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  • Moodymann : Suivez le guide

     

     

    Le 28 novembre 2002, Moodymann, l’un des derniers grands mythes de la techno de Detroit, faisait son retour au Rex, après y avoir livré presque huit ans plus tôt, le 05 janvier 1995, probablement un des Dj sets parmi les plus mythiques de toute l’histoire des musiques électroniques.

     

    Tout ça pour dire, une prestation de Moodymann à Paris, ça ne se rate pas… Alors, certes, le garçon était connu pour être d’une humeur quelque peu changeante et fantasque. Mais cette année-là, Kenny Dixon Jr. s’était engagé à ne pas nous faire faux bond à la dernière minute. En échange de cette promesse, les promoteurs du show acceptaient de masquer la cabine du Rex d’un drap blanc, afin de protéger le DJ misanthrope du regard des petits blancs dans la salle, ou des photographes indiscrets venus tenter de saisir l’événement sur papier glacé ; un nouveau caprice qui en rajoutait encore un peu plus à la réputation d’un musicien qu’on disait assez incontrôlable et imprévisible, tellement attaché à la cause de ses « frères noirs » qu’il en devenait lui-même passablement extrémiste…

    Si sa personnalité et ses positions radicales restaient contestables, ses disques faisaient en revanche l’unanimité chez ces mêmes petits blancs, pour qui tant Moodymann que la musique venue de Detroit faisaient l’objet d’un culte absolu. Nourri de soul, de blues et de techno, chacun de ses albums est en effet un voyage mélancolique au coeur du ghetto, ainsi qu’une plongée dans sa psyché tourmentée. Très discret depuis la sortie deux ans plus tôt de son opus « Forevernevermore », Moodymann semblait vouloir prendre peu à peu ses distances avec Planet E, la maison de disques de son camarade Carl Craig, pour reprendre son destin en main avec son propre label, KDJ Records.

    En l’espace de 26 ans, depuis 1994 et la sortie de son premier single « I Like It », Kenny Dixon Jr., sous son nom de baptême ou sous ses divers pseudos, entre Moodymann, Jan, Mr House ou encore Pitch Black City, nous a crédité d’une douzaine d’albums et d’un nombre incalculable de singles ou d’Eps, passés depuis pour certains d’entre eux à la postérité, sans avoir pu bénéficier d’une large diffusion à l’international. Car il faut bien reconnaître que le garçon a toujours été d’un naturel discret… Il n’en reste pas moins qu’avec ses pairs originaires comme lui de Detroit, Theo Parrish, Rick Wilhite ou Marcellus Pittman, Moodymann va poser les bases de la House Music et de la Deep House, en permettant à ces genres musicaux de sortir du cercle confidentiel de la Motor City pour se répandre comme une traînée de poudre dans le monde entier, à partir des années 1994/1995.

    A l’instar de J. Dilla aka Jay Dee, un autre pionnier de cette scène de Detroit, en s’appuyant sur une connaissance encyclopédique et éclectique de la musique, entre Motown Soul, Disco, Jazz, Electro, Acid, Techno, Gospel ou Folk, comme en attestera plus récemment le légendaire 52ème volume de la série « DJ Kicks » qui lui était consacré en 2016, Moodymann se lance dans le beatmeaking, sample, triture, déchire et réinvente. Comme il le concédait à l’occasion d’une interview donnée il y a quelques années, avec la dialectique certes assez radicale qui le caractérise souvent : « Mes chiennes et mes putes sont mes MPC, mon SP-1200, ma basse, mes claviers ». A défaut de privilégier la mécanique parfaite d’une House propre et réglée au cordeau, Moodymann lui préfère le vinyl qui craque, les bottes crasseuses et les pneus usagés d’un bon vieux Cutlass… Ses tracks les plus célèbres conservent certes l’habituel kick qui caractérise la House Music, mais ils affichent toujours une certaine tendance à sortir des clous. Le swing est jazzy, le beat irrégulier et incertain, et les samples se superposent et se répondent. 

    L’homme avance toujours masqué, depuis les tréfonds de la cabine de Dj, mais il reste l’un des derniers dinosaures de la scène house originelle. Il est encore aujourd’hui une référence et inspire les productions tant de musiciens respectés, de Four Tet au canadien Caribou, en passant par Motor City Drum Ensemble, que de nouveaux venus, comme Channel Tres. Même Drake s’est payé le luxe de sampler le maître… 

     

    Allez, c’est parti ! Pour les nostalgiques d’une époque à jamais révolue, remontons dans le temps 25 ans en arrière, jusqu’au 05 janvier 1995, avec un extrait du DJ set mythique de Moodymann au Rex Club… Vous la sentez, la bonne odeur du parquet, du gin tonic bon marché et de la fumée de cigarette ? Vous les voyez, tous ces boules, remuer au son des titres qui nous ramènent avec nostalgie à Radio Nova et aux fondations d’un mouvement qui s’installait pour durer ? So now, back to basics !

     

     

    Track List / K7 Side A

    [00] Ebony Soul : « I Can Hardly Wait (Dub) »

    [02] Backintyme : « Come Get It »

    [06] Boz Scaggs : « Lowdown »

    [09] House Of Jazz : « Hold Your Head Up »

    [13] Blaze : « Moonwalk »

    [19] Moraes Featuring The Peacemakers : « For Love And Peace (For The Bar Heads – Sunset Mix) »

    [23] Giant Wheel : « Retrash (Far Out Mix) »

    [25] DJ Oji : « Oji Disco Pt 2 (Hangin’ Out At The Disco) »

    [30] Fibre Foundation : « Don’t You Ever Stop (Club) »

     

    Track List / K7 Side B

    [00] Fibre Foundation : « Don’t You Ever Stop (Club) »

    [01] Daniel Wang : « The Twirl »

    [05] Drew Sky : « Razzmatazz »

    [11] Tim Harper : « Eugene Harper »

    [13] Theo Parrish : « Lake Shore Drive »

    [18] Nature Boy : « The Livin’ Groove »

    [22] Soul Creations : « Never Over (Club Mix) »

    [24] iO : « Claire »

    [29] The Junkhunters : « Hanging Out »

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 12)

     

     

    PARTIE II

     « Les corps amoureux »

     

     

    CHAPITRE IV

     

    « Ici, tout n’est que luxe, rareté, beauté, perfection. » 

    Il ne s’agit là évidemment que d’un point de vue très subjectif sur ce sujet précis, puisqu’il vous faudra déjà posséder une bonne dose de snobisme pour détecter toutes ces apparences en trompe-l’œil. Vous devrez également avoir digéré tous les romans de Jane Austen, Edward Morgan Forster ou Kasuo Ishiguro, afin de mieux comprendre les attitudes cryptées chez tout ce beau monde, entre la Upper Class et ceux qui oeuvrent à son service et qui, en toute logique, doivent reprendre les mêmes tics et divers autres protocoles, entre savoir-vivre et étiquette, pour pouvoir évoluer même à titre d’ombre dans ce milieu.

    Comprenez que si jadis personne n’était dupe du jeu de chacun et de sa place respective dans la société, l’égalité ou le nivellement des classes quelles qu’elles soient ont au fil du temps fini par mélanger les cartes et brouiller les pistes, pour en arriver à cette inversion des codes et des valeurs, mais cela serait un tout autre débat d’ordre civilisationnel, en ces temps nouveaux où s’affirme cette idiocratie patentée.

    Tout d’abord, à titre expérimental et en tant que première immersion, vous pourrez vous rendre dans ces grands magasins, tels que les Galeries Lafayette, le Printemps ou autre Bon Marché, pour tomber nez à nez avec ce genre de spécimen. Alors bien-sûr, ce n’est pas au rayon fromages que vous le débusquerez mais plutôt du côté des corners dédiés aux vêtements couteux et trendy.

    Et là, vous aurez en général affaire à un individu de type caucasien, pas très grand et extrêmement mince. On peut le repérer car il se trouve souvent devant le stand d’une marque dite « de prestige ». Approchez-vous sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. Evitez de porter des vêtements trop voyants ou trop banals, car cela risquerait de le faire fuir. Si au contraire vous êtes habillé de manière branchée et cool, cela va attirer son attention, voire même le tétaniser tel le lièvre pris dans les phares d’une voiture.

    Ce démonstrateur peut avoir entre vingt et quarante ans. Il ne vous sourira jamais, mais en revanche ne manquera pas de s’esclaffer avec d’autres individus de son espèce, qui semblent tous sortis du même moule, à chaque fois qu’ils verront passer un client qui ne rentrerait pas dans le cadre étriqué des normes instaurées entre eux par ces petits majordomes. Cette catégorie d’humain n’existe que pour le principe futile de pouvoir porter, parce que c’est leur passion, des vêtements onéreux qu’ils ne pourraient jamais s’offrir en temps normal, ce qui génère forcément frustration et colère au bout de l’allée…

    Vous connaissez sans doute le proverbe, « Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens ». Il se trouve que dans ce cas précis, justement, non seulement le métier est sot mais ces gens-là sont sottes, ou finissent inmanquablement par le devenir. Appréciant la mode mais jamais pour les bonnes raisons, les spécimens en question confondent hype et luxe, tout en arborant une insupportable arrogance, afin de masquer une petite vie mesquine, sans éclat et sans panache. Ces êtres constamment énervés ne se voient qu’en deux dimensions, alors qu’ils tentent de remporter sans cesse le vain combat des égos. Retirez juste les beaux atours et il ne restera plus que vulgarité, avec comme fond musical, non pas le hit dance du moment mais un simple bruit de pet…

    Mais il existe encore le stade supérieur… Une sorte d’Olympe de cette activité de niche ; en l’occurence, le vendeur qui officie dans la boutique principale, le show-room, la maison-mère. Au terminus des prétentieux, toujours plus près des étoiles, il est l’élu ! Sans oublier qu’il y a marques… et marques. Plus qu’une griffe, un nom, une renommée qui s’inscrit dans le temps, tels certaines légendes, vous avez la mode et puis les créateurs. Là, c’est encore autre chose. Le pinacle, le Nirvana, une adresse rue du Faubourg Saint-Honoré, rue Cambon ou encore la galerie de Valois au Palais Royal. Oui, vous l’aurez compris, à ce niveau-là, on tutoie les anges, on caresse la joue de Dieu.

    Imaginez… Un autre monde, une dimension parallèle où le temps semble suspendu, voire même lyophilisé… Oui c’est ça, du temps en poudre. Une grande boutique blanche, immaculée, à l’abri de toute souillure terrestre, un lieu où les lois de la gravité n’ont plus d’effet, loin de tous ces primates, ces barbares renâclant sur ces trésors d’hyper-tendance, qui devancent, qui transcendent de mille ans la naissance même de la mode. Que dis-je, de l’espèce humaine… Composée principalement d’infâmes personnages perclus de grossièreté, ne pouvant comprendre, percevoir et encore moins ressentir ce que le « Maîîîtrrr » a voulu exprimer avec sa dernière collection (tout simplement suuuupeeeerbb), aussi loin que les barrières Vauban le permettent de ces groins putrides et humides, condamnés par Mère Nature à se gaver, s’empiffrer jusque mort s’ensuive de Zara ou de H&M. Mais quelle horrreurrr !

    THE Boutique est donc posée là, élégante mouche sur une joue à la teinte d’albâtre, perdue dans cet univers urbain hostile. Sur la rue s’étirent ainsi ces grandes vitrines, avec derrière… rien… ou si, plutôt, Le Rien. En approchant plus près le visage de la paroi du bocal, vous aurez peut-être la chance d’apercevoir à l’intérieur des vendeurs immobiles, figés, flottant dans l’espace tels le spermatozoide dans le liquide séminal ; tableau étrange, en y regardant de plus près, comme s’ils évoluaient au gré de l’indicible, du merveilleux, parmi les habits-rares-installés sur de sobres cintres métalliques ou sur des meubles minimalistes.

    Nous voici donc au cœur de la nef, car ça n’est pas une simple boutique. Le lieu est religieux. Un temple voué à des rites qui nous sont sûrement pour toujours inconnus, nous, les profanes. Il faut rentrer dans ce lieu d’exception pour comprendre ce qui s’y passe vraiment. Et voici les vendeurs. Ils bougent un peu, à peine, en fait. Ils sont trois, observant chacun une posture très étudiée. Les bras sont croisés ou le long du corps, une main sur la hanche, l’autre légèrement surélevée et suspendue dans le vide, la tête un peu de biais, moue de la bouche, yeux hagards… Ou alors le bras passant entre les deux jambes dont l’une, croisée, passe par dessus la tête…

    Lorsque vous aurez l’outrecuidance de vous diriger vers eux, ils vous gratifieront peut-être d’un regard distant, pourront éventuellement se laisser aller à vous faire un signe de la tête, voire même articuler un « bonjour », que vos modestes ouïes percevront comme une sorte de « bowjaune ». Ce « bowjaune » devrait être accompagné d’une moue des lèvres accentuée, qui pourrait vouloir signifier : « bienvenue dans le royaume triomphant des exceptions vestimentaires, qui ne sont plus de simples assemblages de tissus et d’ingéniosités, mais toute bonnement… des vérités. Ici, tout n’est que luxe, rareté, beauté, perfection. » Quant à moi, je crois que… que je viens juste de… jouir…

    Allez, faisons fi de ce satané instinct d’infériorité qui nous colle à la peau depuis que nous avons passé la porte et hasardons-nous à nous rapprocher, afin de contempler de plus près certaines pièces, tout en respectant le silence monacal du sanctuaire. Vestes, manteaux et chemises défilent sous nos yeux ébahis. Nous sommes marqués à la culotte par l’un des vendeurs-cénobites-cerbères qui replace aussitôt, dans un alignement que lui seul maîtrise, et selon des règles que lui seul comprend, ces augustes vêtements sur lesquels nous avons osé poser nos vilains gros doigts boudinés.

