quant à la sexualité des enfants et des pré-adolescents avant l’an 2000, celle-ci ne se résumait qu’à des concepts flous et des mots-clés tels que « bite, couilles, nichons, la maîtresse en maillot de bain ». Mais aujourd’hui, cette sexualité s’illustre de façon bien plus concrète, avec le son et les images qui accompagnent souvent crûment sa simple évocation. Tournante, éjac’ faciale, biffle, fist fucking, gang bang… j’en passe et des meilleurs. C’est en tout cas ce que la société tend en premier à un enfant, comme information, pour parler de sexualité. Après cela, bienvenue dans la réalité, petit chérubin !

    Bon, un peu de pédagogie, comme si on était encore dans les années 70, dans la classe de CP de madame Migeon. Le bambin va comprendre très vite, comme ses petits camarades, qu’il possède un « zizi » et que les filles, quant à elles, ont une « fente » située au même endroit. Tiens, c’est bizarre, cette fente à la place du « zizi »… un peu comme la fente de son cochon tirelire.

    Petit bébé pédé cogite (cogito ergo sum)… Alors, c’est donc ça ! Toutes les filles seraient elles aussi de vulgaires cochons-tirelires. D’où cette première répulsion, logique bien qu’injuste, de la femme. Celle-ci ne serait ainsi qu’une grosse cochonne qui ne pense qu’au fric…

    – Maman ?
    – Oui mon chéri.
    – Maman, est-ce que toi aussi tu es une grosse cochonne tirelire ?
    – Quoi ?! (« vlaaam » fait le bruit de la main sur la tronche)

    Haut comme trois pommes, Petit bébé pédé théorise beaucoup, ce qui le démarque déjà des autres enfants de son âge, qui eux ne pensent qu’au foot, à la bagarre ou à des jeux vidéo ultra-violents. Bon… Il faut dire que dans les années 70, en matière de jeux vidéo ultra-violents, le choix était vite vu : on avait « Pong » et… et « Pong »… Toujours est-il que Petit bébé pédé se projette quant à lui plutôt dans un monde peuplé de fées, de farfadets et parfois même de gros messieurs barbus.

    La grande révélation survient dans un vestiaire, après le sport ou la piscine, là où tous les enfants se retrouvent nus. Voilà donc notre Hamlet en culottes courtes qui va enfin connaître la réponse à sa grande question. Cette première érection, qu’il aura en voyant un autre garçon dont il est inconsciemment amoureux et pour qui il éprouve du désir, sans trop comprendre de quoi il en retourne, ne pourra être commenté avec personne… il ne sait pas ce qui lui arrive mais il sait que ça n’est pas bien…

    Dans ce milieu où on ne parle que de filles, et où on se doit de ne parler que de filles, avec comme graal ultime de les embrasser avec la langue, comment justifier objectivement une telle « réaction physiologique » ? Car il est somme toute assez rare à l’époque de voir des parents ou des proches, dans le cadre de l’éducation donnée à leurs rejetons, aborder le thème de l’homosexualité aussi sereinement que celui de l’hétérosexualité. Peut-être aujourd’hui, et encore, mais certainement pas dans les années 70… ou alors avec des parents trotskistes, évoluant dans des milieux intello-artistico libertaires et possédant un riad à Marrakech.

    Si le milieu familial est fermé, avec des parents absents, sourds, aveugles et murés dans leurs propres questionnements, l’enfant gay ne pourra qu’encore davantage se sentir exclu, en cultivant dans son coin un sentiment de honte et ça, pour la peine, pour avancer dans la vie, ça risque de ne pas être top. Très souvent, à l’adolescence, le gay qui vit dans le subterfuge parvient à passer inaperçu à l’école car il sait facilement s’entourer d’une ribambelle de filles. D’ailleurs, les autres morveux enragent de le voir ainsi toujours aussi bien accompagné.

    L’ado gay affiche en effet une affinité certaine avec toutes ces petites lolitas. Patience, écoute, conseil, sensibilité, empathie, alliés à un sens de l’humour plus développé que la moyenne, sont définitivement les pierres de voûte du bunker dans lequel il enfouit profondément sa véritable orientation sexuelle. Bien-sûr, il flirtera mais n’ira jamais jusqu’au bout, craignant que cela ne débouche que sur du vide et de la déception amoureuse. Cette couverture va durer le temps de l’école, le temps de la famille, voire le temps de toute une vie, en fonction du milieu dans lequel il a grandi. Une dissimulation qui causera néanmoins des torts irrémédiables, à lui comme aux autres.

    Hormis ceux qui grandissent au fin fond de la Lozère ou dans un pays où cela peut très mal se passer si on apprend qui vous êtes vraiment, il y a tous les autres qui vont pouvoir accéder au niveau supérieur de leur identité et être enfin ce qu’ils sont vraiment, des gays privilégiés, de par leur métier et les personnes qu’ils fréquentent.

    Mais dans ce processus d’émancipation, beaucoup vont devoir être opiniâtres, pour débusquer leurs semblables. Ils vont rechercher des environnements propices à leur épanouissement. Mais dans nombre de cas, cette démarche et cette construction se feront dans l’anonymat, tant vis-à-vis de la famille que du milieu professionnel. Mais qu’ils restent dans l’ombre ou qu’ils soient dans la lumière, il leur restera néanmoins un léger détail à régler…

     

    La Môman

    Dans la famille, la mère est bien la seule personne à garder une sorte de lien télépathique avec sa progéniture, tant que l’un comme l’autre restent présents sur cette terre. De l’ovulation à l’accouchement, en passant par les premières rencontres « échographiques », la mère est déjà connectée à son enfant. Encore plus fort que le wifi, la fibre optique et le bluetooth (blutouf, bloutouss, blutoph…?) réunis !

    Depuis le début de ces manifestations hormonales aux premières séances masturbatoires, avec inspection quotidienne des draps, dans le seul but de quantifier le niveau de pollution nocturne, la môman ressent viscéralement chaque changement thermique et cérébral chez son roudoudou. Plus la libido de son enfant s’affirmera et plus les doutes céderont la place à des évidences grosses comme des maisons. La mère feindra d’ignorer le sujet directement, et c’est plutôt de manière détournée et sournoise qu’elle appliquera la bonne vieille méthode toujours en vogue chez toutes les mômans du monde entier, à savoir prêcher le faux pour savoir le vrai.

    Exemple de dialogue surréaliste entre une mère et son fils :

    – Alors, quand est-ce que tu nous la présentes, ta copine ?… [tentative de détournement]
    – Bof, tu sais, tant que c’est pas officialisé, je ne préfère pas trop…
    – Ah bon… T’as une copine en ce moment, alors ? Qui n’est pas très sérieuse, c’est ça, hein ?!
    – Oui voilà…
    – Et tu n’voudrais pas, comme ça, à ton père et à moi-même, ici présents, présentement et en tout bien tout honneur, juste pour rigoler un coup, tu vois, nous en montrer un   bout… Pour voir juste comment ça fait… tes goûts en général…
    – Ouais, mais qu’est-ce que ça changerait si je vous le… LA présentais, si c’est pas sérieux ?
    – Tu as dis « LE » ?!
    – Hein ? Ben, non…
    – Ah, pardon, j’avais dû mal comprendre… Tout ça pour dire, on se ferait une petite idée, tu vois ? Si tu préfères les brunes, les blondes, les rousses, quoi… Même chauve hein… !! C’est juste que là, tu arrives à 55 ans et je n’arrive pas trop à préciser ma pensée au niveau des repaires, où te situer dans le temps et l’espace, les lois d’Archimède, la relativité, tout ça…

     

    Et oui, car dans l’absolu, la môman ne le sait que trop bien, ce que fabrique son roudoudou chéri dans son dos, mais elle veut l’entendre de sa propre bouche plutôt que de celle d’un autre. Elle ne lui en voudra pas. Jamais. C’est plutôt du côté du père que ça risque de se compliquer sacrément, à cause de vagues concepts de pérennité et d’atavisme, en mode « tu seras un homme, mon fils » ou encore « la famille fiston, la famille »… Et il n’est pas impossible que le père, à l’annonce que son descendant direct est homosexuel (de la jaquette, du bâtiment, quoi…), se sente d’un seul coup un peu comme émasculé à la machette ou au couteau à huitres. Il découvre, mais trop tard, que le rejeton qui sort tout droit de ses testicules possède sa propre conscience, emprunte son chemin personnel et fait ses choix.

    Pourtant, Yves Duteil chantait bien « Prendre un enfant par la main et lui montrer le chemin… », non ?

    Oui, mais bon… C’était dans les années 70…

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 06)

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 6)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE IX

     

    Le collège

    Comparé à la maternelle ou à l’école primaire, je me suis senti au collège moins comme une écrevisse prise au piège qu’un condamné à mort en sursis. Mais avec le recul, je me suis néanmoins dit que beaucoup de ces enseignants étaient tout juste bons pour l’hôpital psychiatrique. Entre le prof d’histoire-géo, bonapartiste, qui restait bloqué presqu’une année entière sur le nain corse et une prof de maths aussi petite qu’hystérique, qui pouvait changer de nature de cheveux en quelques secondes, passant de raide à frisé puis de long à rasé, à mesure que nous prenions l’eau de toute part, tentant vainement de comprendre le sens même du calvaire qui nous était imposé. Très perturbant.