    Nous contemplons ensuite de magnifiques pulls, en l’occurence au nombre de trois, qui se battent en duel sur une gigantesque table en métal mat à 10.000 dollars. Juste à côté, deux ceinturons enroulés, trois porte-monnaie et quatre paires de chaussettes alignées. Ces objets, accessoires et divers artéfacts auraient-ils appartenu à Napoléon Bonaparte ? Ou à Marilyn Monroe qui, selon la rumeur, portait des chaussettes pour dormir ?

    Nous esquissons alors une ébauche de dialogue avec l’un de ces archanges non-répertoriés par les Saintes Ecritures : « Veuillez m’excuser, auriez-vous ce modèle en médium ? ». L’être en deux dimensions s’approche de nous, comme s’il flottait dans les airs. En effet, je regarde à ce moment précis ses pieds et force est de constater qu’ils ne touchent pas le sol. L’être vaporeux qui défie la gravité ne manque cependant pas de se contempler au passage dans un grand miroir. Il doit avoir été assez satisfait de ce qu’il y a vu pour arborer ensuite une sorte de sourire, même si l’image renvoyée par la glace est restée étrangement impassible. Il nous lance alors, dans un chuintement singulier : « en mîdiôm, m’avez-vous dit ? »

    C’est avec une grande dextérité et la plus extrême souplesse dans les doigts, mouvement que nos grosses paluches roturières ne pourraient en aucun cas reproduire, que l’ectoplasme à deux dimensions extrait une petite étiquette de l’intérieur du pull que nous venons de lui désigner, posé au beau milieu de la table en métal mat à 10.000 boules. Une rotation de la tête à 180 degrés et un geste souple de la main plus tard, il interroge un autre xénomorphe : « Eugenio, y a-t-il encore le modèle B en… Mîdiôm ? ».

    L’autre marque un temps d’arrêt (Attention : la scène d’action du film !), puis disparaît derrière une petite porte dérobée, comme happé par la réserve du magasin, pour en ressurgir quelques minutes plus tard. Il semble effondré (il vient probablement d’apprendre un décès dans sa famille) : «  Nooooon, nous n’avons plus ce modèle, hélaaaas ». Et là, réaction en chaîne ! Le premier xénomorphe semble lui aussi soudainement gagné par une tristesse sans bornes. Les deux se regardent en dodelinant de la tête. Nous parvenons finalement à sortir de cette torpeur quelque peu angoissante en demandant à essayer un autre modèle dans un autre coloris. « … Oui c’est très joli aussi en noir. Vous pouvez le porter comme ça, avec le petit chose, là, voilà, avec le petit chemise aussi ou alors avec le petit maille. C’est très joli aussi avec le petit maille… ». Mais… Mais qu’est-ce qu’y dit ?

    « Bon, nous prendrons celui-ci… ». Le vendeur, extatique, prend notre vêtement comme s’il tenait le petit Jésus, puis se dirige religieusement vers la caisse. Nous emboîtons ses pas, dans une lente procession sur ce chemin pavé de dalles en béton brossé aussi grises que notre âme, résignés à donner l’extrême-onction à notre carte bancaire.

    Voici maintenant venu le moment de l’emballage du vêtement susnommé. Pas simple, pour tout dire… Devant nos yeux ébahis, les deux moines trappistes se mettent à plier avec un soin infini l’article, le tout dans un silence teinté de sacralité et d’absolu. Le premier enveloppe le pull dans un immense papier de soie. L’autre, presque collé au premier, attend fébrilement, un second emballage cartonné à la main. L’ensemble est introduit dans un grand sac. Le cérémonial s’achève par la délicate mise en place d’un petit lacet ciré pour fermer le tout. J’ai cru un instant entendre chanter des anges juste au-dessus de nos têtes. Pour l’encaissement, nous assistons à une mise en scène à peu près identique. L’un des vendeurs nous jette alors de petits sourires complices…

    On nous remet le paquet et nous nous retirons enfin, sur la pointe des pieds, sans bruit. La grâce nous accompagne jusqu’à la porte. Les vendeurs, eux, sont restés plantés à la même place. Sans doute sont-ils branchés sur des socles, derrière le comptoir, pour se régénérer. Ils se contentent avec le peu d’énergie qui leur reste de nous dire au revoir (attention, prononcez « awu-voy »). A peine la porte franchie, nous voici replongés dans le maelström de la vulgarité crasse. C’est fini, tout reprend son rythme et le sentiment d’immortalité nous quitte peu à peu. Nous venons ainsi de goûter quelques moments à l’essence même de ce que vivent tous les jours ces garçons pétris d’extase. Au-delà de la mode et au-delà du temps.

     

     

    CHAPITRE V

     

    Comme dirait un vieil ami d’enfance qui s’appelait Actarus, « Mets-ta-morphose ! »

    Le mouvement House qui dynamite la musique et l’identité gay en cette fin 80, début 90, devient le parangon, la seule façon d’être pour un homosexuel. Même si j’écoute pourtant toujours les Pet Shop Boys, George Michael ou Jean-Louis Murat, j’ai conscience que cette autre musique insensée, issue du courant underground américain via Détroit, New York et Chicago, que je n’écoute pour l’instant que dans les clubs que je fréquente, va prendre une place plus importante encore, au fil de mon émancipation.

    Je passe donc sans trop forcer du statut de petit bébé PD à pédale hyper branchée, customisée et clignotante. Mais sans tout mélanger pour le moment. Je suis en plein apprentissage de la séduction, même si je dois concéder que je crains encore celui qui voudrait me glisser subrepticement son sexe entre les fesses…

    Si mon allure générale s’est muée en un défilé de mode permanent, un magazine Vogue holographique, c’est en revanche ma libido qui patine encore quelque peu. Alors oui, j’ai l’air super sûr de moi, où que je me trouve. Dans les bars et les boîtes, je fais mon malin. Je sais qu’on me regarde de la tête au pied lorsque j’arrive quelque part et je joue avec cette satisfaction d’être remarqué, mais je détale comme un lapin dès que quelqu’un tente une approche.

     

    Lumière et trahison dans un lieu clos.

    Embarrassant, tu me dis oui
    plutôt gênant, je te dis non.
    Alors, c’est oui ou non.
    Je ne sais pas.
    Mais avant toute chose
    parlons de cette trahison.

    Oui, je t’aimais bien tout à l’heure
    sous la lumière faible et opaque.
    Un regard vif de prédateur
    scrutant sa proie avant l’attaque.

    Et maintenant tu me souris.
    Oh, tout s’écroule, c’est la disgrâce.
    Un visage niais et racoleur.

    Voilà bien qui annihile
    mes intentions et mon audace,
    l’excitation et mon ardeur.

    C’est au moment où il s’approche
    le déhanchement qui l’a trahi
    juste au moment où je décoche
    une oeillade à l’abruti réjoui.

    Misère, que l’on ôte de ma vue
    déficiente cette face ingénue

    Voilà donc ce cuistre affamé
    de toute mes substances protégées
    salivaires, spermatiques et sanguine.
    Freud appelait ça du « lèche vitrine ».

    Dire qu’un éclairage m’a trahi.
    Là où je voyais un beau mâle
    se trouvait un gnome tapi,
    ignoble troll poussant des râles.

    Lumière trompeuse et assassine
    qui m’étourdit d’un reflet sombre
    complice du fat dans cette combine
    fieffé sournois jouant des ombres
    pour se parfaire de ses victimes.

    Je n’ai plus qu’à creuser ma tombe.

     

     

    Avoir vingt ans à cette époque ne souffre aucune comparaison avec ceux qui vivent aujourd’hui leur première partie de vie. L’état du monde n’en était pas encore à ce degré d’exaspération généralisée, si proche de la rupture. Ce qui n’est qu’un spectre de la crise, du chômage et de la pauvreté, n’a pas encore cette densité presque palpable que nous craignons aujourd’hui. Avoir vingt ans en 1989, c’est être totalement inconscient quant aux périls que de sombres entités trament dans leur coin. C’est être libre, virevoltant et léger.

    A deux pas de mon travail et de mon logement se trouve la boîte de nuit « Le Boy », ouverte juste quelques mois avant mon arrivée à Paris. Le Boy, c’est un peu comme lorsque vous passez du cinéma muet en noir et blanc au parlant en Technicolor, avec le relief en même temps.

    J’avais connu quelques années auparavant, dans ma province natale, une boîte de nuit un peu équivoque appelée « La Ferme de la Folie ». Lieu ringard et fané où j’avais une fois surpris deux hommes moustachus et frisés, en train de s’embrasser sur la bouche. Il y avait un barman qui avait le même look qu’Axel Bauer dans le clip de la chanson « Cargo ». Je lui avais commandé un schweppes et il avait répété en me le servant « Et un Chouéppèsse ! ». C’était ça, ma vision à l’époque du monde des hommes entre eux.

    Alors, lorsque je pénétrais pour la première fois dans ce club de la rue Caumartin, après que Sandrine, la physionomiste à l’entrée, m’ait fait son signe de tête sec mais positif, que j’ai descendu ces grands escaliers qui, passé un sas, menaient à cette sorte d’arène, je me retrouvais d’un coup dans le clip « Relax » de Frankie Goes To Hollywood ; une énorme piste de danse agrémentée de cubes, où des « créatures » enchaînaient des mouvements hypnotiques, toute une faune disparate et étrange, dansante ou alanguie. J’étais tout simplement éberlué.

    Un mélange de crainte et d’euphorie. Sans doute ce que ressent le papillon arrivé au terme de sa métamorphose…

    C’est aussi, à ce moment-là, une période assez paradoxale pour ce monde homo. Le sida défouraille à tout va dans la communauté gay et  les gens tombent comme des mouches. Pourtant il n’y a jamais eu autant de soirées festives. Tous les jours de la semaine, on peut sortir et s’amuser. Les clubs et les bars sont bondés.

    Pour l’instant, j’ai ma petite idée sur ce qu’est le sida, la séroposivité, Act Up… mais je ne me sens pas très concerné, pour tout dire, et je vois tout cela de loin. Je n’ai pas encore testé le poppers ou l’ecstasy, l’acide et divers psychotropes rigolos que beaucoup utilisent, mais qui ne me font pas du tout envie. Je n’ai jamais vu en vrai un préservatif. Je ne sais pas le goût qu’ont les lèvres d’un garçon.

    Je me contente de contempler tout ce spectacle derrière la vitre du vivarium. J’ai juste mis un pied et j’ai trouvé l’eau un peu froide. Le poltron que je suis a peur de perdre son âme de manière irréversible, en pénétrant dans ce monde polymorphe, au milieu des poissons exotiques et des homards, ce Neverland où abondent tout un tas de Peter Pan callipyges et de fées-clochettes dotées d’appendices masculins aux proportions surdimensionnées.

    L’époque est au short cycliste avec de grandes chemises blanches portées par-dessus.

    Je suis catapulté en pleine « Vogue mania », symbolisée par Madonna, qui s’arroge le droit de devenir la nouvelle marraine de tous les homosexuels de la terre. Au Boy, chaque nuit, on peut voir tout ce beau monde en train d’enchaîner les gestuelles que chacun, je suppose, a répété devant la glace de sa chambre, toute la journée. « Come on, Vogue, let your body move to the music, hey, hey, hey… ! ».

    Sinon, pour ce qui est de la danse plus basique à appliquer aux autres morceaux, il vous suffira de dodeliner des hanches avec les jambes et les pieds joints, le bras gauche en équerre sur la hanche et le bras droit levé, presque comme un salut nazi (mais en fait, non…), que vous n’aurez qu’à remuer de manière saccadée, de droite à gauche. Gardez en toutes circonstances le visage sérieux, concerné, les yeux plissés et la bouche en cul de poule. A l’époque on ne connaît pas encore les vertus du « duck face ».

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 11)

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 11)

     

     

    PARTIE II

     « Les corps amoureux »

     

     

    CHAPITRE I

     

    Paris, c’est une brune…

    C’est la deuxième fois que je rencontre la capitale. La première fois, il pleuvait et tout semblait gris. Cette grande dame paraissait tellement triste. J’eus l’impression de voir une vieille femme assise au bout d’un banc, en train de donner à manger aux pigeons.

    Ça n’est pas encore tout à fait l’été. L’air est doux. Je me trouve dans un état flottant. Une impression sereine, voluptueuse, comme si la ville toute entière allait me protéger et me défendre. Cette fois-ci, la dame arbore de biens différents atours. J’ai maintenant l’image d’Annie Duperey habillée d’une robe rouge et légère, qui se prend pour Marilyn Monroe dans le film « Un éléphant, ça trompe énormément ».

    Et puis il y a ce bruit récurrent. Un bourdonnement résumant tous les moteurs en marche, la foule. J’ai dans la tête cette chanson de Taxi Girl. Daniel Darc en train de scander : « Eh mec, c’est paris, tu m’entends ? P-A-R-I-S, Paris, respire le bon air mais fais gaffe quand même. Tous les jours, des mômes meurent d’en avoir respiré un peu trop… ! »

    Je ne sais pas du tout ce qui va se passer maintenant. Un cycle s’est terminé. Niort est derrière et là, se dressent devant moi tous les possibles. J’ai trouvé cette place de commis de salle dans un restaurant situé dans le 9ème arrondissement, le quartier de l’Opéra. Lorsque je descends du taxi devant la devanture en boiserie peinte en vert, je peux voir sur ma droite le palais Garnier, majestueux. Bien qu’il n’ait pas encore été imaginé par J.K Rowling, je me sens un peu dans la peau de Harry Potter qui découvrirait Poudlard pour la première fois, tout émerveillé.

    Avec mes deux grosses valises marronnasses en moleskine et mon allure d’ahuri, je prends conscience du lieu où je vais travailler, où je vais vivre désormais, ce monde, cet univers. Moi le gastéropode, l’huître qui enfin va  s’ouvrir plus que de raison.

     

     

    CHAPITRE II

     

    L’aventure…

    Pour un jeune adulte provincial et de surcroît timoré, qui ne sait pas encore ce qu’il peut faire exactement avec un autre garçon et comment se servir de ses orifices, son sexe, ses mains, son corps, Paris, plus qu’une grande ville anonyme, devient alors peut-être, sans doute même, un immense champ d’investigation, d’expérimentation, un laboratoire sur plusieurs hectares.

    Je n’ai pas conscience de ce que je suis encore. Je me laisse juste porter par l’instinct. Et j’accepte tout cet enchaînement de cause à effet, sans réfléchir ou sans remettre en cause ce qui m’arrive. Je suis homosexuel, sans trop savoir ce que cela signifie exactement. J’ai décidé d’accepter ce que je pense être une évidence, sans me soucier de l’aspect pratique. Je n’ai pas encore de mon vivant rencontré vraiment un autre individu répondant aux critères invoqués.

    Quels critères, déjà ? Ah si, Jean-Yves et Sylvain, à l’école hôtelière, tous deux représentants et presque clones d’un genre générique en soi, avec leur allure apprêtée, leurs ongles manucurés et cette manie détestable d’utiliser « La » aussi bien pour le féminin que le masculin, ou encore de mettre l’article devant chaque prénom (La Bruno, La Chantal, La Pascal…).

    Par le biais de la télé, on nous représentait toujours le même genre d’homosexuel catalogué directement comme « folle ». Je me souviens de Jacques Chazot, par exemple, une espèce de dandy à mèche arborant un foulard autour du cou, le bras en équerre et le poignet cassé. Dans des films que je regardais plus jeune avec mes parents au cinéma, à la télé, dans lesquels Jean Gabin, Jean-Paul Belmondo ou Lino Ventura, ces figures de la virilité standard et absolue de l’époque, se retrouvaient toujours à un moment donné en face de l’un de ses représentants, toujours maniéré à l’excès.

    J’avais conscience que ces mignonneries surannées ne se trouvaient pas du bon côté du manche. On riait toujours à leur dépend, d’un rire mauvais et exutoire. C’était encore le règne du mâle alpha et il valait mieux pour tout le monde, agréger ce concept. On pouvait aussi lire entre les lignes, qu’il fallait bien faire avec, mais que ces « personnes » étaient faibles et pathétiques.

    En ce qui me concerne, je ne vois pas trop pour l’instant l’étape d’après. Enfin, pour être très honnête, je l’imagine quand même un peu… Cette peau noire que je remarque désormais un peu partout dans cette grande ville cosmopolite. Je vais d’ailleurs très vite me découvrir des talents cachés de cochon truffier, qui renifle à une certaine distance tout ce qui possède un fort taux de mélanine.

    Mais ces garçons que j’avais vu en photo dans ce magazine Gay Pied, nus, noirs et beaux, existaient-ils vraiment ? Ils invoquaient en tout cas bien plus de chaos en moi. J’étais devenu une crêpe Suzette retournée, une tarte Tatin explosée. Ils parlaient à mon fort intérieur, provoquaient des chatouillements dans mes hanches, dans le bas de mon dos et rien que le fait de les évoquer ne serait-ce qu’en pensée, me faisait bander. Mais bon, chaque chose en son temps.

    Je n’ai pas de recul vis à vis de cette idée, des désirs qui me hantent. Pour l’instant, je ne pense même pas à cet état projeté dans la réalité. Ma famille et mes amis ne sont pas présents dans mes réflexions et ne sont jamais associés à cette vérité. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Ça n’est pas une priorité. Je ne veux pas leur mentir, les faire souffrir, encore moins les mettre dans l’embarras. C’est juste que je ne pense rien à ce sujet.

    Je sais juste qu’être ce que je crois être, est un tabou et peut être souvent perçu comme un truc crapoteux, dégeulasse. Mes parents, mon frère ou ma famille, lorsqu’ils évoquent le sujet, ne semblent pas être très au fait sur la question et se comportent toujours de manière irrationnelle et maladroite. Quelque chose les dérange, au-delà même de la représentation de deux hommes faisant l’amour. Cela ne peut être qu’inconcevable, hors norme, impossible ; « Ah, les pédés, quelle horreur, quelle honte, quel déshonneur… »

    Un peu comme si cette libido était apparue d’un seul coup quelque jours auparavant. Comme si l’on pouvait encore nier en bloc tant de siècles d’histoire, parce qu’un beau jour les religions monothéistes avaient décrété qu’il ne fallait plus s’enculer entre hommes… L’amnésie, l’hypocrisie et l’inculture crasse régnèrent alors jusqu’à aujourd’hui, en une mélasse compacte répandue sur les vastes étendues du monde. La plupart de ses habitants, englués dans ce limon, vivent en étant figés et ne se contentent pour vivre que de respirer.

    Ma naïveté m’a appris tout cela… Mais il faut d’abord que j’en sache un petit plus sur moi. Car pour l’instant, la page est blanche et ne comporte uniquement qu’une entête.

    Après tant d’années passées dans cette France cloisonnée, sans air et sans perspective, où chacun vit dans la peur terrible que quelque chose lui tombe sur la tête à tout moment. On préfère alors entretenir cette léthargie collective et de temps à autre se rassurer en se défoulant sur de bien commodes boucs émissaires. Des moutons parmi tant d’autres, sacrifiés pour contenter les dieux et éviter leur colère.

    Une ville provinciale qui sent l’amidon et l’eau de javel. Il y a ces petits parterres de fleurs sur la place principale. Les gens dans les rues semblent tous marcher au ralenti. Des existences bercées au rythme du programme télé, des lapalissades ou des « vous viendrez boire l’apéritif samedi ? ». Une province où l’on se dit « bon, à tantôt, on ira en ville ! » ou bien encore « bonjour, je vais prendre deux chocolatines, s’il vous plaît », « Tu as barré la porte ? », « Non ne marche pas là, je viens de passer la since »…

    Tout juste quelques semaines passées à Paris et je perds déjà très vite toutes mes habitudes provinciales. mes expressions, mon rythme. Mes idées préconçues se dissolvent… Et je deviens cet anonyme parmi tant d’autres, qui marche dans les rues et qui va, comme ça, au hasard.

     

     

    CHAPITRE III

     

    Names, names, names sweety !!

    Avec mes premiers pas dans ce nouveau monde, les jouets et les pâtisseries de mon enfance vont être vite remplacées par des formes plus turgescentes et voluptueuses, ainsi que par des boîtes de nuit et des bars où l’on ne trouve que des garçons « Bonsoir les garçons »… Mais pour l’instant, je ne suis encore qu’un puceau sans aucune interaction entre ses désirs et son corps.

    Première leçon, je dois apprendre à séduire.

    Et ça n’est pas l’énergie qui manque autour de moi… Je me sens un peu comme dans un verger où personne n’a encore mis les pieds. Ah si, je vois Adam là-bas, qui me regarde, l’œil concupiscent. Tout en se masturbant en de grands gestes amples, il me fait signe de la tête pour que je le rejoigne. C’est tentant mais je vais m’abstenir encore aujourd’hui.

    Il faut juste que je revienne avec un panier et que je cueille ces fruits avec méthode. En sortant, je croise Ève à qui je demande où elle va. Elle me répond par un doigt d’honneur puis me sort : « j’vais chez ta mère, on va se faire une tarte aux pommes ! ».

    Ma silhouette de bouteille d’Orangina trimballée vaille que vaille a fini par se changer en bouteille de Coca Cola. J’ai finalement perdu cet aspect de poire en grandissant et je suis devenu un jeune homme aux traits plus précis. Un regard brun, rêveur mais intense, surtout sans lunettes. La démarche s’est affirmée. Elle est désormais souple et vive.

    En débarquant de mon train Corail, j’affichais encore cet aspect pas très folichon du petit bébé à sa maman, la coupe de cheveux vendue avec, pile non incluse. Avec ma prochaine émancipation, je vais progressivement me transformer, passant par une refonte physique, capillaire et surtout vestimentaire totale. En moins d’une année, je deviens un autre.

    Du garçon tartignole et boudiné dans ses sweats et ses pantalons de velours New Man et Henry Cotton, j’avais pourtant sous l’influence de Thierry et Philippe su capter les tendances du moment, réinventées par leurs soins. Mais cette garde-robe faisait peut-être encore son effet à Niort, mais plus à Paris.

    Je découvre cette fois vraiment La Mode, incarnée à l’époque en particulier par Jean-Paul Gaultier et Marithé & François Girbaud. Et je développe une addiction totale aux vêtements. Mes sens s’aiguisent et je deviens en quelques mois hyper pointu dans ce domaine. Lors de mes pérégrinations, je visite une à une toutes les boutiques qui proposent les grandes marques et mes goûts penchent tout de suite pour les créateurs. Au début, je dois avouer que c’est un peu confus. J’imagine qu’en superposant des pièces de tissu couteuses, je vais attirer l’attention et l’admiration. C’est en partie réussi… pour l’attention, en tout cas.

    Mes amis et mes parents, qui me voient encore assez régulièrement les week-ends, lorsque je retourne à Niort, sont les témoins muets de cette fulgurante et radicale métamorphose. L’adolescent un peu tarte prend de l’assurance et devient un mirliflore se pavanant sur les boulevards, accoutré comme un épouvantail.

    D’un naturel peu économe, je dilapide méthodiquement mes premières paies dans des achats vestimentaires coûteux. Un salaire, qui dès le 4 du mois, peut passer intégralement dans l’achat d’une paire de chaussures, d’une veste Yohji Yamamoto ou d’un pantalon de chez Comme Des Garçons. Heureusement que je n’ai pas de loyer à payer et que je peux également compter sur les pourboires assez généreux des clients du restaurant. Je me constitue ainsi une garde-robe assez conséquente. Je deviens un vrai « Sapeur » zaïrois…

    Les après-midi, Je vais recenser toutes les boutiques de luxe en quadrillant Paris, rue par rue. Par la Galerie Vivienne, où se trouve Jean-Paul Gaultier, je remonte le passage pour débouler un peu après sur la Place des Victoires. Il y a Thierry Mugler sur la gauche, dans un petit espace. Juste avant, Claude Montana. Heureusement, je n’aime pas du tout les silhouettes pseudo-futuristes qu’il propose… Je prends ensuite la rue Etienne Marcel et là c’est le trio de tête de mes créateurs préférés…

    Je passe tout mon temps dans ces endroits, comme d’autres dans des églises, littéralement happé par ce que je vois. Le spectacle silencieux des vêtements sur leurs cintres, attendant d’être adoptés. Boulevard Raspail, Matsuda ; Rue du Dragon, Comme Des Garçons Shirt, Avenue Montaigne, Jil Sander… Je veux tous les connaître, les rencontrer. Et nous sommes encore à la fin des années 80… Les créateurs belges Martin Margiela ou Ann Demeulemeester, mes futurs chouchous, n’ont pas encore fait leur apparition dans le décor.

    Une religion, une drogue, une philosophie de vie, le vêtement de créateur devient un frère, un ami, un amoureux de substitution. Il est toujours là lorsque vous en avez besoin. Il ne vous trahit jamais, ne vous trompe pas, vous rassure, vous protège, reste sagement dans son coin tant que vous ne le sollicitez pas. Il ne peut vous parler mais pourtant vous comprenez tout ce qu’il ressent. C’est une alchimie totale, de l’amour pur. Non, ce n’est pas un chien, c’est un vêtement…

     

     

     

  • Jim, interview fleuve…

     

     

    On ne présente plus « Une Nuit à Rome », cette saga en quatre tomes éditée chez Grand Angle et dont le premier opus est paru en 2012. Instant City avait déjà rencontré son auteur et dessinateur, Jim, pour une première interview en 2015. Le temps passe… Il passe aussi pour Marie et Raphaël, qui dans le premier cycle (tomes 1 et 2) avaient quarante ans et qui en ont maintenant cinquante (deuxième cycle, tomes 3 et 4).