    Nous avions également droit à une prof de travail manuel qui nous faisait faire des pompons en laine ainsi que des poupées géantes en bouchons de liège. Et j’avoue ne jamais avoir bien compris où pouvait résider l’intérêt de ce genre de matières. Cette femme était de surcroît effrayante, avec son maquillage de clown, sa coiffure en chignon thermo-moulé, son parfum Mitsouko de Guerlain imbibant la moindre molécule d’air ambiant, ses tailleurs impeccables et un lointain accent germanique. Exagérément sévère, considérant la matière qu’elle nous enseignait, et totalement risible : « aujourd’hui, les enfants, nous allons fabriquer un cendrier de deux mètres en épluchures de pommes de terre, durci à la glaise puis cuit au lance-flammes… Et je ne veux rien entendre ! »

    Il y avait aussi cette professeur de musique, mademoiselle Enizan, qui exigeait que ses élèves viennent à ses cours en « Rhythmics », soit-disant pour une meilleure acoustique. Elle se prenait pour Mireille, avec son petit conservatoire, et rentrait dans une fureur noire si l’un de nous avait le malheur d’oublier les fameux chaussons. Tout cela pour des cours de flûte-pipo… Et attention, elle ne voulait voir personne en chaussettes ! C’était quasiment idéologique. Celui qui avait malencontreusement omis ses chaussons de danse encourait de terribles sanctions, à commencer par celle de se faire sectionner un à un les orteils au sécateur : « Laaaaaaaa, Miiiiiiiiiii, Réééééééééé… Allons, les enfants, on reprend tous ensemble… il était une bergèèèère et ron et ron, petit patapon ! ».

    J’étais à l’agonie et je redoublais naturellement ma 6ème, dans l’indifférence générale. A l’annonce de cette nouvelle, mes parents, extrêmement accaparés par leur commerce, avaient tout juste affiché un mécontentement assez relatif, voire plus que modéré, avant de retourner à leurs fleurs. Ils avaient une boutique dans le centre-ville, ouverte 7 jours sur 7, de 09h00 du matin à 20h30 le soir.

    Jamais ils ne m’aidèrent pour mes devoirs, que je ne faisais d’ailleurs jamais, et ne s’en inquiétaient pas outre mesure. A peine rentré à la maison, j’étais déjà devant Goldorak et Albator. Ces deux-là auront en quelque sorte été les artisans majeurs de mon échec scolaire. Candy Neige André et le Petit Prince des Collines y auront également activement participé.

    Mon cursus calamiteux se poursuivait ainsi, tel un lent calvaire, année après année. En 5ème, on ne me fit pas redoubler et on m’accorda le passage en classe suivante, malgré mes résultats plus qu’indigents. Car tous savaient au fond d’eux que c’était sans espoir et qu’ils aurait mieux fait de me mettre dans un sac avec des chatons avant d’aller incognito nous noyer en forêt…

     

     

    CHAPITRE X

     

    S’enseigner à soit même

    A présent, recontextualisons les faits. Nous étions au tout début des années 80. Je vivais dans cette petite ville de province paisible appelée Niort ; « Niort, Niort, deux minutes d’arrêt ! ». Tous les mercredis et les samedis après-midi, avec mon argent de poche, je me précipitais au cinéma pour découvrir les films qui venaient de sortir. Et ce ne furent que des chocs immenses.

    Lorsqu’on a entre neuf et onze ans, on ne mesure pas encore à quel point des films comme « L’empire contre-attaque », « Les Aventuriers de l’Arche Perdue », « E.T. », « Tron », « Shining » ou « Blade Runner » vont vous marquer à vie et constitueront les fondements de votre éducation culturelle, vos goûts, vos références, tout en vous apportant une certaine vision du monde. J’ingérais avidement tout ce que je voyais au cinéma, et si de surcroît j’appréciais, il me fallait absolument posséder tout ce qui pouvait faire référence au film en question, à commencer par sa bande originale.

    Juste après avoir vu « Elephant Man » à sa sortie en salle en 1980, je me précipitais ainsi chez le disquaire, afin de me procurer la B.O. du film, dans le seul but de réécouter encore et encore l’adagio « For String » de Samuel Barber. Le chef d’oeuvre de David Lynch m’avait bouleversé au point que le 33 tours que j’usais inlassablement sur ma platine deviendrait un leitmotiv, une façon de concevoir et d’appréhender l’existence. Éprouver une joie infinie, à en être si triste… Ce serait mon jardin secret, mon refuge. Ce fut d’ailleurs le premier disque que j’achetais, et je découvrais ainsi le concept d’affirmer mes propres goûts.

    Avec les trente francs que je recevais de ma mère chaque semaine, je pouvais aller voir un film, m’acheter un 45 tours ainsi qu’une nouvelle figurine Star Wars. Pour un 33 tours, soit je demandais une rallonge, soit je devais économiser…

    Les albums d’Earth Wind And Fire ou l’immense « Thriller » de Michael Jackson allaient ainsi m’ôter toute envie de suicide. Et contre toute attente, je découvrais le plaisir de sautiller et de bouger mes hanches sur leur musique, comme si je percevais une sorte d’appel inconnu émis des tréfonds de mon corps. Je dansais souvent seul dans ma chambre, pris de frissons étranges à la simple écoute de Maurice White ou Philip Bailey, sans me douter un seul instant que l’armoire normande commençait à sacrément tanguer et que quelque chose d’énorme voulait désormais en sortir. La petite ballerine s’était à présent muée en nageuse est-allemande. À moins qu’il ne se fût agi d’un catcheur mexicain ou d’un lutteur turc.

    J’écoutais tout ce qui pouvait afficher des sons soul, funk et groovy. Il me semblait d’ailleurs avoir toujours connu cette musique, ainsi que ses voix et ses interprètes, lorsqu’elle était jouée à la télé. Et là, je devenais dingue. Je savais qu’elle était là depuis longtemps, enfouie en moi sans que j’en eus pleinement conscience, et que plus je m’aventurais dans ces styles musicaux et plus il me paraissait évident que tout cela allait de pair avec l’armoire normande et ce qu’elle contenait…

    Le vendredi ou le samedi soir, il arrivait que j’aille au cinéma avec mon frère, mais plutôt pour voir des films d’horreur. J’ai pu ainsi allègrement me faire dessus en découvrant en salle « Alien, le 8ème Passager » ou « Le Loup-Garou de Londres ». ce fut également l’avènement de la cassette VHS et des magnétoscopes. « Massacre à la tronçonneuse », « Evil Dead », « L’Exorciste » ou « Poltergeist » furent ainsi les parrains peu recommandables de mon baptême des sens.

    Tous ces films eurent à l’époque les mêmes effets, sur mon imagination point encore étanche, que certains psychotropes. C’est aussi en ce début des années 80 que je me révélais fan de musique en général et que j’absorbais tout ce qui sortait, entre pop, rock, funk, musique de film et classique ; Depeche Mode, The Cure et leurs premiers albums en vinyle, que j’allais d’abord écouter chez Disco+ ou Favreau, les deux seuls disquaires de Niort.

    Rétrospectivement, je ne m’étais jamais dit qu’un jour, j’éprouverai une telle mélancolie à l’égard de la musique et ses supports de l’époque, entre K7 et 33 tours, comme une sorte de vecteur générationnel. Car lorsque les choses commencèrent à s’accélérer et que l’on assista en direct à l’avènement du CD, du MP3, puis du streaming, le tout condensé en une poignée d’années, on tenta de feindre la surprise et d’accepter ces révolutions technologiques, pour ne pas perdre la face vis-à-vis des générations suivantes, qu’on envie et qu’on déteste en même temps.

    Nous étions une génération fétichiste, puisqu’à notre époque, la musique était avant tout un objet. Ce plaisir immense qui consistait à acheter un vinyle, se précipiter chez soi, dans sa chambre, extraire le disque de sa pochette, le mettre sur la platine puis poser le bras sur le sillon. Entendre d’abord ces petits craquements familiers, puis ce son rond, chaud, plein…

    Passer tant d’après-midis, de dimanches, à écouter The Cure et leurs complaintes, avec « Pornography », « Some Great Reward » de Depeche Mode, « The Hurting » des Tears For Fears, « Soul Mining » du groupe The The, pendant que dehors il pleut, que le monde poursuit sa rotation aveugle tandis que le nôtre, lui, tourne en sens inverse. J’imaginais ainsi mettre sur orbite mon propre monde, bien différent de celui que l’on tentait de m’imposer.

    Pour la littérature, ce fut tout aussi confus. J’ai choisi les premiers livres que j’ai lus au doigt mouillé, sans qu’ils m’aient été imposés. Le tout premier, « Moins que zéro », était également le tout premier écrit par Bret Easton Ellis. J’enchaînais ensuite avec une novellisation du film « Poltergeist » puis « Chroniques Martiennes » de Ray Bradbury ; étrange sélection à l’aveugle… Les couvertures attiraient d’abord mon attention, avant que je n’aille découvrir le texte au verso.

    Work in Progress…

    Je devais me construire seul pour l’instant et je me sentais comme une grosse éponge qui n‘avait pas encore servi, comme un disque dur vierge.