     

    Pour ceux qui ne connaissent pas la saga, Marie et Raphaël se sont aimés lorsqu’ils étaient tous deux étudiants aux Beaux-Arts, et se sont promis, avant que la vie ne les sépare, de se retrouver pour une seule nuit, à Rome, le jour de leurs quarante ans. Et de renouveler leur promesse pour leurs cinquante ans.

    A Instant City, nous étions très curieux de savoir comment les personnages allaient évoluer entre : que sont-ils devenus ? Où en sont-ils dans leur vie ? Est-ce que Raphaël est resté fidèle à Sophia ? Est-ce que Marie a enfin trouvé un homme qui lui aura donné envie de rester ?

    Nous étions aussi désireux et heureux de retrouver un auteur, Jim, son univers, ses personnages, son trait, sa bande de copains. Car à côté des histoires d’amour des personnages principaux se raconte aussi toute l’évolution d’un groupe d’amis qui traversent le temps. Ce temps qui se fixe sur des objets, des décors, des changements d’atmosphère.

    Et puis nous étions, comme tous les lecteurs assidus de la série, fébriles de savoir de quelle manière Marie aurait physiquement vieilli sous le crayon de Jim. L’écriture scénaristique du second cycle a dû être extrêmement délicate. L’auteur aura-t-il osé vieillir Marie ou sera-t-elle restée une icône pop éternellement jeune et jolie ? Et Raphaël ? Comment le dessin rendra-t-il son vieillissement ? Aurons-nous affaire à de « vieux beaux » ou Jim aura-t-il osé en faire des gens ordinaires comme vous et moi ?

    On imagine bien les voir se retrouver plus mûrs, plus stables, plus ancrés dans leur vie, plus heureux et épanouis, autour d’un verre, d’une table de restaurant, juste pour partager un repas, riant et discutant à tout rompre, rattrapant dix ans de vie sans nouvelles. Puis décider d’un simple regard entendu de s’en tenir là et de se dire au-revoir en bons amis.

    De nombreuses questions taraudent ainsi les amoureux de la saga : on se demande si on va repartir sur un nouveau rendez-vous à soixante ans ou pas. Sans doute que non, on imagine bien que ce serait un peu redondant. Mais alors, comment va se terminer cette histoire ? Quelle fin suffisamment inattendue pour réussir à surprendre les fans de la BD tenus en haleine depuis huit ans ?

    C’est très intéressant de voir de quelle manière chacun d’entre nous aura sa propre imagerie de la scène de retrouvailles. Vont-ils se revoir, vont-ils s’aimer ? Vont-ils enfin se mettre en couple ?  autant de scénariis possibles que de lecteurs.

    Voilà, à notre avis, le plus grand défi que Jim avait à relever : faire vieillir Marie, vraiment, et proposer un scénario suffisamment surprenant et original. Une fin digne de Marie, en somme !

     

     

     

    L’INTERVIEW-FLEUVE

     

    IC : Bonjour Jim. Alors ça y est, c’est fini…. Vous venez de boucler le cycle 2 (tome 4) de la saga « Une Nuit à Rome » ?

    Jim : Eh oui, la parenthèse se referme. J’avoue ne pas avoir le sentiment de les quitter parce que j’en ai fait le tour, mais parce qu’il serait étrange de lier sa vie d’auteur à deux personnages… Besoin et envie de raconter d’autres histoires. Et puis, la force de cette histoire, c’est ce morceau de vie, ce sont les questionnements autour de leur promesse d’origine…

     

    IC : Est-ce que vous pouvez nous retracer un peu la chronologie de cette saga ? Comment ça a commencé, ce qu’il s’est passé durant ces huit années ?

    Jim : « Une Nuit à Rome » est né de mon intérêt pour les films français sensibles, ce type d’histoires… et d’une envie de me dépasser graphiquement, après quinze ans de dessin humoristique… j’avais envie de découvrir d’autres façons de faire…

     

    IC : Qu’est-ce que ça fait de mettre le dernier coup de crayon à une histoire qui dure depuis huit ans ?

    Jim : Un album, c’est deux ans… Là, j’avais surtout la problématique au jour le jour d’avancer mes planches, et de voir que je me rapprochais de la fin. Chaque album est une montagne à gravir, arriver à la fin est un vrai plaisir, on va enfin pouvoir voir si ce qu’on a prévu dans son coin touche les gens, les emporte, et les bouleverse… Tant qu’on est seul, c’est très théorique, on espère des ressentis proches du sien, mais on ne sait jamais vraiment. On espère, on se projette…

     

    IC : « Je redoutais un peu la fin de l’histoire. J’avais peur d’être déçu ou frustré » écrit Lys 1656 sur un site de vente. Racontez-nous toute la période de création du scénario de fin : avez-vous ressenti une grande pression liée à l’attente des lecteurs que vous pouviez imaginer et à votre volonté de ne pas les décevoir ?

    Jim : L’enjeu était énorme, une mauvaise fin pouvant gâcher toute la série, finalement. Je ne cérébralise pas beaucoup. J’ai eu l’idée de cette fin, et je savais que c’était la fin. Comme si c’est quelque chose qui arrivait à des personnes réellement, et que je devais raconter ça. Il ne nous viendrait pas à l’idée de changer la vie des gens autour de soi, ce qui leur arrive est ce qui leur arrive. Et bien là c’est pareil, je raconte leur vie, comme si elle existait…

     

    IC : Avez-vous beaucoup échangé avec votre entourage pour recueillir leur avis ?

    Jim : Quand j’ai une idée, j’en cause, oui, toujours. Pas comme un test, mais qui vit dans mon entourage est obligé de partager mes emballements, donc je balance toujours les idées. Et je vois comment elles accrochent, effectivement. Souvent, on vérifie ainsi que c’est bien ressenti, si on a besoin de régler quelque chose. Je crois que je frotte souvent mon enthousiasme aux autres, qui sont des lecteurs possibles. Ainsi, je prends la mesure en temps réel.

     

    IC : Avez-vous changé plusieurs fois de version ? Pouvez-vous nous faire la confidence des autres fins que vous aviez imaginées et avec lesquelles vous avez hésité ?

    Jim : Absolument aucune autre (Rires). Si j’étais mystique – ce que je ne suis pas – je dirais que c’est comme capter des vies qui existent, et juste devoir les raconter. Je savais que c’est ce qu’ils devaient vivre, parce que c’était une pirouette, pas un happy end cul-cul, et que ça me semblait le sens de la vie… Les emmerdes ne sont jamais loin, il ne faut jamais baisser sa garde… et je savais que Raphaël avait déconné la nuit de ses cinquante ans. En réalité, il y a beaucoup d’éléments dans le tome 3 qui allaient dans ce sens… mais n’en disons pas plus pour ceux qui n’ont pas lu !

     

    IC : Quelle a été la décision la plus difficile à prendre ?

    Jim : Aucune idée, il n’y a pas de décision difficile à prendre quand on est instinctif. On sent que ça doit être ça. D’un point de vue graphique, choisir une couverture est sans doute la décision la plus difficile à prendre, car c’est se priver de toutes les autres options. Sur la couverture, Delphine et moi avons beaucoup cherché sur les couleurs, car elles ne venaient pas facilement…

     

    IC : De quelle idée êtes-vous le plus heureux ?

    Jim : L’idée de départ de la série. « A vingt ans, ils se sont promis de passer ensemble la nuit de leurs quarante ans. » C’est limpide, et ça va être difficile d’avoir une nouvelle idée comme ça. Et une page dans le tome 4 où Raphaël appelle sa maman. Les héros de BD ont rarement de parents, et je trouvais au contraire particulièrement intéressant de faire un point sur sa vie, et de penser à sa maman encore en vie. De s’arrêter, de la remercier, de la rassurer sur ce qu’on vit. C’est évidemment une façon pour moi de le dire à ma maman.

     

    IC : Quels retours avez-vous de votre public ?

    Jim : Je suis très serein, maintenant que le tome 4 est sorti, de voir combien il accomplit sa mission de clore la série. J’ai eu de très beaux retours de lecteurs. Il faut dire que j’ai ajouté vingt planches, je tenais à ce qu’il soit le plus complet possible, et à l’écrire sans avoir le sentiment de me restreindre narrativement. Je crois qu’il est bien plein, riche.

     

    IC : A la lecture des commentaires sur le net, il semble que le tome 4 apparaisse comme étant le plus « abouti », c’est un mot qui revient souvent.

    Jim : C’est une vraie chance. Ça veut dire que nous avons été dans la même direction, les lecteurs et moi. Personnellement, j’adore écrire les fins. Je trouve ça passionnant à écrire. Je réalise que jamais je n’ai écrit un album aussi vite, d’ailleurs. Je pense qu’il s’est écrit en quatre ou cinq jours. Mais en réalité, pendant toute l’écriture du tome 3, dès que j’avais des idées, je les notais dans un fichier que je ne relisais pas. À la fin du tome 3, j’ai réouvert le fichier, j’ai tout relu, et il a suffi d’agencer les idées, de trouver leur ordre, de faire les liens. Tout le tome 4 était là. En réalité, je l’ai écrit en cinq jours… et deux ans.

     

    IC : Finalement, l’amour, c’est mieux à cinquante ans ?

    Jim : Je ne crois pas. C’est mieux quand on est amoureux, surtout.

     

    IC : A la lecture des réactions des lecteurs, changeriez-vous quelque chose au scénario ?

    Jim : Ça c’est une vraie question que je ne me pose pas. Par flemme, et parce que l’idée est de ne pas y revenir, donc laisser les quatre tomes comme ça, et place aux projets futurs. C’est nettement plus emballant !

     

     

     

    IC : La ville de Rome tient une place encore plus importante que dans les trois précédents volumes. Des planches entières, absolument magnifiques, montrent la ville. Combien de voyages avez-vous effectué à Rome au cours de ces huit années ? Comment fonctionnez-vous ? Vous prenez des photos ? Vous allez sur internet ? Rome ne va-t-elle pas aussi vous manquer ?

    Jim : Rome ne sera jamais trop loin… J’ai dû aller six fois à Rome. J’ai fait beaucoup de photos effectivement, et réfléchi à l’histoire sur place. Certains éléments s’écrivent en fonction de choses vues, comme ce couple âgé en terrasse dans la lumière du soir. C’est une photo prise en marchant vers le festival BD de Rome où j’étais invité. J’aimais l’image, et elle m’a inspiré cette vision. Mais je vais essayer de ne plus trop aller à Rome, j’ai plutôt envie d’aller dans de nouveaux endroits, m’inspirant de nouvelles histoires…

     

    IC : Sète sert également de décor dans ce tome 4. Parlez-nous de cette ville et du lien qui vous attache à elle.

    Jim : Sète, c’est du copinage. J’habite à côté. Graphiquement, c’était intéressant, et géographiquement idéal, car sur le parcours, à mi chemin entre Paris et Rome. Je ne suis pas particulièrement attaché à Sète, en réalité, je me sens plus proche de Montpellier, qui est plus… ma ville.

     

    IC : Quelques bonnes adresses ?

    Jim : À Sète, je conseille le marché du dimanche matin, et quelques restos à ambiance type « La Mauvaise Réputation », quand mon ami Christian nous y embarque…

     

    IC : Un lecteur évoque, je cite, « des morceaux de musique emblématiques de l’époque, réalisant comme une bande-son de l’histoire » (Commentaire de Bdotaku). Parlez-nous des ces morceaux de musique choisis.

    Jim : Dans le tome 1, j’ai placé quelques titres emblématiques, comme Gerry Rafferty… C’est plus un jeu personnel, comme quand j’évoque l’âge d’Étienne Daho, qui m’a toujours paru un grand frère symbolique. Je me souviens de mon effroi quand j’avais vingt ans, de découvrir qu’il en avait trente. Je le trouvais si proche de mon univers, et en même temps, qu’il ait dix ans de plus que moi me paraissait incompatible… mon Dieu, c’était un vrai adulte, déjà…

     

    IC : Que restera-t-il de cette tranche de vie ? Pouvez-vous nous citer quelques « meilleurs » et « pires » souvenirs liés à cette aventure ?

    Jim : Je ne crois pas avoir de pire souvenir, je n’en vois aucun, en tout cas. Les meilleurs sont liés aux rencontres, aux visages, au gens, au plaisir d’avoir touché certaines personnes, la façon d’en parler, d’être attaché à cette histoire, le lien qui s’est créé entre Marie, Raphaël, et eux. Souvent, les lecteurs ont le sentiment de me connaître en venant vers moi en dédicace, car nous avons partagé quelque chose en commun. Jeté un même regard sur certains éléments de la vie, sans doute ?

     

    IC :  Il suffit de regarder un peu votre page facebook pour comprendre qu’ « Une Nuit à Rome » et Jim sont devenus deux éléments d’un même mythe, au point de ne faire plus qu’un. « Une Nuit à Rome », c’est une communauté de 3 750 followers, une saga qui dure depuis huit ans, des fans qui se retrouvent pour des dédicaces, des éditions spéciales (neuf albums différents pour quatre tomes), des fêtes, des rencontres, des chats entre lecteurs. En résumé, c’est plus qu’une BD, c’est un univers tout entier avec vos fans.

    Jim : En réalité, ce ne sont pas neuf albums différents, mais aujourd’hui dix-huit albums différents en langue française… sans compter les coffrets et les traductions à l’étranger. Oui, c’est assez dingue, ce qui se passe avec cette série, il y a un aspect magique, quand un tel pont se crée entre un public et une histoire.

     

     

     

    IC : Cet engouement, on le doit beaucoup au personnage de Marie et à vos dessins sexy à souhait. Elle est belle et plaît beaucoup. Posters, puzzles, mugs, sacs en toile, étiquettes sur une bouteille de vin ou de champagne, calendriers… On retrouve Marie sous toutes les déclinaisons.

    Jim : Le personnage de Marie a su toucher un public, et je suis régulièrement contacté par des gens qui souhaitent la décliner sur différents supports. Et j’avoue apprécier cette idée, c’est toujours un plaisir, si les produits sont de qualité. On a même poussé la vanne avec mon ami Gaston en faisant croire que des préservatifs Marie allaient sortir. Il avait fait un visuel avec un imprimé de Marie sur le latex, et je l’avais fait suivre sur mon facebook. Je me souviens qu’on nous a demandé à quels parfums étaient les préservatifs. La réponse « Parmesan et Mozzarella » a achevé de nous trahir… (Rires).

     

    IC : Dans combien de pays la BD a-t-elle été traduite ? Comment se vend la saga à l’étranger ?

    Jim : Néerlandais, Espagnol, Italien, Allemand, Croate… Maintenant que la série est complète, j’espère qu’elle va s’exporter davantage…

     

    IC : « Une Nuit à Rome », c’est aussi une affaire de famille. Vous rédigez le scénario, dessinez les planches. Votre épouse, Delphine, coloriste, met en couleur et prête ses traits à l’héroïne. Votre fils, Ulysse, transcrit la BD en roman. Votre frère Philippe a co-écrit avec vous plusieurs courts-métrages. Vous avez aussi une fille, Emma. Cela vous agace-t-il que l’on vous parle d’une affaire de famille ou au contraire, êtes-vous ravi de pouvoir travailler en famille ?

    Jim : Ce n’est pas un choix, c’est venu comme ça. Au plus simple. Après, j’ai dû travailler avec une trentaine d’auteurs, et tous n’étaient pas des cousins éloignés, je vous rassure (Rires). Mais parfois, des rapprochements se font naturellement, c’est le cas ici. J’ai souvent embarqué des amis et des copains dans des projets, c’est surtout lié à un talent précis, à l’envie, et à la disponibilité le moment venu. Il est clair que pour adapter le récit en roman, Ulysse était idéal.

     

    IC : Parlons cinéma, votre autre passion.

    Jim : J’avoue avoir un petit penchant pour les acteurs et les images qui bougent avec du son, oui.

     

    IC :  Lors de notre dernière Interview en 2016, vous nous disiez que 2017 serait l’année des tournages. Vous aviez plusieurs projets en cours. Vous parliez d’une co-réalisation avec Stéphane Kot, d’une autre avec le réalisateur Bernard Jeanjean et d’une adaptation de votre BD en deux tomes, « L’érection ».

    Jim : Eh bien nombre de ces projets sont toujours dans les tuyaux, mais ont changé de producteurs, ou sont en recherche de réalisateur… et j’envie l’optimisme que j’avais en 2016, qui prenait des couleurs de naïveté ; mais le monde de la BD donne de mauvaises habitudes, on signe avec un éditeur, on sait que l’album va sortir. On signe avec un producteur, lui-même ne sait pas si le film se fera un jour. En 2020, j’ai donc progressivement appris à ne plus la ramener sur les projets en cours, et j’essaie de n’en parler que lorsqu’ils sont du présent.

     

    IC : En 2016, il y a eu aussi l’adaptation au cinéma de votre BD « L’invitation », un film de Michaël Cohen avec également Nicolas Bedos.

    Jim : Un joli film, très fidèle à la BD et une rencontre formidable avec Michael, une bien belle personne.

     

    IC : Le film a fait combien d’entrées ?

    Jim : Je n’ai pas de chiffres, mais bien trop peu. Ça m’a permis de voir de l’intérieur combien le jour J des sorties dépend de la distribution en salle, de la distribution des acteurs, du budget alloué, de la concurrence en face, du désir simplement des spectateurs, de la météo, et que les films ne sortent pas tous logés à la même enseigne.

     

    IC : Quels ont été, côté cinéma, après la sortie du film « L’invitation », les retours positifs et négatifs pour vous en tant qu’auteur et scénariste ?

    Jim : Je ne crois pas qu’il y ait eu de lien. Il eut fallu que ce soit une tempête au box office pour parler de changement, mais là il n’y a pas eu de tempête.

     

    IC : Quels sont vos projets côté cinéma ?

    Jim : « Une Nuit à Rome » est toujours dans les tuyaux, « L’érection » aussi. « Détox » aussi. Et je travaille sur deux scénarios, dont un en tournage, « Belle Enfant ». Ce sera mon premier film, et c’est une très belle aventure. Mais même en le tournant, je n’en dirai pas plus, tant que ce n’est pas fini. La prudence reste de mise, pas d’effet d’annonce. Juste le nez à hauteur du guidon, et nous travaillons avec l’équipe.

     

    IC : Côté BD, vous avez démarré un projet avec Antonin Gallo : « Détox ». Le tome 1 est sorti en 2019, le tome 2 cette année. L’histoire de Mathias d’Ogremont, un chef d’entreprise hyper actif qui part pour une cure de désintox, sans smartphone ni connexion.

    Jim : Inspiré par mon ami Christian, qui a vécu un stage détox. Il y avait deux solutions, le suivre et aller vivre un stage détox pour essayer d’approcher ces sensations, ou… faire deux albums de son expérience, et me l’approprier en restant tranquillement chez moi (Rires). C’est aussi la découverte du travail avec Antonin Gallo, qui a été un magnifique partenaire sur ces deux albums.

     

    IC : Est-ce que c’est facile de passer à autre chose, ou bien Marie restera t-elle toujours présente dans votre vie finalement ?

    Jim : Je travaille beaucoup sur « Belle Enfant », et c’est donc très facile de passer à autre chose. Mon souci actuel est que le film me prend tout mon temps, et m’empêche de me relancer dans un autre projet BD (hormis « L’étreinte », un projet que nous travaillons avec Laurent Bonneau au dessin).

     

     

     

    IC : Peut-on dire que Marie, c’est LA deuxième grande rencontre de votre vie ?

    Jim : On peut le dire, même si c’est un peu sentencieux, non ? C’est une création, un personnage de papier… mais il est clair qu’il y a un avant et un après sa création… mais j’espère bien faire de nouvelles belles rencontres de papier prochainement… !

     

    IC : « Raphaël et Marie vont beaucoup me manquer »  commente Arnaud V. Certains fans réclament, non pas une suite, mais un prologue : un cycle qui raconterait les jeunes années d’étudiants aux Beaux-Arts de Marie et Raphaël.

    Jim : Si j’écoutais les fans, je ferais une suite, c’est ce qu’ils me demandent en dédicace… L’idée de leur rencontre à vingt ans, c’est plutôt une idée perso. Comme un pied de nez, une façon de ne plus avoir à dessiner Marie âgée. On a ce pouvoir, donner à vivre des personnages sans être prisonnier du temps, comme nous le sommes dans la réalité. Pourquoi s’en priver ? C’est surtout l’idée de parler de la jeunesse dans les années 80, 90, comme une sorte de manifeste anti-nostalgie. Je ne pense pas que c’était mieux avant, j’aime les téléphones, j’aime qu’on puisse filmer en 4K, avoir des GPS pour se retrouver, des ordinateurs…

     

    IC : Quelle est la question qu’on ne vous a jamais posée en interview et à laquelle pourtant vous auriez plaisir à répondre ?

    Jim : Je crois bien que ce n’est pas celle-ci, et j’avais dû essayer de m’en tirer également par une pirouette (Rires).

     

    IC : Et pour finir, comment imaginez vous la suite ?

    Jim : La suite en général ? C’est compliqué comme question. J’aimerais surtout garder le goût d’inventer des histoires, que ça ne me quitte pas. Que le plaisir soit toujours là, ce plaisir amateur de tester des choses. C’est curieux, c’est comme si certaines personnes savaient profiter de la vie, de l’instant présent… et d’autres la regardent, un petit pas à côté, se disant que la raconter, ou s’en inspirer, ça peut donner des choses insensées…

    En avançant en âge, le nombre de livres à faire diminue. Trop de livres à écrire et si peu de temps à venir… Longtemps, je suis parti comme un chien fou : une idée m’amusait, je la développais en BD. Maintenant, je vais faire encore quoi ? Dix ? Vingt livres ? Une part d’innocence a disparu, je n’ai plus envie de partir comme un chien fou sur un livre qui prendrait la place d’un autre…

    J’aimerais aller vers des récits qui touchent vraiment les gens, aller plus droit vers l’intime, les ressentis importants, ceux qu’on tait… Je suppose que ce sont des questionnements qui touchent tous les quinquas, aller à l’essentiel. On commence à être chatouillés par l’urgence… J’ai le sentiment d’avoir une chance folle, je fais des projets qui me plaisent, et j’ai la chance d’avoir des lecteurs qui me renvoient beaucoup en retour. Si ça peut juste continuer…

    J’aimerais arriver à un 50/50 BD et Ciné, est-ce que ce sera le cas ? Je ne sais pas. J’y travaille, mais comme dit le petit sage vert : « difficile à prévoir… Sans cesse en mouvement est l’avenir… ». Alors on fait ce qu’on a à faire et on attend. Et on verra bien.

     

    Jim c’est aussi :
    Un cœur qui bat…

    Des livres coups de cœur :
    Je lis soit des livres de développement personnel, soit des livres de cinéastes ou d’acteurs…

    Des sons coups de cœur :
    Boum-boum, boum-boum.

    Des films coups de cœur :
    « Juste un Baiser », encore et toujours. Et la série « Succession », pur bonheur. Et tellement d’autres !

    Un apéro coup de cœur :
    Le prochain…

    Un plat coup de cœur :
    À huit ans, mon cousin Laurent, du haut du plongeoir. Une belle envolée pourtant, on y croyait tous très fort. Et puis plaf. Le ventre a tout pris. Il est ressorti de la piscine mort de rire, et je crois que ça reste le meilleur plat qu’il m’ait été donné d’apprécier. Avis de fin gourmet…

     

    Propos recueillis par Anne Feffer

    Photos utilisées dans l’article avec l’aimable autorisation de © Jim Thierry Terrasson

     

     

     

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Bande Dessinée : Une Nuit à Rome (2012) » (24 juillet 2015)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Jim, de la bande dessinée au cinéma » (05 septembre 2015)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Jim, les coulisses de la création » (16 mai 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Michael Cohen, l’invitation » (19 mai 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « L’érection selon Jim » (02 juillet 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Ulysse Terrasson, un auteur plein de promesses » (26 mai 2016)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Jim et Hubert Touzot, exposition croisée à la galerie Octopus » (14 décembre 2018)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Ulysse Terrasson, l’interview Nuit à Rome » (30 juillet 2020)

     

     

     

  • Hubert Touzot : L’Interview Pudeur

     

     

    Ça ne vous aura probablement pas échappé, mais nous publions chaque lundi, depuis juin 2020, un épisode du récit d’Hubert Touzot, « La Pudeur ». Et vous avez pris l’habitude de voir passer régulièrement ce nom à Instant City. En effet, le photographe, à qui nous avions consacré un portrait en septembre 2015, est l’un de nos plus fidèles contributeurs. Il nous fait partager sa passion pour le cinéma, la mode ou la musique, et nous fait maintenant l’honneur de nous faire découvrir en exclusivité son premier récit. 

     

    Comment vous est venue cette envie d’écrire sur vous ou ceux qui vous ont côtoyé, sans passer par des personnages fictifs et inventés ? Et comment avez-vous appréhendé votre propre vie en essayant de ne jamais vous épargner ?

    Depuis que je suis enfant, j’ai toujours gribouillé, sur des coins de cahiers, des bouts d’histoires, des poèmes, des phrases comme ça, des trucs que j’avais sur le cœur. A différents moments de ma vie, j’ai essayé de mettre tout ça en forme, d’après ce grand verbatim. Mais à chaque fois que je relisais, je me disais que cela ne pouvait intéresser que moi-même et ma petite personne contente d’elle.