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)

     

     

     

  • « Tout Simplement Noir », une sacrée bonne nouvelle

     

     

    Avec le vrai-faux documentaire « Tout Simplement Noir » sorti en salle le 08 juillet, les mauvaises langues n’auront probablement pas manqué de relever qu’on n’aurait pas pu rêver meilleur timing pour ce genre de pochades malpolies.

     

    Et pourtant… « Tout Simplement Noir » aurait dû sortir en avril, donc bien avant l’affaire George Floyd ou le retour sur le devant de la scène médiatique du feuilleton Traoré. Jean-Pascal Zadi, l’acteur principal, concède que juste avant la date de sortie en salle initiale, on a certes assisté au plaidoyer (peu convaincant) de l’actrice Aïssa Maïga lors de la cérémonie des Césars 2020, censé mettre en avant la représentation, selon elle encore insuffisante, des noirs dans le cinéma français ; preuve s’il en est que ce sujet ne date décidément pas d’hier, et qu’il risque de faire encore longtemps partie de ces thèmes sociétaux qui divisent.

    Le pitch de « Tout Simplement Noir », en deux mots : JP, un acteur antillais de 38 ans, quelque peu ringard, vivote grâce à de petites vidéos publiées sur YouTube, où il se met en scène dans des sketchs le plus souvent limites et rarement du meilleur goût… Affublé de chaînes ridicules autour du cou, il interpelle les passants dans la rue. Dans une de ces vidéos, on le voit d’ailleurs se faire rabrouer par Maboula Soumahoro, signe rassurant que la militante de toutes les causes finissant par « iste » peut faire preuve d’un soupçon d’autodérision, probablement à son corps défendant…

    Las de ses pitreries, JP opte finalement pour le premier degré, en tentant d’organiser une marche de la fierté noire dans Paris. On imagine que derrière ce semblant de conscience qui le rattrape, il essaie simplement de faire parler de lui, en s’emparant tant bien que mal de l’alibi communautariste. On assiste alors à ses pérégrinations et rencontres fortuites, avec aussi bien des inconnus que des personnalités plus connues, comme Fabrice Eboué, Joey Starr, Lilian Thuram, Claudia Tagbo, Vikash Dhorasoo, Lucien Jean-Baptiste, Eric Judor, pour ne citer qu’eux.

     

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    Le concept de « Tout Simplement Noir » pourrait participer de la parfaite petite bricole opportuniste, de celles qui caressent dans le sens du poil tant la communauté noire, remontée, que la blanche, en mal de genoux à terre. Mais que nenni… Jean-Pascal Zadi, l’instigateur de cette farce caustique, ne compte justement pas rester sur des chemins balisés par l’outrance de la société actuelle et s’en tenir à une quelconque caution politiquement correcte.

    Plus on avance dans le film et plus le projet de JP se délite, au fil des interventions successives des personnalités qui jouent leur propre rôle, en défilant devant lui et sa caméra. Le personnage placide et maladroit campé par Jean-Pascal Zadi nous fait en même temps la démonstration que tout n’est pas si simple et que la question « noire » ne se résume pas à une couleur de peau, ni même à une histoire commune, mais bien aux individus eux-mêmes.

    Avec son physique débonnaire, un peu gauche – on croirait même parfois entendre Homer Simpson – le Martiniquais va bousculer « dans son shaker » tant les préjugés que les clichés qui ont la vie dure. Et cette (fausse) comédie ne va jamais précisément là où on pourrait l’attendre. Renvoyant sans cesse dos à dos les notions de communauté, de religion, de couleur ou de politique, on assiste, non sans une certaine jubilation, à un flot d’autocritique et de petites piques, dans ce qui pourrait constituer une séance d’acupuncture collective et salvatrice.

    « Tout Simplement Noir » est brinquebalant, parfois mal fichu, car ce film ne se pense pas en terme de rythme ou de punchlines, mais plutôt comme une succession linéaire de morceaux d’anthologie, où chacun va rire et souvent jaune. Oui, on rit jaune, orange, rouge, voire noir ou blanc, et on est souvent confronté à nos propres petites lâchetés et hypocrisies.

    Nombre de guests connus acceptent finalement de se prêter à ce jeu de chamboule-tout faussement naïf et premier degré, et nous révèlent leur nature profonde, en grossissant simplement le trait qui les définit néanmoins intrinsèquement, avec une mention spéciale à l’humoriste Fary, dans un contre-emploi assez jouissif.

    À l’heure où tout débat de société est immanquablement séquestré par des minorités bruyantes et toxiques, et où tout se doit d’être binaire, avec d’un côté les éternelles victimes et de l’autre les horribles colonialistes, il faut saluer ce petit film sans prétention qui insuffle une bonne bouffée d’oxygène dans une atmosphère actuelle tellement viciée.

    « Tout Simplement Noir » est une sacrée bonne nouvelle. Et on sort de la projection tout simplement moins con…

     

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  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 5)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE VII

     

    Pouvoir voler ou devenir invisible ?

    Je me suis longtemps posé cette question et je dois admettre que j’étais face à un choix cornélien. Il fallait bien réfléchir. Au départ, j’avais forcément opté pour la faculté de voler, tel un oiseau ou Superman. C’était une évidence. Il s’agissait là à mon sens du pouvoir absolu : la liberté. Pouvoir aller où bon me semble, sans être restreint par le temps ou la distance. Mais je songeais aussi au danger que pouvait représenter ce mode de locomotion.

    Vous êtes dans les airs, heureux comme une cigogne, mais tout à la joie de pouvoir flotter ainsi au gré du vent, vous n’avez pas vu le Boeing 747 qui surgit derrière vous et ne vous a pas vu non plus. Paf, en deux secondes, vous êtes happé par l’un des réacteurs de l’appareil et c’est fini. Ou bien alors, il est vous est impossible de passer incognito lorsque vous décidez, comme ça sur un coup de tête, de vous envoler parce que vous ne supportez plus l’endroit où vous vous trouvez. Vous devez apporter un tas d’explications plus nébuleuses les unes que les autres. Votre famille et vos proches, en retour, vous assaillent de questions : « mais alors, comment tout cela est arrivé ? », « et pourquoi toi ? » « as-tu été choisi ? », « quelles sont tes intentions, sauver le monde ou l’anéantir ? »…

    Pouvoir s’envoler discrètement quand on le désire, deviendrait alors un vrai casse-tête. On serait sans arrêt repéré, il faudrait voler toujours de plus en plus haut et devoir se couvrir en conséquence. J’avais horreur des doudounes et il faut dire qu’avec mon physique de l’époque, les gens auraient pensé avoir affaire à un bonhomme Michelin volant. Non, ridicule… Se faire avaler par un réacteur ou mourir de froid, c’était décidément trop risqué.

     

    Devenir invisible… J’avais de prime abord rejeté ce choix, car cela m’embêtait d’entendre ce que l’on pouvait dire sur moi « en mon absence ». Ça n’était de toute façon pas dans mon caractère d’espionner les gens ou des les observer à leur insu. Je trouvais cela tordu et surtout injuste. Et au diable si on disait du mal de moi dans mon dos. J’assumais les goûts et les couleurs.

    Avoir la faculté d’être invisible quand on le souhaite pourrait néanmoins comporter bien d’autres avantages que le simple fait de faire du mal ou même de s’en faire à soi-même. Je pourrais par exemple m’introduire en pleine journée dans un magasin de jouets ou une pâtisserie sans être inquiété le moins du monde. Grâce à ce pouvoir, je pourrais ainsi prendre ce qui m’intéresse et repartir avec. Du vol ? Non, absolument pas, mais néanmoins en éprouvant un certain sentiment de jubilation de voir le robot ou l’éclair au chocolat se mettre à léviter avant de sortir du magasin, devant des paires d’yeux incrédules.

    Être invisible, cela pourrait également me permettre de disparaître en classe, si le cours s’avérait trop ennuyeux ou que le prof décide, sans crier gare, d’une interro surprise…  « Pof », disparition ! Et on pourrait trouver aisément bien d’autres situations inconfortables qui pourraient se régler le plus simplement du monde, grâce à ce pouvoir. Comme des personnes avec qui on ne souhaiterait pas forcément composer. Je pense à de la famille qui me fatiguait, ma grand-mère méchante (j’y reviendrai…), une cousine envahissante ou lorsque ma mère me cherchait pour m’engueuler, mon frère qui voulait me taper, bref, tout ce qui pouvait m’embarrasser à longueur de temps. Et la liste était infinie…

    Allez, ma décision est arrêtée ! Je prends l’invisibilité !

    … Mais jamais aucune force cosmique, aucun magicien venu de Neverland, ne me proposèrent ce pouvoir. Ça n’est pas faute d’avoir laissé très souvent la fenêtre de ma chambre entrebâillée la nuit, et même en plein hiver ! Mais malheureusement, cela ne se produisit jamais…

    Et sinon, des yeux à rayon laser désintégrant ?

     

     

    CHAPITRE VIII

     

    Scolarité, ou l’image d’un corps que vous plongez sans prévenir dans une eau glacée.