    Mais c’est lorsque je suis arrivé à Paris, justement comme je le raconte dans le livre, que j’ai repris cette idée d’écrire mes états d’âme de jeune gay provincial. Là encore, j’ai finalisé un petit livre que j’ai fait lire à droite et à gauche, pour finalement le ranger soigneusement dans un tiroir. Bref, tous les dix ans environ, je suis revenu sur « ces mémoires » en jachère, en y ajoutant de nouvelles péripéties, de nouvelles rencontres. Enfin, il y a environ un an, j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes et de terminer une bonne fois pour toute ce que j’avais entamé il y a un peu plus de quarante ans. En l’état, « La Pudeur », c’est un peu ma vie non rêvée, non fantasmée et exprimée de la façon la plus naturaliste, la plus crue possible, avec cela dit un principe de collage et d’impression. Comme une grande malle ou je retrouve des tas de choses que j’avais oubliées.

     

    Écrire un roman autobiographique, lorsqu’on n’a rien accompli de vraiment spécifique ou extraordinaire, risque de plus tenir de l’exercice vaniteux, autocentré et assez vain, non ?

    Oui, c’est sûr, et surtout quand on ne s’appelle ni Yann Machin ni Raphaël Truc, qui quant à eux trouveront forcément un échos favorable et toujours des lecteurs de leurs tocades. Mais là, c’est un parfait inconnu qui vient se répandre, avec des non-événements et des anecdotes banales, si ce n’est qu’il est homosexuel à Paris, dans le début des années 90. C’est probablement le seul attrait « exotique » à mettre au crédit de ce récit d’apprentissage. Après, je ne serais pas un super vendeur, pour mettre en avant ce qui m’est arrivé jusqu’alors, en prétendant que j’ai fait des trucs de dingo. Il faut plutôt se laisser porter par les mots et les affects du personnage. Il faut oublier d’être présomptueux et croire juste à ce que l’on écrit.

     

    En quoi cette histoire peut-elle constituer quelque chose de pertinent à raconter, outre son contexte et les orientations sexuelles du personnage principal ?

    Il y a tout un pan d’une époque, qui n’est pourtant pas si reculée, mais qui n’a plus rien à voir avec ce que l’on vit aujourd’hui. Rien que pour cela, c’est vrai que ça peut être drôle à lire, comme une espèce de voyage dans le temps. Et justement, cette histoire du temps est très importante à mes yeux, dans la mesure où j’ai toujours avancé très lentement par rapport à tout ce qui m’entourait. Non pas que je sois une sorte de nostalgique indécrottable qui ne voit sa vie que par le prisme du passé, mais j’ai une vision très personnelle de tout cela, en particulier de ces lois physiques qui nous régissent. Je pense qu’on a besoin du passé pour avancer et que l’on peut se servir d’éléments pour colmater des brèches du futur. Tout se rejoint. J’apporte donc beaucoup de détails à relater toute une époque.

     

    Le personnage est tour à tour dépeint comme quelqu’un d’assez vain, égoïste, qui ne se soucie de rien d’autre que de son propre plaisir et de son bien-être. Comment peut-on s’attacher à lui alors que tous autour, ses amis ou sa famille, sont plutôt bienveillants à son égard ?

    C’est justement ça qui peut constituer tout l’intérêt de ce parcours de vie. Si j’avais présenté un personnage juste bien, gentil et compréhensif, l’ennui aurait guetté le lecteur au bout de cinq pages… Au contraire, la nature vaine et tournée sur lui va lui permettre de s’ouvrir finalement au fur et à mesure, et de s’accomplir.

     

    Vous agrémentez l’histoire de poèmes, qui viennent illustrer la fin de certains chapitres, comme s’il s’agissait de chansons. Quel était le but exact de cette démarche ?

    J’y verrais deux raisons. Comme je le disais au début, j’ai toujours écrit de la poésie. Dès que je faisais une rencontre amoureuse ou une rencontre tout court, me venaient alors des mots que je voulais chantants à mon esprit. Je voulais que ça voltige. Je l’explique d’ailleurs dans le livre. Tous ces poèmes pourraient à jamais dormir dans l’obscurité. Avec « La Pudeur », ça pouvait alors devenir comme une évidence. Puisqu’ils font partie intrinsèque de ma vie, il était donc normal qu’ils soient présents également.

     

    Tout se passe du point de vue du personnage principal, qui a une vision très ironique, très acide, du monde et de ses contemporains. On le sent en fait le plus souvent perdu, et il semble en manque de ce fameux amour qu’il recherche par-dessus tout. C’est un garçon très complexe et difficile d’accès dans sa compréhension. Pensez-vous malgré tout qu’il soit semblable à bon nombre de gens ?

    Oui, j’en suis persuadé. On est tous là sur terre, avec nos desiderata, nos envies et nos rêves. On recherche tous la même chose, à savoir le bonheur ; être heureux et que la chance soit toujours de notre côté… Seulement, si on est un peu plus perplexe que la moyenne, on va vite se rendre compte que le monde est un vaste champ de mines. Deux solutions vont alors s’offrir à vous, pour souffrir le moins possible et ne jamais être déçu. Soit vous avez un talent certain pour la manipulation, pour toujours arriver à vos fins, ou bien vous êtes lâche face à l’adversité et vous vous contenterez de jouer avec la mauvaise fortune, en étant éternellement le chevalier sans le sou, celui que l’on croise sur le bord de la route, mais avec un certain panache. Alors, il vous reste la franchise et l’honnêteté.

     

    Le thème de l’homosexualité est traité de manière assez brute, sans excuse ni complaisance, ni même de quelconque volonté de victimisation du personnage. Pensez-vous qu’aujourd’hui, on puisse se moquer de tout et de tout le monde, ou porter des avis tranchés, pour ne pas dire péremptoires, sur le sujet, à l’heure de l’émotion à outrance et des associations fustigeant le moindre avis négatif sur la question ?

    Étant le premier concerné par ce sujet, oui, je m’accorde le droit de me moquer d’abord de moi-même, mais également de mon entourage et de tous les cercles que j’ai pu côtoyer lors de mes pérégrinations… Et puis ce milieu n’est pas un monde de bisounours. Les gens que l’on croise sont sans pitié aucune. Mais tout ça, c’était dans les années 80-90. La soupape de sécurité, c’était l’auto-dérision. Depuis quelques années, on note un gout prononcé pour la victimisation à outrance. Ce que l’on appelle les minorités sont traitées avec de la Cajoline. Des mots sont devenus interdits, tabous. Que vous soyez désormais « différents », cela vous donne un statut d’intouchable, de rareté. On a l’impression ces derniers temps d’évoluer dans un immense magasin de porcelaine.

     

    Dans le livre, on note de nombreuses références, qu’elles soient musicales, cinématographiques ou encore littéraires. Est-ce une manière de présenter le personnage comme quelqu’un qui ne s’accepte pas à part entière, et qui a besoin de se réfugier sans cesse dans un imaginaire qu’il s’est construit au fil du temps ?

    Ce name-dropping justifie à lui seul tout le personnage, qui est toujours à côté de la plaque. Tout ce qu’il lit, voit ou écoute, lui sert de carburant. Dans chacune des situations évoquées, il y a soit un poème qu’il a écrit, soit une référence culturelle qui vient illustrer ce qu’il ressent. Il y a presque une forme d’autisme Asperger dans sa démarche. C’est comme une solution aux problèmes. Il se protège ainsi.

     

    Nous évoquions précédemment les poèmes qui jalonnent le récit, comme s’il s’agissait de chansons. Vous mettez également en avant de nombreuses musiques, pour illustrer certaines situations, avec les références exactes, comme pour inviter les lecteurs à aller aussi écouter les morceaux en question. Est-ce que vous tentez là un concept qui serait le roman-comédie musicale ?

    Pourquoi pas ? Plus qu’un ton littéraire, je pense que le livre se rapproche davantage d’un scénario de film. C’est vrai que je ne laisse pas beaucoup de liberté d’imagination au lecteur. C’est peut-être un peu trop pré-mâché. Je ne sais pas, ça peut s’avérer frustrant, à la longue. En tout cas, on ne pourra pas venir me reprocher mon manque de détails. Mais il y a un ton, c’est sûr, emprunté à ces récits pour la télévision ou le cinéma, dans lesquels on casse le 4ème mur, à l’image par exemple de la mini-série « Flea Bag », où l’héroïne n’a de cesse que de s’adresser au spectateur, comme aux autres personnages de la fiction. A vrai dire, ça n’était pas voulu, puisque j’ai découvert cette série vraiment très récemment.

     

    Y a-t-il beaucoup de choses inventées dans ce récit, ou est-ce que tout est vrai, dans la chronologie présentée ?

    Tout est vrai, avec cependant quelques infimes libertés prises ici et là. J’ai inversé deux ou trois trucs, mais personne ne va venir me faire un quelconque procès là-dessus, ou alors ça pourrait signifier que des forces extra-terrestres me surveillent bel et bien depuis le début. Je vais commencer à flipper… Tous les personnages existent ou ont existé, et ce sont le plus souvent leurs vrais prénoms qui sont mentionnés, à deux ou trois exceptions près…  Mais « le chapitre caché » est quant à lui évidemment totalement inventé.

     

    Eu égard à la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui, est-ce qu’écrire fait encore sens ? Hormis l’aspect cathartique, que peut-on encore attendre de l’exercice ?

    Pour celui qui écrit, il y a forcément une envie d’en découdre avec lui-même, un bras de fer avec son égo, afin de déterminer celui des deux qui est le plus apte à tenir la barque. Pour le lecteur et ce qu’il va entreprendre de lire, c’est une forme de voyeurisme. Personne n’est dupe et chacun va venir trouver ce qu’il veut y trouver… Entre l’exercice psychanalytique, le matériau journalistique qui tient lieu de marqueur de la société à l’instant t, ou juste des évènements croustillants qu’on a toujours envie de connaître, sans avoir à passer derrière le gros rideau rouge.

     

    Après avoir parlé de soi, a-t-on encore quelque chose à dire ?

    Oui, bien-sûr, tout le reste. Des tas d’histoires sur les autres, surtout. Une fois achevé cet exercice du « je est un autre », on est tranquille et on est enfin légitime, pour aller se défouler sur le reste du monde.

     

    Vous êtes également passionné de photo. Quel pont pourriez-vous justement construire entre la photographie et l’écriture ?

    Euh non, avant d’être passionné, je suis surtout photographe. Et ça n’est pas tout à fait pareil… En ce qui concerne mon approche de la photo, là encore, il y a des velléités de raconter des histoires, des récits. C’est la passerelle idéale tendue vers le cinéma, cette fois-ci. On tente par la photo de soumettre une émotion, de transmettre des sentiments et des réactions fortes. On peut dire que oui, je suis passionné de cinéma, parce que je vois beaucoup de films, que j’aime en parler, et à défaut d’essayer d’en faire, je cherche par d’autres moyens de faire exister cette passion. Mais la photo n’est en revanche pas une passion. Non, je fais de la photographie…

    C’est là toute mon ambition et pas seulement que l’on dise de mes photos : « Oh, c’est joli ! », comme si j’étais en train de m’amuser. Je trouve d’ailleurs cette expression inepte, et employée  dans ce contexte, cela renvoie à un travail assez vain. On résume votre boulot par un « Que c’est mignon, ce que tu fais ! ». Même si demain, je prenais des chatons dans un panier avec des rubans, je ferai en sorte que le résultat ne soit pas joli mais que ce soit beau, fort, puissant… Que mes chatons aient de la gueule et de la fierté. Les gens qui parlent de votre travail avec ce genre de vocabulaire ne vous veulent pas que du bien. Dire de quelqu’un ou de quelque chose que c’est joli, est en fait assez odieux.

     

    Dans « La Pudeur », vous êtes-vous censuré, ou interdit d’aborder certains sujets ?

    La saucisse. C’est un tabou chez moi… Euh… Sinon, je ne crois pas. J’ai oublié ou j’ai supprimé des choses, ou encore décidé de ne pas faire référence à certaines périodes, parce que le livre aurait été trop long. J’ai dû faire des choix mais je ne me suis jamais interdit quoi que ce soit. Il y a tous les passages avec ma mère ou mon père que j’ai essayé de retranscrire le mieux possible, sans verser pour autant dans la pornographie ou la complaisance. J’ai tenté d’être le plus « pudique » possible, car le dernier chapitre rebat justement les cartes et remet tout à plat. C’était en partie mon excuse pour ne pas devoir les affronter vraiment.

    J’ai donc plutôt opté pour l’apport fantastique. Certes, on pourra toujours me reprocher d’avoir botté en touche. Je n’aime pas trop les scandales et les trucs un peu fétides. Je préfère me salir moi, avec distance, plutôt que de jouer les procureurs bon teint avec les autres et surtout avec ma famille. Sinon, il y a un vrai travail sur la mémoire et il se peut que des éléments soient passés à la trappe de manière inconsciente. J’ai épargné beaucoup de gens en leur donnant le beau rôle, alors qu’à mon sujet, il y a eu ce travail masochiste qui a consisté à ne rien laisser passer. Personne ne le sera jamais vraiment [rire de Fantômas]…

     

    Que pensez-vous de votre vie, jusqu’à aujourd’hui ? Certes, on ne se refait jamais vraiment, mais avec le recul, y a-t-il des choses que vous auriez faites autrement ?

    C’est le sujet du dernier chapitre, justement, le fameux chapitre caché… Cela traite des échecs et des possibilités de modifier le cours du temps. Une vie se traduit par des tas de chemins et des rencontres qui interviennent. Il y a sur terre depuis toujours deux sortes d’individus : ceux qui vont provoquer les rencontres et les autres qui attendent que la rencontre se produise de manière fortuite. J’ai tendance à plutôt me placer dans la seconde catégorie. Je suis réactif mais incapable de mettre en branle une situation. J’ai énormément foiré les choses jusqu’à présent, que ce soit avec les gens qui m’entourent ou les évènements. Dans le genre, je suis un cas d’école. A croire que je le fais exprès…

     

    Des regrets ? Des remords ?

    Mais c’est toute cette histoire que je raconte justement !

     

     

     

  • Lee et Jackie : élevées pour être riches

     

     

    Lee Radziwill est décédée le 19 février 2019 à New-York, il y a un peu plus d’un an, à l’âge de 85 ans. Qui ça ? Caroline Lee Radziwill, ou encore Caroline Bouvier. Ce nom-là vous dit-il quelque chose ? Bouvier n’est-il pas le nom d’une certaine Jacqueline, aussi appelée Jackie Bouvier, alias Jackie Kennedy, alias Jackie Onassis ? Caroline était sa sœur. C’était également le prénom de sa fille.

     

    Caroline (1933), de son vrai nom Bouvier, est née quatre ans après sa sœur ainée Jacqueline (1929). Toutes deux portent un nom de famille composé : Lee Bouvier. Lee étant le nom de leur maman, Janet Norton Lee, elle-même fille de James Thomas Lee, un immigrant irlandais ayant quitté l’Irlande au XIXe siècle et devenu avocat.

     

    Crédits : © John F. Kennedy Presidential Library and Museum, Boston

     

     

    Janet Norton Lee et ses deux filles, Jacqueline et Caroline

    Toutes deux ont vécu un chemin de vie parallèle, qui n’est pas sans rappeler celui des frères Kennedy, pour lesquels les journalistes avaient parlé de « malédiction des Kennedy ». 

    ✓ L’une s’est mariée avec un prince : Stanislaw Albrecht Radziwill, d’origine polonaise. L’autre avec un président : John Kennedy.

    ✓ Toutes deux se sont mariées trois fois.

    ✓ Toutes deux ont eu deux enfants : un garçon d’abord, puis une fille (Anthony et Anna – John Jr et Caroline), nés les mêmes mois : novembre (Anna et John Jr) et août ( Anthony et Caroline)

    ✓ Leur fils est mort le même année à un mois d’intervalle : John Jr Kennedy meurt le 16 juillet 1999 d’un accident d’avion. Anthony Rasziwill décèdera un mois plus tard, le 10 août 1999 d’un cancer. L’un avait 39 ans, l’autre 40 ans. 

     

    Crédits : © Andy Warhol

     

     

    Outre leur parcours familial très similaire, ce que l’on sait moins, c’est que toutes les deux ont eu également le même amant : l’armateur grec Aristote Onassis. Lee fut la première à rencontrer le riche homme d’affaires au printemps de l’année 1963, cette même année où John Kennedy fut assassiné à Dallas. Onassis avait offert au mari de Lee le poste de directeur de sa compagnie d’aviation. Puis il était devenu l’amant de Lee. Souhaitait-il déjà à l’époque se rapprocher de la Maison Blanche ?

    Malgré la réputation sulfureuse d’Onassis, qui pourrait nuire à la prochaine campagne présidentielle de JFK, Jackie Kennedy accepte d’accompagner sa sœur sur son yacht en octobre de la même année. Des photos volées ayant été prises, le président détourne alors l’attention du public américain en permettant un reportage sur les enfants de la Maison-Blanche, qui présente la célèbre photographie avec son fils jouant sous son bureau.

    Onassis avait promis à Lee de l’épouser, c’est finalement avec sa sœur qu’il se mariera. En 1968 a lieu le remariage de Jackie avec Onassis, que Lee Radziwill vit comme un outrage. Pour la calmer, Onassis lui offre alors une propriété à Athènes, qu’elle revend aussitôt.

    Depuis leur plus jeune âge, les deux sœurs avaient été conditionnées par leur mère pour épouser un homme riche et en vue, ce qui leur vaudra d’être surnommées « les Geishas » par Truman Capote. C’est en effet de Lee Radziwill que le réalisateur s’est inspiré pour son personnage de Holly Golightly dans « Diamants sur Canapé » avec Audrey Hepburn. 

     

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Lee Radziwill, la soeur rivale de Jackie Kennedy » (Figaro Madame, 18 février 2019)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Jackie, Janet et Lee » (J. Randy Taraborrelli, Ed. Saint Martin’s Press, 30 janvier 2018)

     

     

     

  • Osamu Tezuka, à tout seigneur du manga, tout honneur

     

     

    Si le terme Manga peut être traduit originellement par « image dérisoire », l’artiste japonais Osamu Tezuka a donné à la bande dessinée et à l’animation japonaise ses lettres de noblesse, tout en les modernisant au cours du 20ème siècle, en posant les bases et codes de ce qui se fait encore aujourd’hui dans ces domaines, au pays du Soleil levant. Et si Osamu Tezuka est parfois surnommé au Japon « Manga no Kami-Sama », littéralement « le Dieu du Manga », ce n’est pas pour rien.

     

    Son enfance…

    Né le 3 novembre 1928 à Toyonaka, près de la ville d’Osaka au Japon, Osamu Tezuka fut très vite bercé par l’animation et la bande dessinée occidentale, ainsi que japonaise, grâce à ses parents. Son père était en effet un lecteur assidu de comics strips américains, mais aussi des premiers mangas créés dans l’archipel et a tout naturellement transmis cette passion à son fils.

    La mère du jeune Osamu avait quant à elle l’habitude de lui lire ces bandes dessinées et l’emmenait souvent voir la troupe de théâtre de Takarazuka, type de théâtre créé dans la ville nipponne de Takarazuka, où tous les rôles sont uniquement tenus par des femmes. Ce qui a probablement dû inspirer le jeune Tezuka pour certaines de ses œuvres, notamment « Princesse Saphir ».

    A noter d’ailleurs que la famille Tezuka possédait un projecteur et n’hésitait pas à passer régulièrement des films, notamment des dessins animés créés par la toute jeune compagnie Disney. On peut ainsi dire que les parents d’Osamu ont préparé le terrain et probablement initié la passion grandissante de ce dernier pour la bande dessinée et l’animation.

    C’est alors qu’éclate la Seconde Guerre mondiale et que le jeune Osamu, alors adolescent, est témoin d’un bombardement sur Osaka et des pertes humaines qui en résultent, ce qui le marquera à tout jamais. Ayant survécu à ce drame, il décide de se lancer à l’âge de 17 ans dans la carrière de dessinateur de manga. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne fit pas les choses à moitié…

     

    Premiers succès…

    Dans son premier manga publié en 1947, « La nouvelle île au trésor », les pages affichent un découpage clair, tandis que celui des cases fait parfois penser à un storyboard, alors qu’à l’époque, il reste souvent très classique. Osamu Tezuka, dont les dessins sont épurés, au dynamisme cinématographique, présente des personnages avec de grands yeux, centrant l’attention du lecteur sur ces derniers, sans parler de l’emploi d’autre techniques issues du 7ème art, parmi lesquelles le gros plan.

    Si de nombreux mangas reprennent aujourd’hui les mêmes canons esthétiques, avec ces personnages aux grands yeux, Tezuka fut néanmoins le premier à utiliser cette technique, inspirée de l’animation américaine, afin d’attirer l’œil du lecteur sur les personnages principaux, généralement les protagonistes de l’histoire, et les rendre plus sympathiques.

    Et le succès fut immédiat… « La nouvelle île au trésor » paraît dans un type de revues dénommées « Akkabon », des livres dont l’encre rouge vif mettait en valeur une couverture aux couleurs criardes, et s’écoule à 400.000 exemplaires.

    Autres caractéristiques de son style, les véhicules se tordent et de nombreux traits dans le dessin ajoutent à l’impression de vitesse, ces traits qui seront présents dans toutes les œuvres de Tezuka, repris ensuite par d’autres Manga et mangaka, dans le même but. La modernisation du manga, autrefois très statique dans ses dessins, est en marche et ce style plaît définitivement à la jeune génération d’après-guerre.

    Fort de son succès naissant, Tezuka-san a désormais les mains plus libres et peut raconter ses histoires comme il le désire. En 1949, son éditeur lui laisse ainsi carte blanche pour créer une histoire de science-fiction. Tezuka choisira de faire une adaptation très libre de « Metropolis », où l’un des thèmes récurrents du dessinateur fait son chemin, celui du progrès technique et technologique incontrôlé, qui échappe à l’humanité.

     

    Dans la jungle, un roi est né…

    Osamu Tezuka réalise d’autres one-shots au cours des deux années suivant la parution de « Metropolis ». Mais c’est incontestablement son manga « Le Roi Léo », sorti en 1950, qui initie une véritable série. Ce manga comportera plusieurs volumes et deviendra un vrai feuilleton.

    L’histoire contée par Tezuka est celle d’un petit lion blanc, futur roi de la jungle, dont le père est assassiné par des chasseurs. Adopté par un humain, Léo finit par revenir en Afrique, pour constater que le trône de son père a été usurpé par un lion borgne à la crinière noire. Léo aura fort à faire pour retrouver sa place légitime, en évinçant le traître (assisté de deux hyènes particulièrement obéissantes et stupides). Pour y parvenir, Léo est lui-même aidé par un Mandrill, aussi vieux que sage, un oiseau facétieux et d’autres acolytes. Finalement, Léo, une fois adulte, vaincra l’usurpateur qui tombera du haut d’une falaise, scellant son destin.

    Dans ce manga, Tezuka met en avant l’impérieuse nécessité pour les hommes de vivre en harmonie avec la nature. Mais même dans cette nature par essence bienveillante et précieuse, les choses ne sont guère aisées et la lutte est partout, pour y faire ses preuves. Car la nature est certes omniprésente dans l’oeuvre du maître, mais elle a le pouvoir de se rebeller contre l’homme, lorsque celui-ci va trop loin en la malmenant.

    En 1954, la série « Le Roi Léo » s’arrête, après sa publication intégrale, en trois volumes. Une chose importante est à noter à propos de son adaptation en Anime : en 1965, le manga sera adapté pour la tv par le studio Mushi Production, créé par Osamu Tezuka lui-même, devenant ainsi le tout premier animé en couleur de l’histoire du Japon.

    Très rapidement, Tezuka ne se contente plus de dessiner des histoires pour le 8ème Art, car il prend conscience que s’il veut proposer des adaptations à l’écran qui restent fidèles à l’esprit de ses mangas, par le dynamisme des personnages, des scènes ou des plans, mais surtout le respect des thèmes abordés, il lui faut un moyen de superviser, voire même de contrôler tout le processus créatif.

    En fondant ainsi ses propres studios d’animation, lui qui était un fan de Walt Disney et de sa manière de rendre réalistes et vivants ses personnages – il a quand même regardé Bambi quatre-vingts fois au cours de sa vie – Tezuka se dote avec Mushi Production d’un outil qui lui permettra de mener à bien ses projets les plus fous.

    La boucle semble donc bouclée. Et en fait, ça n’est que le début, car c’est également la révolution de l’animation japonaise qu’il met en branle, lui permettant ainsi d’acquérir la reconnaissance internationale dont elle jouit aujourd’hui.

    Pour faire un petit aparté, si l’histoire de ce petit lion blanc vous semble si familière, c’est normal… « Le Roi Lion » de Disney, sorti en salle en 1994, reprend les grandes lignes de l’histoire, et même les plans de l’anime du « Roi Léo » de Tezuka paru quelque 44 ans plus tôt…

     

     

     

    1952, Naissance d’un petit robot, icône du Manga.

    Tandis qu’il écrivait et dessinait « Le Roi Léo » en 1950, Tezuka s’affairait également à créer un nouveau manga de science-fiction, « Astro Boy », sorti en 1952, et dont la diffusion durera plus d’une décennie.

    Connue en France sous le titre « Astro, le Petit Robot », c’est avec mes yeux d’enfants que je découvre cette version moderne mais également futuriste de Pinocchio (je pense surtout au conte) pour la première fois devant mon poste de télévision, dans les années 80. Cette série animée, diffusée sur TF1 à partir de janvier 1986, n’est certes pas la première version (diffusée au Japon dans les années 60), mais elle respecte les grandes lignes du manga originel.

    En effet, celui-ci dépeint les aventures d’un robot androïde à l’apparence d’enfant, créé par un savant qui a perdu son fils dans un accident de voiture. Le robot ayant la même apparence que son défunt fils, il est un temps aimé par son créateur, qui le rejette ensuite, voyant qu’il ne peut grandir et encore moins vieillir.

    De rage, le père, en Geppetto indigne, vend le robot à un cirque, où il fait sensation sous son nom d’artiste, Astro. Car le robot créé par le savant, piètre paternel, est doté d’une force surhumaine et sera remarqué par un homme dénommé professeur Ochanumizu, reconnaissable par son nez très imposant ; personnage dont la silhouette et les apparitions seront d’ailleurs récurrentes dans les œuvres de Tezuka.