    Je dois avouer que je n’ai jamais rien compris au concept de l’école, des études et des devoirs… Ce principe même d’obliger des enfants, n’ayant pour la plupart d’entre eux aucun point commun, à se retrouver dans un même espace clos et ça durant pratiquement toute une année. Répéter cette terrible torture encore et encore, mois après mois. Forcer la main à tous ces mioches, sous prétexte qu’un certain Jules Ferry l’a un jour décrété…

    Les parquer dans des pièces sinistres éclairées au néon, dénommées « classes », sous de fallacieux principes d’égalité et de république, là même où des créatures malfaisantes, grimées en homme ou en femme, déblatèrent à longueur de journée d’incompréhensibles logorrhées, des incantations blasphématoires, des paroles impies qu’elles forcent les pauvres gosses à avaler. Litanies infernales déversées sur des êtres innocents, hypnotisés, dans le seul but de les transformer lentement mais sûrement en mie de pain…

    Non, je n’étais pas dupe ! Dès l’âge de cinq ans, je savais au fond de moi que quelque chose clochait. Mais à qui m’adresser ? Mes parents ? Non, ils étaient de mèche ou se taisaient par peur des représailles. Je savais bien comment les choses se passaient. Je l’avais vu dans « Les Envahisseurs ». David Vincent avait passé toute sa vie à tenter de prouver à un monde incrédule que le cauchemar avait déjà commencé. Alors un mouflet, pensez donc !

    Tout au long de ces années durant lesquelles il me fallut endurer ce supplice, de la maternelle jusqu’au lycée en passant par le collège, je n’eus de cesse que de maudire tous ceux qui exerçaient ce simulacre grotesque et toxique, toutes ces institutrices, ces professeurs ; ces suppôts de Satan mis au monde par un chacal. Les forces démoniaques oeuvraient sous couvert de démocratie et affirmaient chaque jour un peu plus leur odieuse puissance du mal.

    Et pendant ce temps, quelque chose que j’avais en moi depuis le début, commençait à prendre davantage de place : ma libido. Elle était pour l’instant enfermée à clé dans une petite boîte de Pandore, qui respirait. Mais elle se contractait comme un cœur et elle était en train de devenir un coffre. Je pressentais la suite de cette évolution. La malle allait se muer en armoire normande.

    Je n’en avais pas encore la clé alors je forçais la serrure. D’abord, je ne vis rien… La boîte semblait vide, sombre, avant que je n’y perçoive un léger bruit au fond, comme un mouvement. Une petite ballerine se releva dans un cliquetis métallique puis commença à tourner lentement sur elle-même. Cette musique, cet air, je les connaissais pourtant. C’était quoi, déjà ? La porte de l’armoire se refermait brutalement, manquant de justesse de me sectionner deux doigts.

    Comment un pré-adolescent biscornu à la voix fluette, boudiné dans son pull jacquard, avec aux pieds des chaussettes Burlington assorties et à la main un cartable en cuir noir comme ceux des notaires, pouvait supporter ces établissements privés catholiques où pôpa-môman l’avaient placé depuis sa plus tendre enfance ? Pourtant, j’avais la panoplie complète. Mon frère lui, était dans le public. Est-ce que mon prénom justifiait à lui seul ce sacrifice ?

    Non, tout cela tenait décidément du plan parfait, celui qu’avait ourdi mon double maléfique pour parvenir à ses fins. Il s’agissait d’une sorte de monstre mi-Barbapapa mi-araignée, à visage humain, tissant sa toile calmement, tranquillement… mais sûrement.

     

    Reprenons chaque élément, dans l’ordre.

    Tout d’abord, l’école Jeanne d’Arc, de la maternelle jusqu’en CM2. Un établissement catholique vétuste, en pierre de taille et avec de nombreux recoins sombres. Les escaliers, les parquets, en fait tout ce qui était en bois, était vermoulu. Il y avait aussi ces WC dans la cour, tapissés intégralement de faïence du sol au plafond, avec des toilettes à la turque. On y trouvait ces gros citrons en savon fixés sur des tiges en fer, elles-mêmes accrochées à chaque évier, que l’on devait branler à deux mains avant de se les laver… Les mains, évidemment…

    Cette école était également équipée de bonnes sœurs sans âge, dont l’aspect comme l’odeur auraient tout de même dû mettre la puce à l’oreille à mes parents. L’une d’entre elles, appelée Sœur Marie-Ange, dont la tâche principale consistait à surveiller les enfants lors des récréations, avait comme distraction favorite, une occupation dont elle était férue, de distribuer des torgnoles aux élèves qui jouaient trop bruyamment. Elle avait toujours son sifflet autour du cou, qu’elle utilisait lorsqu’il lui semblait qu’un garçon ou une fille criait trop fort en s’amusant. Soudain, un grand coup retentissait et tout le monde devait s’arrêter de bouger. Un peu comme « 1, 2, 3 soleil », mais avec une paire de baffes qui n’aurait pas été spécifiée dans la règle du jeu, pour celui qui aurait bougé trop tôt. Sœur Marie-Ange désignait alors le ou les coupables et d’un geste sec, leur demandait de venir devant elle. C’est alors qu’elle assénait une gifle à ses victimes…

    C’est sur ce postulat que vous découvrez, comme ça, sans prévenir, brutalement, la religion et ses représentants. Dieu, Jésus, Marie, Joseph… Et tu fermes ta gueule ! Il y a avait aussi ces prêtres avec la raie sur le côté qui nous rendaient visite lors des sessions de catéchisme : « Coucou, les enfants… HOSANNA, HOSANNA, POUR LA GLOIRE DE DIEU !! »… Deux Pater, trois Ave et hop !

    J’aurais pu ici davantage encore salir le clergé, avec des éléments à charge bien plus accablants que ces souvenirs de cour d’école, comme ceux d’enfants de chœur où sont évoquées des confessions putrides, des attouchements et divers tripotages, mais je n’ai pas le souvenir de m’être une seule fois retrouvé sur les genoux d’un de ces porcs en soutane. Non, je dois admettre que je n’ai personnellement jamais eu à subir quelconque cochonceté de la part de ces êtres à la foi percée.

    Et c’est vrai que je ressemblais à un cornichon. Les curés aimaient peut-être les petits garçons, mais au moins avec des visages innocents. Il est aussi fort probable que l’un de ces prêtres ait vu un jour à travers mon cuir chevelu l’inscription tatouée sur mon crâne : « 666 ». Bref, on me laissait tranquille. Même Sœur Marie-Ange, d’ailleurs.

    Pour ce qui était des cours, il y avait ces institutrices en twin-set, jupe écossaise munie d’une énorme épingle à nourrice, dont elles devaient se servir, je suis sûr, pour crever des yeux, serre-tête et physique d’oiseau. Elles avaient toutes la baffe aussi facile que fréquente et l’humiliation comme méthode pédagogique…

    Je me souviens par exemple du jour où en CM2, un élève dans la classe avait fait je ne sais quoi de mal et n’avait pas voulu se dénoncer. Madame Baudin, l’institutrice, un mix entre Fernandel et Charles Pasqua, menaçait de punir toute la classe si l’unique fautif ne se dénonçait pas. Cette punition collective lui avait sûrement été inspirée par des méthodes employées par la Waffen SS pendant la Seconde guerre mondiale. Mais le coupable ne se dénonçant toujours pas, Madame Baudin qui, entre nous, avait probablement raté sa vocation de sosie officiel, fît venir jusqu’à son bureau chaque élève, un par un et par ordre alphabétique. La punition en question fut une gifle assénée à chacun d’entre nous. Pour ceux dont la première lettre du nom de famille se trouvait plutôt en fin d’alphabet, l’effet sur la peau était encore plus marquant. Pour ma part, j’étais l’avant dernier… Autant dire que je me souvins longtemps de la cruauté de ce supplice et en même temps de l’ironie de la situation. Nous apprenions à cette occasion, nous autres enfants, le concept de la solidarité.

    Pour moi, l’école était juste une machine à transformer les enfants en sociopathes. Je me fermais autant que je pouvais et attendais que ça se passe. Un bernard-l’hermite patient, qui évitait tant bien que mal les regards mauvais de ces adultes sadiques, tristes et (je ne le savais pas à l’époque…) sûrement mal honorés par leur époux pour en arriver à de tels agissements.

    Au final, ma scolarité fut désastreuse, dès le CP, et je redoublais finalement en fanfare le CM2. J’étais la risée de toute ma classe, mais aussi des enseignantes qui me toisaient de leurs regards sinistres à chaque fois que je me risquais à essayer de contempler ce qu’il y avait derrière leurs yeux d’animaux morts.

    Ne voyant en moi qu’une sorte d’organisme, plus proche de la mousse des forêts du type lichen que de l’enfant modèle, béat et faux-derche, on m’éjectait tant bien que mal à la catapulte fabriquée en bâtons d’esquimaux Gervais en direction de la 6ème, dans un collège appelé Notre-Dame. Merci pôpa, merci môman… Mais la malédiction qui me frappait n’était pas encore à son terme. Le crucifix devait apparaître sur mon ventre mou, comme une marque indélébile. Il fallait que je sue par tous les pores de ma peau, les « Je vous salue Marie, pleine de grâce » ainsi que les « Notre Père qui êtes aux cieux »…

     

    Cette fois-ci, plus de bonnes sœurs possédées dans ce nouvel établissement…

    En ce qui concernait le catéchisme, on nous forçait à bêler des chansons aux paroles d’une niaiserie absolue que scandaient les Christine Boutin de l’époque. Et on devait prier en chaussettes… Il y avait aussi toutes ces « Madames » neurasthéniques, accessoirement épouses de notables, qui venaient alors tartiner de leur morale Tupperware les goûters d’adolescents cucul la praline. Des sorties champêtres étaient également organisées, agrémentées de pique-nique où, là encore, des prêtres venaient nous raconter des anecdotes croustillantes sur ce que Jésus (pas le dernier pour la déconnade celui-là…) avait dit ou accompli.

    Je ne comprenais pas vraiment tout cela, et j’essayais de redéfinir les objectifs de ma vie en ne me déplaçant jamais sans des pisto-lasers, dissimulés dans mon sac, pour, le cas échéant, prendre de force le contrôle des opérations. Jouets que je me faisais en général systématiquement confisquer dès mon arrivée. Mes projets se voyaient ainsi sabordés par le pouvoir en place.

    Je fis mes deux communions. J’étais bien-sûr totalement ridicule dans mon aube blanche. Le seul point positif à tout cela fut que nous mangeâmes de la pièce montée lors du repas dominical, point d’orgue de la cérémonie. J’adore ça, moi, la pièce montée… Cette tour babylonienne constituée de petits choux à la crème pâtissière, caramélisée sur un socle en nougatine, m’a toujours évoqué le rêve absolu, la magie des gâteaux, une dinguerie ultime. A mon sens le seul intérêt d’y participer…

    J’adorais toutes sortes de gâteaux, à l’exception d’un seul. Les Chamonix, ignobles petites génoises à la confiture d’orange avec un glaçage sur le dessus. Rien que cet emballage en carton me faisait horreur, avec à l’intérieur ces deux niveaux, séparés par une feuille d’aluminium. Lorsque je découvrais chez moi l’une de ces boîtes dans le placard à biscuits, ou que ma mère en sortait un exemplaire lorsque nous allions à la plage, je faisais une syncope. Je devenais hystérique. Et il fallait me balancer à la mer pour me calmer.

    Rien que le nom que portaient ces aberrations me faisait faire des cauchemars. Et puis, quel rapport avec la célèbre station de ski ? Des cerveaux malades, des entités démoniaques avaient ourdi dans l’ombre un plan pour me rendre dingue en concevant ces biscuits dégoûtants.

    Je les rajouterai donc sur ma liste, avec le camping, des choses à proscrire définitivement lorsque je serais devenu Tyran.

    Vivement !

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

     

     

     

  • Les 40 ans d’Elephant Man

     

     

    « Elephant Man », le chef d’oeuvre de David Lynch, fête ses quarante ans. Pour célébrer cet anniversaire comme il se doit, le film ressort au cinéma ces jours-ci dans une version restaurée 4K, ainsi qu’en Blue Ray.

     

    Découvrir ce film à sa sortie en salle en 1980, quand on a onze ans, c’est un choc, une déflagration. Jusqu’alors, l’enfant n’a pas été en mesure d’observer autour de lui une pareille vision du monde et de ceux qui le peuplent. C’est un peu plus tard, en grandissant, qu’il peut mieux analyser l’œuvre de David Lynch et comprendre ses singularités, son approche et l’incroyable force dont il se pare.

    « Elephant Man » est un classique, un très grand film. Et au-delà de l’émotion qu’il nous procure, il reste encore, quarante ans plus tard, une vision humaniste, sincère et frontale. Mais c’est aussi une piqure de rappel, avec son message universel qui nous dit que peu importe l’apparence ou la couleur de peau, ses origines et son histoire, l’être humain est libre de ses choix et de son destin. Être bon ou mauvais ne dépend que de lui, et certainement pas d’un tiers, de son passé ou de son environnement.

    Produit par Mel Brooks, celui-ci propose à David Lynch, un jeune réalisateur qui vient de se faire remarquer avec son premier film « Eraserhead », de mettre en scène et apporter sa vision personnelle sur cette adaptation au cinéma de la biographie du docteur Frederick Treves, consacrée à la courte et tragique vie du phénomène de foire John Merrick, atteint d’une maladie orpheline et incurable, la neurofibromatose, et exploité pour l’extrême difformité de son corps.

    Avec son noir et blanc intense et mélancolique, David Lynch choisit de jouer sur les apparences et bousculer les conventions. D’un côté, le réalisateur met en exergue l’hypocrisie ambiante et le lissage de ces conventions dans la société victorienne, au coeur même de cette Angleterre de la fin du 19ème. De l’autre, il nous dépeint le côté obscur de l’époque, avec son peuple et ses gens ordinaires, et nous confronte à ce que l’on peut ressentir viscéralement face au spectacle de la monstruosité, sans protocole ni politesse outrancière ; cette monstruosité dont Lynch se sert à dessein, pour émouvoir sans sensiblerie, en nous rappelant tout de même que derrière chaque aspect se cache avant tout un homme.

    « Elephant Man » fait directement référence au film « Freaks » de Tod Browning sorti en 1932, avec l’univers du cirque et de ses êtres « différents » qui vont aider John Merrick à s’échapper de la cage dans laquelle il est enfermé. Des monstres finalement plus humains que les humains, emprunts de solidarité et de bienveillance.

    Anne Bancroft et Anthony Hopkins, les deux interprètes principaux, composent chacun dans leur rôle respectif d’infinies variations, entre contradictions, paradoxes et hésitations, face à ce qui les dépasse et les questionne. Quant à John Hurt qui campe un John Merrick plus vrai que nature, noyé sous d’innombrables couches de latex pour les besoins du maquillage créé par Christopher Tucker, il est saisissant de justesse.

    Et malgré l’aspect général de ce corps qui n’a plus rien d’humain, l’acteur impose son jeu bouleversant, où tout se passe dans le regard et cette façon maladroite qu’il a de se mouvoir, pour parvenir à nous émouvoir aux larmes. Car si on pleure tout au long du film, ça n’est pas tant du fait de l’apparence ou de la démarche du personnage que John Hurt incarne avec une telle vérité, mais plutôt qu’il parvient de façon imparable à nous forcer à affronter notre propre honte.

    La musique du compositeur John Morris participe aussi pleinement à la réussite du film. Il empreinte ainsi l’Adagio pour cordes de Samuel Barber pour les besoins du final, lorsque John Merrick s’endort pour la dernière fois dans son lit, où il veut s’allonger comme l’enfant du petit tableau accroché au-dessus de lui. Il sait qu’en s’endormant de la sorte, il mourra par asphyxie…

    Avant de mettre fin à cette existence de souffrance et d’enfermement, il contemple une dernière fois les objets qu’on lui a offerts, la maquette de l’église qu’il a construite, qu’il a signée de son nom comme s’il s’agissait d’une œuvre accomplie, puis se couche. Le film se termine sur la voix de sa mère ainsi que sur l’image du petit portrait de celle-ci en médaillon qui apparaît : « rien, rien ne meurt jamais ».

    Il s’endort paisiblement, non pas comme un animal ni même un éléphant, mais simplement comme un homme…

     

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  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 4)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE VI

     

    Duvet et voix qui mue (suite)

    Ma puberté est survenue bien après celle des autres garçons de mon âge et j’ai gardé longtemps cette tête de gros poupin mal dégrossi. Un décalage qui a induit en moi cette façon si particulière de voir les choses. On vous place sur des rails et vous n’avez de cesse que d’en sortir… Ce que l’on prend pour de la maladresse n’est en fait qu’une incompréhension totale du monde dans lequel vous êtes né.

    J’avais longtemps souhaité être un extra-terrestre que ses vrais parents auraient oublié lors de leur passage sur cette planète. Ainsi abandonné, j’aurais été trouvé derrière un talus, dans les bois, par mes futurs parents terrestres adoptifs. Mon frère n’était pas loin de la vérité, tout compte fait…

    À l’âge de trois ou quatre ans, en 1972-73, j’étais fasciné par un dessin animé japonais que l’on me laissait regarder à la télévision : le Prince Saphir. Un personnage de garçon androgyne, très efféminé, mais qui s’avérait être en même temps très courageux et aventureux. On le voyait sans arrêt se battre en duel, arborant des collants blancs tout en affichant un visage précieux et des postures assez peu viriles.

    Il était d’ailleurs étonnant qu’à cette époque qui sentait un peu le renfermé, personne n’ait rien à redire sur ce personnage de fiction qui parfois se travestissait pour tromper l’ennemi. Je me souviens aussi de cette phrase scandée comme un leitmotiv : « Le Prince Saphir est une fille ! »

    Tout cela n’était finalement pas étrange, mais plutôt trouble, et résonnait très fort en moi, comme si une vérité lointaine, insondable, semblait m’être adressée. Je n’avais bien entendu pas encore les clés de tout cela, mais je me posais néanmoins moult questions. Non pas que j’eus le souvenir de vouloir préférer le costume de la fée princesse à celui du cow-boy, mais je pressentais pourtant que tout n’était pas aussi simple.

    Dans un schéma parental classique, il y a d’un côté la mère et puis normalement, pas très loin, le père. La douceur et la rondeur sont représentées par la maman, quand l’équilibre parfait exige du papa, au contraire, un caractère plus autoritaire, avec des angles et un cadre.

    Mon père, un homme assez grand, les cheveux courts et argentés, avait des yeux verts métalliques. Il me faisait peur. Il ne disait jamais rien. C’était pour moi une figure presque abstraite, un panneau de signalisation m’indiquant les limites que je ne devais en aucun cas dépasser. Pour l’enfant que j’étais, hyper émotif, sensible et paranoïaque, avec ce besoin d’être constamment rassuré, mon père n’était pas exactement l’idéal de tendresse et de chaleur dont je pouvais rêver.

    Il ne constituait pas non plus un quelconque modèle standard, comme le sont en général tous les pères pour leurs fils, ni même une référence sur laquelle j’aurais pu m’appuyer, eu égard aux (nombreux) doutes qui pouvaient m’assaillir, ou à tout ce qui se dressait face à moi. Je voyais ma vie jusqu’à lors comme une forêt sombre qui me suivait à chaque pas que je faisais. Ne pouvoir compter que sur ma mère pour l’intendance mais pas pour le reste, cela allait forcément connaître un jour son point de rupture.

    J’étais cet ourson en chocolat rempli de guimauve. Mon père n’avait qu’à me regarder ou mieux encore, car c’était souvent le cas, ne pas être là et être simplement évoqué, comme une menace sourde, et il n’en fallait pas plus pour me glacer d’effroi et réfréner le moindre acte de désobéissance.

    La période « ado » chez mon frère fût beaucoup plus ardue que mes quelques tentatives de rebellion en bubble gum. Lui, il se prenait pour un dur, un vrai, du genre qui se bagarre ou qui se rêve en terreur du pâté de maisons. C’était une tête brûlée et il cherchait sans cesse querelle.

    Quant à moi, j’étais son exact contraire. Plus lâche et plus sournois, je me contentais juste de toiser les gens, avec des regards à la François Mitterrand. Ce mélange d’arrogance et de mépris était sans doute pire encore, surtout pour les professeurs à l’école. Avec eux, je pouvais me montrer impertinent, voire insolent. J’avais cette manière de leur répondre qui les énervait très vite. Je n’avais en fait aucune considération pour eux, car je ne les voyais pas comme des puits de savoir ou d’intelligence, mais plutôt comme des perroquets qui se contentaient de répéter année après année leurs cours gravés dans le marbre. Ils me semblaient tous terriblement ennuyeux.

     

    Mes parents appartenaient à cette génération d’après- guerre, dite des baby-boomers. Peut-être la dernière qui, sans réfléchir, se contentait de reproduire les mêmes schémas éducatifs que s’étaient déjà bornés à mettre en pratique leurs propres parents, qui eux-mêmes répétaient la façon dont s’étaient comportés les leurs, et ainsi de suite…

    La cellule familiale, avec d’un côté les adultes et leurs affaires d’adultes, et de l’autre les enfants et leurs enfantillages. On traçait une séparation bien marquée, fondée sur l’invective, les moqueries et l’humiliation, en guise de laisse.

    Il était par exemple impensable d’évoquer avec les enfants ou les adolescents les grandes questions de la vie. L’interactivité entre les deux partis se résumait ainsi à des banalités d’usage. On faisait des enfants, mais on n’essayait pas pour autant de comprendre ce que l’on avait engendré. On mettait des êtres au monde en les laissant se développer tout seuls. On faisait surtout entièrement confiance au système scolaire, sans sourciller ; un système qui sentait le moisi, la craie et l’humidité.

    On nous apprenait bien-sûr les bonnes manières, la politesse, le respect et toutes ces petites choses qui maintiennent un semblant de sociabilité. Mais en ce qui me concernait, c’était à la télévision, aux livres et à la culture en général qu’incombera la lourde tâche de me révéler et de m’apporter une réponse à la grande question : qui suis-je ?

    Mes parents étaient fleuristes et nous occupions un appartement juste au-dessus du magasin. Tout s’articulait d’ailleurs autour de cet univers floral et commercial. Même mon frère, vers 17 ans, se retrouva également à travailler avec eux. Les fleurs étaient partout. C’était toute leur vie, leur raison d’être, leur sacerdoce. Moi, je contemplais tout cela de loin.

    Ils employaient aussi des apprenties ou des vendeuses. Je ne leur accordais aucune attention, hormis lorsqu’elles me servaient de victimes. J’adorais leur faire peur en me cachant, affublé d’un de mes masques de monstre. Je les espionnais et j’attendais le moment propice où elle devaient se rendre dans le grenier qui servait de réserve. Je restais là, dissimulé dans l’obscurité, jusqu’au moment où elles arrivaient pour prendre du matériel. Je me dressais alors stoïquement devant elles, en silence. Quel plaisir de les entendre hurler, agitant leurs bras en l’air, parcourues de spasmes. Je dois avouer que ça me réjouissait au plus au point. J’étais perçu comme un garçon pas très net, certes, mais pour moi, c’était comme une grande victoire sur la vie.

    Quant à mon frère, il ne leur faisait pas peur. Bien au contraire… Dans son cas, il s’agissait plutôt de pulsions plus naturelles qui l’amenait à toutes les draguer, puis les consommer sans rien laisser au hasard.

     

    Je développais un sens unique pour la décoration de ma chambre. Cette pièce bunkerisée où je passais le plus clair de mon temps, était tapissée jusqu’au plafond de posters, d’affiches de films et de photos. Se superposaient ainsi en un patchwork frénétique « Massacre à la Tronçonneuse », « Evil Dead », « Alien » ou « L’Exorciste ». Et personne ne s’en inquiétait d’ailleurs plus que ça.

    Paradoxalement, je n’eus jamais le goût de torturer des insectes, pris par des pulsions sadiques assez courantes à cet âge. Non, là encore, c’était plutôt l’apanage de mon frère, qui était adepte de ce genre de sévices, comme par exemple de balancer de la peinture en spray sur d’énormes araignées qui pullulaient dans notre jardin, pour ensuite y mettre le feu. Il adorait voir ces corps à huit pattes en flammes tenter de fuir désespérément durant quelques secondes. Je crois qu’il était fan du film « Le Vieux Fusil ». Je mettais cela sur le compte de ses goûts musicaux, entre AC/DC, Motorhead et Plasmatics.

    Moi, je vouais plutôt une fascination pour les choses étranges que je ne voyais jamais dans la « vraie vie ». Je rêvais en secret d’avoir un monstre comme ami. Me sentais-je monstre moi-même ou étais-je investi de l’absolue nécessité de devoir me démarquer coûte que coûte ? Ce dont je me souviens, et je peux l’affirmer aujourd’hui, c’est que j’avais compris très vite le besoin que ressentaient les autres enfants de vouloir déjà paraître « normaux » et de ressembler à leurs proches ou à un modèle affirmé et validé comme tel.

    C’est donc très tôt que viscéralement, je rejetais le concept de la normalité et de l’acceptation de l’effacement. Noir plutôt que gris et rouge plutôt que marron. Mais un rouge vermillon… Celui du sang et des parures que l’on porte sur les épaules. Du noir absolu, celui des Abysses et de la nuit. Et puis aussi la couleur de l’argent et de l’or, pour mon big bang sans cesse renouvelé.

    Lorsqu’on me demandait quel métier je souhaitais exercer quand je serai grand, je pouvais répondre, de manière clinique, prêtre, architecte ou encore chanteur de variétés, acteur comique, méchant dans un épisode de James Bond, seigneur Sith, styliste de mode, photographe, tueur à gages… Ces vocations diverses me venaient à l’esprit, au gré de ce que je regardais à la télé ou au cinéma, puis disparaissaient aussi vite qu’elles étaient apparues, une nouvelle lubie chassant la précédente.

    Je ne pratiquais aucun sport. Je détestais le concept même de la compétition et je refusais l’idée d’être le plus fort, de me battre et de jouir de ma victoire sur autrui. A cet âge-là, on n’a pas encore conscience que la part féminine qui est en nous a déjà pris le dessus et submergé les quelques petits talus de masculinité qui émergeaient encore.

    L’engouement hystérique de cette foule qui hurle lorsque le ballon est envoyé dans la lucarne, au grand dam d’un gardien de but contrit, m’a toujours fait horreur. Football, tennis, cyclisme, course automobile… Plutôt me pendre avec une chaussette.

    En revanche, curieusement, je me surprenais souvent à rester devant la télé et contempler le spectacle de ces athlètes noirs qui couraient comme des surhommes en mouvant leur corps de super-héros. J’étais d’ailleurs un grand consommateur de tous ces périodiques remplis de ces personnages en collants bien moulants… Je devais sans doute associer ces musculatures hypertrophiées, dessinées sous tous les angles, à celles dont je pouvais me délecter à la télévision. Les raisons primitives de tout cela m’étaient encore inconnues.

    Si je n’avais pas de copains à cette époque, c’est parce que je préférais, par défaut, la compagnie des filles. Je sentais que je pouvais exercer sur elles une sorte de pouvoir. Je parvenais facilement à les faire rire ou à les faire pleurer, en leur racontant des horreurs sur leurs parents. Je n’avais pas d’attirance pour ce qu’elles représentaient, mais leur fréquentation était plus douce et nuancée. Je leur trouvais beaucoup de points communs avec ma façon d’être et de réagir.

    Je crois que je me suis souvent conduit en pervers narcissique à leur endroit, en instaurant entre elles et moi de curieux chantages affectifs. C’était moi, le prince Saphir…

     

     

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 3)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE IV

     

    « Voici venu le temps des rires et des chants… ! »

    Cet univers parallèle dont j’étais le seul à avoir accès, avait été façonné par mon imagination. J’y possédais mon propre Goldorak en taille réelle et il gardait l’entrée. Je n’avais aucune contrainte, aucune obligation. Ce cosmos intime était comme le pendant édulcoré et délirant de la ville où je vivais en vrai ; « Niort, Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! ». Un Wonderland pour moi tout seul. Pour ce faire, je m’étais pas mal inspiré de mes séries TV préférées. En survolant Niort en avion, on aurait pu reconnaître un peu le village du Prisonnier. « Les Mystères de L’Ouest » et « Chapeau Melon et Bottes de Cuir » avaient aussi servi de référence.

    Dans cet Eden à taille d’enfant, on ne trouvait rien d’autre que des pâtisseries et des magasins de jouets à perte de vue. Et j’avais le pouvoir absolu. Normal, c’est moi qui avais tout imaginé. Je pouvais manger tous les gâteaux que je voulais sans jamais vomir. Tout était gratuit. Dès mon plus jeune âge, je me comportais déjà comme un despote mégalomane faisant régner la terreur sur tous les jouets qui se trouvaient dans mon royaume. Combien ont fini démembrés, brûlés, broyés, écartelés, juste à cause d’un regard de travers, une attitude désinvolte qui ne me convenait pas. Avec moi comme tyran, ça filait droit et gare aux Big Jim arrogants.

    J’étais un enfant natif du signe du cancer. Je pouvais me comporter comme un autiste, mais capable de fulgurances ou d’accélérations soudaines. Il fallait être là lorsque ça arrivait… Sinon, il y avait juste un corps maladroit et mal défini dont l’esprit se faisait la malle sans arrêt. À l’extérieur, un monde anonyme, des années qui passent au rythme des hommes, selon leurs propres lois terrestres. Dedans, je n’entends rien à ces concepts de croissance car je ne peux garder le même aspect très longtemps. Je suis protéiforme. Je peux être ce que je veux.

    Malgré mon refus catégorique de vieillir, tel un Peter Pan ultra-orthodoxe, je grandis tout de même et pas très bien. Ce problème de glande thyroïde que je pense être une malédiction me fait croître à l’horizontale plutôt qu’à la verticale. Je deviens ce bibendum qui n’évacue plus rien, qui garde tout. Toute cette peur, cette angoisse de devoir changer et de sans doute perdre son âme.

    Premier constat : mes parents ne se préoccupent guère de l’affliction dont souffre leur rejeton. Ils attendront plusieurs années avant de réagir et de se pencher sur le problème, à savoir pourquoi ils ont un fils normal et l’autre qui ressemble de plus en plus à Casimir ? Ce sera un magnétiseur que l’on paye en saucisses et en douzaines d’œufs qui exercera ses talents sur mes maux en parvenant enfin à déverrouiller tout mon corps.

     

     

    CHAPITRE V

    Duvet et voix qui mue

    Dans la rubrique questions et préoccupations hormonales que j’étais censé commencer à agiter devant mon entourage, afin de le rassurer de temps en temps et démontrer que j’étais tout à fait normal et saint d’esprit, j’évoquais du bout des lèvres deux ou trois marronniers qu’il est coutume de ressasser à cette période de la croissance, comme par exemple faire semblant d’évoquer une fille de ma classe avec intérêt, de la ramener même à la maison pour un goûter d’anniversaire.

    Et puis à l’école, il est toujours bien vu également de commenter avec ferveur un contrôle de maths que l’on vient de finir et comparer ses résultats avec les autres. Paraître studieux en cours, concentré, intéressé, impliqué, aimer la vie et les autres. Jouir de tout ce qui nous entoure. Donner l’impression de participer à toutes les activités humaines classiques. Mais tout me semblait bien insipide et peu stimulant, en vérité. J’avais l’impression d’être dans la peau d’un poulpe, forcément inadapté à la terre ferme et à ses représentants.

    Dans la série des standards liés à cette période de la vie, je n’ai pas aimé non plus apprendre à faire du vélo et pour tout dire, je n’ai jamais su en faire. Je n’ai jamais voulu construire une cabane dans un arbre, courir dans les champs et les forêts avec un bâton et encore moins appartenir à une bande dont j’aurais été le chef, le souffre-douleur ou la caution comique. Non, moi ce que j’aimais surtout, c’était rester seul des journées entières à jouer dans ma chambre ou dans mon palais mental. Le petit mollusque terré dans son coin sombre et humide.

    En y regardant de plus près, je ne ressemblais pas vraiment non plus à un garçon. Ma voix était fluette et chantante. J’avais des seins. Mes gestes, sans être maniérés, semblaient malgré tout obéir à une sorte de chorégraphie bien étrange. Je m’exprimais systématiquement en mimant tout avec les mains. Lorsque les autres marchaient, je me déplaçais quant à moi toujours rapidement, comme un automate détraqué.

    Mon frère, en revanche, était très affirmé, très garçon. Et il n’y avait absolument aucune ressemblance physique ou psychologique entre nous deux. Il aimait par dessus tout me donner des gros coups de poing au bras ou me lancer des fléchettes sur les pieds. Étant le petit dernier et chouchou de sa maman, je caftais souvent et rapportais systématiquement tous les coups bas que mon frère me faisait subir. Pour lui, je n’étais plus qu’une petite tête à claques dont la seule utilité était de lui servir de défouloir. Un être étrange qu’il n’arrivait pas à décrire ou à rationaliser et qu’il se devait de corriger dès que l’occasion se présentait.

     

    J’avais dans ma chambre la poupée E.T., des vaisseaux Star Wars, des LEGO, des masques de monstres en latex, des figurines et des robots avec lesquels je jouais sans arrêt… Et cela, bien au-delà de mes 13 ans.

    En parallèle, et ce afin de tenter de camoufler ces vieilles habitudes tenaces, je me forçais à fréquenter des garçons de mon âge, avec qui j’entretiendrais des comportements de petit d’homme en devenir. Je m’essayais aussi à l’impertinence, comme mon frère le pratiquait communément avec mes parents. J’eus ainsi ma période où je répondais à ma mère, sur tout ce qu’elle me reprochait. « Hubert, ta chambre est une porcherie, on ne peut plus pousser la porte pour entrer ! ».

    –       Ouais mais c’est pas l’problème…
    –       Hubert, tu peux ranger tes chaussures à leur place !
    –       Ouais mais c’est pas l’problème…
    –       Hubert, tu peux venir m’aider à plier les draps, s’il te plait ?!
    –       Ouais mais c’est pas l’problème…

    Jusqu’au jour où j’ai poussé le concept « Badass » jusqu’à traiter ma mère de « conne ». Bon, là effectivement, ce fût la limite. Ma mère me rattrapa dans ma chambre et m’envoya une gifle façon Lino Ventura dans le film éponyme. Je ne me risquai plus jamais à jouer les bad boys avec elle.

     

    J’aimais la solitude, pas par choix mais bien parce que je ne trouvais pas d’individus de mon âge qui fussent proches de mes attentes, de mes envies et de ma façon d’être. J’adorais rester cloîtré dans ma chambre des journées entières, tel un savant fou dans son laboratoire, préparant en secret la conquête de la terre pour enfin devenir le maître du monde.

    Même pendant les grandes vacances, ma chambre représentait tout pour moi, mon repaire, mon royaume, mon donjon. C’était un deuxième corps, un exosquelette, ma carapace. Je détestais aller dehors. La nature et tout ce que l’on pouvait y trouver me terrifiait. J’avais une phobie absolue des insectes et de tout ce qui pouvait ramper, sauter, grimper ou voler.

    J’ai pourtant dû, par deux fois, quitter mon antre pour aller faire du camping avec mes parents, puis une autre fois avec un oncle et une tante. Même étant enfant, je ne comprenais pas le plaisir de vivre dans une caravane ou sous une toile de tente. Ce concept du campement, avec des gens collés les uns contre les autres, me faisait horreur. Devoir faire la queue pour faire la vaisselle, prendre sa douche, faire pipi, caca… Le spectacle permanent de tous ces gens dénudés dévoilant les parties de leur corps les plus disgracieuses. Le bruit des zips qui s’ouvrent et qui se ferment…

    La chaleur suffocante sous ces toiles plastifiées, qui vous prend à la gorge dès le matin au réveil et qui vous pousse à sortir sans pouvoir traîner. Les sacs de couchage et les matelas gonflables totalement inconfortables. Le bruit que font les tongues lorsqu’on marche avec. Vos voisins de rangée toujours avachis à longueur de journée sur leurs chaises pliantes, en train de se gaver de chips Flodor, en buvant des boissons anisées, et à qui vous vous sentez obligé de dire bonjour à tout bout de champ. Le concert cacophonique de tous ces postes transistors allumés en permanence (Le Hit Parade, Les Grosses Têtes, Lucien Jeunesse…).

    Pour moi le camping, c’était le cauchemar absolue, l’horreur, la Corée du Nord… Je savais que si un jour je devenais président de la république, je ferai fermer tous les campings de France. J’interdirai la vente de caravanes, campings cars et toiles de tentes en tout genre. J’irai même mettre le feu moi-même au camping des Flots Bleus. Des amendes seront prévues, des incarcérations pour les plus récalcitrants, voire même des exécutions, s’il le faut…

     

     

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 2)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE III

     

    Père Noël, le monstre et l’enfant dodu.

    Je fus un petit garçon a priori normal jusqu’à environ neuf ans, avant qu’une sombre histoire de glande, d’hormone de croissance ou de métabolisme grippé, ne me transforme peu à peu en gloumoute… Ces mêmes gloumoutes qui ont d’ailleurs longtemps hanté mes nuits d’enfant. Cet effroyable état, entre onirisme et réalité, lorsque vous ne savez plus très bien ce qui relève de la vraie vie ou du cauchemar.

    Je me souviens de l’un de ces mauvais rêves récurrents, dans lequel je regarde la télé avec mes parents. Tout est plongé dans l’obscurité et seule la lueur du poste de télévision permet de discerner ce qui nous entoure. Je suis assis à même le sol, en chien de fusil, un peu en retrait, tandis que mon père et ma mère sont sur le canapé. Une partie de mon corps se trouve dans ce salon, lorsque l’autre, en l’occurence ma tête, avance dans un long couloir baignant dans un noir absolu. Et je peux ainsi contempler toute cette partie vouée aux ténèbres.

    Petit à petit, mes yeux s’habituent à cette quasi-nuit, lorsque je commence à deviner une forme au fond du couloir. Sans en être vraiment certain, je crois distinguer le mouvement lent de deux bras qui partent chacun de leur côté. Deux bras immenses qui semblent avancer vers moi, avec en leur milieu un corps à la forme étrange. A présent, j’en suis sûr, il s’agit bel et bien d’une créature couverte de fourrure, mesurant au moins deux mètres, flanquée de deux grands yeux jaunes en amande.

    Le monstre ne montre pas pour autant d’hostilité à mon égard… Je tente d’alerter mes parents sur ce que je suis en train de voir, sans qu’aucun son ne parvienne à sortir de ma bouche. J’articule pourtant des mots mais il n’en résulte qu’un mince filet d’air. Je finis par me lever et comme hypnotisé, je m’enfonce plus encore dans ce couloir. J’avance vers cet être qui m’appelle et je disparais finalement, sans que mes parents ne remarquent mon absence. Plus je me rapproche et plus je suis terrorisé par ce que je vois, même si, dans le même temps, un sentiment de douceur et de bien-être m’envahit.

    Arrivé au terme du parcours, le monstre m’enserre délicatement dans ses bras démesurés, qui semblent se déplier plus encore et qui grimpent le long de mon corps, comme du lierre. Je les sens autour de mes bras, de mon ventre et de mes jambes. Ce qui pourrait être une main me caresse le visage. Je distingue désormais, hormis ses immenses yeux flamboyants dépourvus de pupille, une large bouche ouverte, munie de dents toutes plus longues les unes que les autres. C’est un sourire… Nous restons ainsi enlacés et de cette étreinte chaude et réconfortante, j’en perçois un bien être familier.

     

    Un autre évènement qui marqua mes premières années d’enfant fut la prise de conscience que le Père Noël n’existait pas. Chaque année, il y avait ce rituel, une ou deux semaines avant la date fatidique, lorsqu’avec ma mère, nous décorions le beau sapin, roi des forêts. Je me souviens de ces boules recouvertes de fibres de tissus, dont certaines plus élimées que d’autres me ravissaient néanmoins. Je n’aurais jamais voulu en changer, tellement je m’étais habitué à elles depuis ma naissance. Tout ce cérémonial avec ma mère devait ainsi rester immuable et durer jusqu’à la nuit des temps. Ces associations de couleurs, entre violet, rouge et bleu turquoise, que j’aimais manipuler entre mes petits doigts, me prodiguaient un plaisir extatique.

    Même usées, cabossées ou fêlées, j’accrochais ces précieux joyaux à l’extrémité des branches, avec recueillement et un soin extrême. Il y avait aussi ces petits lutins faits de fil de fer et recouverts de tissu, que l’on pouvait tordre dans tous les sens. Des bonhommes de neige avec leur chapeau claque et leur petite carotte à la place du nez. La grande étoile argentée, agrémentée d’une fée et d’une clochette, était la dernière à être installée au sommet du conifère. C’était pour moi le meilleur moment de l’année et les meilleurs souvenirs de mon existence de petit enfant. J’aurais tant souhaité que toute ma vie soit à l’image de cette journée et qu’elle fût sans fin…

    Un jour, mon frère de cinq ans mon ainé, fonça droit sur moi. Je croyais qu’il allait me frapper. Il me frappait souvent… Il m’annonça froidement, non sans arborer un grand sourire, que le Père Noël n’existait pas. Que ça n’était qu’une fable entretenue par les parents et les adultes en général. Ils achetaient eux-mêmes les jouets dans les magasins, qu’ils disposaient en cachette sous le sapin, le moment venu, pendant que leurs rejetons dormaient.

    Mon frère n’en était pas à sa première vilénie. Il m’avait également asséné que mes géniteurs n’étaient pas mes vrais parents et que j’aurais été trouvé par hasard dans une poubelle. Ces derniers m’avaient adopté parce qu’ils avaient eu pitié. En réaction à cette nouvelle, j’avais beaucoup pleuré et ma mère avait dû me jurer que j’étais bien son fils biologique.

     

    Lorsque j’appris donc que le Père Noël n’existait pas, ma première réaction ne fut pas de pleurer, mais plutôt de réfléchir posément à cette nouvelle tout en attendant le retour de ma mère à la maison. Je souhaitais obtenir des explications rationnelles. Mon frère, outre le fait qu’il aimait souvent me molester, prenait beaucoup de plaisir à essayer de me faire sortir de mes gonds, en employant tout un arsenal de tortures psychologiques. Mais je ne marchais plus à ses petits jeux cruels. Surtout lorsqu’il me sortait ce genre de bobards gros comme une maison.

    Le Père Noël qui n’existe pas… Mais n’importe quoi ! Et puis quoi encore ! Et pourquoi pas prétendre que Goldorak ne serait qu’un personnage fictif de dessin animé ?! Oui, cette fois-ci, mon frère alla beaucoup trop loin… Ma mère, prise de court et n’ayant pas eu le temps de réfléchir à une quelconque parade afin de me rassurer, m’avoua finalement la vérité. Je me souviens aussi qu’elle disputa mon frère et le punit pour avoir vendu la mèche. Bien fait ! Ça allait au moins lui ôter ce sourire insupportable pendant quelques temps.

    A cette époque, les enfants n’avaient pas encore ce lien quasi-organique avec les écrans en tous genres et les innombrables informations qui peuvent aujourd’hui y circuler librement et impunément. Car de nos jours, dès l’âge de quatre ans, le garçonnet ou la fillette peuvent déjà potentiellement être confrontés à des images à caractère pornographique. Alors, pour ce qui est du type à barbe blanche qui se balade dans le ciel en traîneau, pensez donc !

    Mais en 1973, les enfants étaient encore crédules et affichaient une foi aveugle en tout ce qui pouvait paraître merveilleux ou sucré. J’essayais ainsi de me remettre tant bien que mal de cette bien consternante nouvelle. Sans être pour autant trop ébranlé et devoir remettre en cause toute mon existence de petit enfant, je m’empressais de demander à mes parents si l’on pouvait continuer de faire semblant de croire encore, pour recevoir tout de même les jouets que l’on avait commandés.

     

    C’est donc sous l’effet conjugué de ces divers chocs psychologiques que je devins très vite ce garçonnet joufflu qui portait de grosses lunettes immondes, comme cela se faisait communément à l’époque. Malgré mon physique de mini Père Dodu (ma mère m’appelait d’ailleurs « le Petit Bonhomme en Caoutchouc »), je me comportais un peu comme un ectoplasme. Je n’étais presque jamais concentré, présent mentalement et encore moins connecté au monde qui m’entourait. Il était difficile d’attirer mon attention, car le plus souvent, je me téléportais dans une dimension parallèle.

    Depuis ma naissance, je vivais encore, tout du moins en partie, dans une poche remplie de liquide amniotique, me préservant de la dureté du monde et privilégiant ainsi des rapports fusionnels, exclusifs et sans aucun doute morbides avec ma génitrice. Chaque réveil était perçu comme un nouvel accouchement. Chaque séparation avec ma mère, comme lorsqu’elle m’amenait à l’école, était vécue comme un déchirement, une détresse insondable, l’angoisse absolue de ne plus jamais la revoir ; la terreur pure d’être abandonné.

    Je suis né inquiet, anxieux, flippé. Sans doute un truc que ma mère m’a refilé lorsqu’elle était encore enceinte. Vous naissez et vous ne savez toujours rien du monde où vous mettez les pieds. Et pourtant, vous collectionnez déjà pas mal de névroses…

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)