    Dans cette histoire, le robot à l’apparence enfantine montre un regard tellement « humain » qu’on peut même se demander s’il n’est pas doté d’une âme (ne pas oublier que le Japon est un pays bouddhiste ET Shintoïste, et dans les croyances shintô, les objets peuvent avoir une âme). Le bon professeur va adopter Astro et développer son potentiel. Désormais, le robot peut voler, tirer des rayons laser de ses doigts et il va se servir de ses capacités extraordinaires pour défendre la veuve et l’orphelin.

    Ce qu’il ne manquera pas de faire, car Astro doit affronter nombre de savants fous et leurs créations, notamment dans l’arc narratif « Pluto », où Astro doit arrêter le robot Pluto qui a été programmé pour anéantir les robots les plus puissants de la Terre, dont Astro. Le manga rencontre un franc succès et sera publié jusqu’en 1968, sur 23 tomes.

    Si ce passage est un peu long, c’est parce que l’on aborde les caractéristiques d’un schéma que l’on peut retrouver dans de nombreux mangas ; un héros attachant attirant l’empathie des lecteurs, un personnage vil et détestable qui trahit le protagoniste (ici Astro), un personnage qui lui va s’attacher au protagoniste et l’aider, voire l’adopter pour qu’il développe tout son potentiel.

    Mais surtout, quand on y regarde de plus près, on perçoit que Tezuka ne prend pas son lectorat pour une bande d’enfants idiots. Car c’est bel et bien un drame qui entraîne la création d’Astro, après la mort d’un enfant, ni plus ni moins. Le père crée un être artificiel pour remplacer son fils et c’est un échec : un être humain est unique. Mais le robot est lui aussi un être unique, à part entière, qui possède des sentiments et ses propres capacités, d’où son adoption par une autre personne qui, elle, reconnaît son individualité.

    On remarque également de nombreux passages comiques dans le manga « Astro Boy », comme dans son adaptation en animé, qui démontre que déjà, dans un manga, on peut passer des larmes aux rires, de la comédie au drame. Et cette capacité à passer de l’un à l’autre est une caractéristique des mangas, même encore aujourd’hui.

    Il est important de remarquer que c’est durant toute la période de publication d’« Astro Boy » au Japon que les enfants de l’archipel du Soleil levant recommencent à rêver et à regarder vers l’avenir, selon les dires de nombre d’entre eux, une fois devenus adultes. En effet, si l’histoire d’Astro Boy n’est pas exempte de conflits, elle leur présente un avenir où la technologie est florissante. Et dans le Japon d’après-guerre, c’est une véritable bouffée d’oxygène pour ce pays qui se cherche encore.

    En 2020, on peut dire que même si les adaptations d’« Astro Boy » sont nombreuses, le personnage originel créé par par Tezuka compte incontestablement parmi les personnages de fiction cultes du manga moderne. Une version en animatronique est ainsi présentée pour accueillir les visiteurs du musée Tezuka à Takarazuka.

     

     

     

    Une princesse déguisée en prince…

    C’est en 1953 qu’Osamu Tezuka commence la rédaction d’un manga de type « Shōjo », à savoir un manga destiné à un lectorat de jeunes adolescentes, qu’il nommera « Ribon no Kishi » (le chevalier au ruban), traduit en Français par « Princesse Saphir ». A mille lieux de nous proposer une romance sentimentale, Tezuka transpose son histoire dans un pays européen fictif (Silverland) et la situe vers la fin du Moyen Âge, lorsqu’un couple royal désirant un garçon, pour que la succession au trône puisse être directe, donne naissance à une fille, Saphir, que ses parents s’empressent de faire passer pour un garçon.

    Il faut dire que deux évènements compliquent l’histoire… Lord Nylon, qui pourrait prétendre au trône, est un gredin digne des Rois Maudits. D’autre part, après la naissance de la princesse, un ange (Tink), jouant les bonnes fées, se penche sur le berceau de la petite Saphir et fait l’erreur de lui donner deux « esprits » (Kokoro en Japonais, ce qui se traduit à la fois par cœur, âme, esprit, mais peut-être aussi par volonté) : un de fille qui la rend sensible et un de garçon qui la rend intrépide. Dieu, mécontent de l’erreur commise par l’ange inexpérimenté, le renvoie alors sur Terre pour veiller sur Saphir.

    Malgré ce cliché des deux « esprits » qui fait référence au rôle traditionnel des hommes et des femmes dans le Japon des années 50, Tezuka joue sur cette « dualité », d’abord pour faire de notre héroïne un garçon manqué, ce qui lui sera fort utile quand elle sera confrontée au Lord comploteur et à ses sbires, mais également pour montrer une jeune femme capable de combattre ses adversaires à la pointe de l’épée, faisant de sa Princesse Saphir un personnage qui sort des sentiers battus de l’époque. Ce qui pavera la voie à d’autres héroïnes au caractère tout aussi trempé : Usagi dans la franchise « Sailor Moon » ou encore Gally dans « Gunnm », pour n’en citer que deux).

    Malgré tout, la vie sentimentale de l’héroïne n’est pas oubliée car, shōjo oblige, elle tombe amoureuse d’un prince, et malgré son côté garçon manqué, elle rêve de rencontrer l’âme sœur (ne pas oublier le public ciblé par le manga).

    Après de nombreuses péripéties, Princesse Saphir finit par épouser le prince Franz, non sans avoir au préalable vaincu l’ignoble Lord Nylon, qui lui avait pris son trône en la démasquant. Et comme beaucoup de contes de fées, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants… En fait, ils en eurent deux et un manga relatant la suite des aventures de Saphir s’attarde dans un des volumes de la série sur l’histoire des deux enfants.

    Tout comme « Le Roi Léo » et « Astro, le petit robot », « Princesse Saphir », dont les aventures s’étalent sur trois volumes, aura droit à son adaptation tv en couleur…

     

     

     

    Les Années 70, des années sombres…

    Si cette période plus sombre dans le travail de Tezuka commence en fait en 1967 avec le manga « Dororo », elle se poursuit toute la décennie suivante, jusqu’au début des années 80. Les thèmes abordés y deviennent rapidement plus mûrs, figurant même parfois de façon assez crue les détails anatomiques d’opérations médicales, notamment dans une de ses œuvres-phares, « Black Jack », publiée entre 1973 et 1983.

    Trois mangas ressortent incontestablement de cette période : « Dororo » et « Black Jack », cités précédemment, mais également « La Femme Insecte » publié en un seul volume en 1970. Et on peut dire que durant cette période où le japon se cherche encore et l’économie de l’Archipel reste chancelante, Osamu Tezuka traduit cette atmosphère en mettant en scène des personnages arrivistes et peu empathiques.

    Dans « Dororo », Tezuka nous narre l’histoire d’un jeune garçon dont le père a pactisé avec 48 démons et a cédé 48 partis du corps de son fils pour acquérir de la puissance (l’image du père indigne est étonnamment récurrente). Le héros devra ainsi pourchasser les 48 démons pour retrouver toutes les parties manquantes de son corps. Tezuka concèdera avoir été lui-même surpris du tournant plus sombre pris par son histoire, ce qui écourtera finalement le manga (un problème avec son éditeur ?).

    Dans « La Femme Insecte », Tezuka aborde le genre du « Seinen » de façon plus marquée. Rappelons que le Seinen est un genre de manga destiné à un public plus adulte. Les histoires y sont plus psychologiques, les thèmes abordés ne sont en général pas des plus légers, et s’il y a parfois de l’érotisme, ça ne va guère plus loin (sous peine de tomber dans un autre genre).

    Bref, pour en revenir à la « La Femme Insecte », l’histoire dépeint des individus sans scrupules, prêts à tout pour parvenir à leurs fins, surtout avec le personnage principal de Toshiko Tomura, une véritable femme fatale dans tous les sens du terme, qui use de ses charmes pour réussir et qui cache derrière une réussite personnelle spectaculaire des secrets particulièrement sombres, entre meurtres et chantage.

    Le récit est parfois teinté de surnaturel, car il semble que cette femme, à la fois styliste, actrice et romancière reconnue, vole les œuvres d’autres personnes pour son propre profit, mais elle serait aussi capable d’absorber les capacités de ses partenaires avant de les faire taire. Tezuka nous décrit un milieu des affaires corruptible et corrompu à merci et le policier qui enquête sur Tomura a vraiment du souci à se faire…

    Ce one-shot sera suivi du manga « Black Jack », dans lequel Tezuka, qui a réussi à obtenir un diplôme en médecine malgré son emploi du temps très chargé, dépeint les aventures d’un médecin qui, dégoûté du système de santé japonais, opère en toute illégalité et propose ses services au plus offrant, sans aucune moralité, mais toujours avec une compétence des plus impressionnante.

    Contrairement à l’arriviste sans état-âme décrite dans « La Femme Insecte », « Black Jack » évoque un héros balafré à cause d’une bombe mal désamorcée, qui va progressivement s’humaniser au contact de ses patients et de son entourage, malgré une très forte misanthropie doublée d’un cynisme à toute épreuve. Toutefois, même si le personnage est peu regardant sur ses patients, Hazama Kuroo, le héros de « Black Jack », n’est pas dénué de principes et fait tout pour les soigner au mieux et les guérir, à grand renfort de détails médicaux dignes d’un épisode de série médicale américaine.

    Il en résulte un manga mûr dans lequel le héros cherche à se venger de la compagnie de déminage responsable de son apparence physique. À propos de cette apparence, justement, en plus de sa cicatrice et de son visage bicolore, Hazama Kuroo arbore une chevelure également bicolore, le noir et le blanc, que l’on retrouve dans le symbole du Yin et du Yang, accentuant ainsi le côté moralement ambivalent du personnage.

    Tout comme dans « La Femme Insecte », le surnaturel s’invite de nouveau dans « Black Jack », le héros a affaire à des maladies surnaturelles qui doivent être soignées de manière tout aussi peu naturelle, quand ce ne sont pas tout simplement des créatures surnaturelles qui lui font face.

    Encore aujourd’hui, « Black Jack » reste l’un des mangas de Tezuka parmi les plus connus et cet honorable misanthrope est quant à lui l’un des personnages-phares et des plus emblématiques de l’oeuvre du maître.

    Dans le même temps, outre la création de mangas, Tezuka s’attèle à l’animation, avec son nouveau studio Tezuka Productions, Mushi Production ayant fait faillite en 1973. Ce nouvel outil va lui permettre de continuer à mener de front l’adaptation de ses mangas en animes, comme de créer des œuvres originales où ses premières amours pour la science-fiction resurgissent, comme « Le Prince du Soleil » (« Hyakumannen Chikyu no Tabi Bandar Book ») en 1978.

    En 1972, en marge de ses activités habituelles, Tezuka, qui était profondément bouddhiste, signe une biographie sur Bouddha. Et pour l’anecdote, Il aurait également réalisé un anime consacré à la bible avec Tezuka Productions…

     

     

     

    Les Années 1980, les dernières années…

    Dans les années 1980, les œuvres les plus mûres et réfléchies sortent de l’esprit encore fertile de Tezuka, notamment « L’Histoire des 3 Adolf » en 1983, dans laquelle des personnages fictifs et historiques de la Seconde guerre mondiale s’entrecroisent dans une histoire de dossiers secrets qui démontreraient, dans la fiction, qu’Adolf Hitler (l’un des trois Adolf) aurait un grand-père juif. Les deux autres Adolf, dont les destins sont désormais liés à jamais, seront emportés dans la tourmente.

    Un reporter japonais, Shôei Tôge, se retrouve détenteur bien malgré lui des documents compromettants. C’est alors que Wolfgang Kaufman, un nazi convaincu vivant au Japon, le prend en chasse afin de récupérer le dossier secret attestant des origines juives d’Hitler. Mais très vite, on apprend qu’il est marié à une Japonaise et qu’ils ont un fils, Adolf Kaufman, qui finira dans la Waffen SS après un passage dans les Jeunesses Hitlériennes.

    On retrouve plus tard notre infortuné journaliste à Kobe, dans le ghetto juif de la ville, où il rencontre Adolf Kamil, tenancier d’une boulangerie. L’un des nombreux drames de cette épopée, c’est qu’Adolf Kamil et Adolf Kaufman sont en fait amis d’enfance. L’histoire les séparera, faisant de A. Kaufman un être déshumanisé et sans scrupules, n’hésitant pas à aller jusqu’à commettre des meurtres, si on a le malheur de lui déplaire. Il tuera par exemple un violoniste juif, qui jouait une musique trop triste à son goût.

    Si cette action avait suscité chez lui certains remords, ils les perdra assez vite pour poursuivre la mission de son père, en assassinant les parents d’une jeune juive sino-allemande (qu’il fera passer toutefois au Japon). Cette jeune femme deviendra finalement l’épouse de son ami d’enfance Adolf Kamil, dégoûté de ce qu’est devenu Adolf Kaufman, surtout après l’invasion de la Chine par le Japon.

    Sur fond de tragédie et d’espionnage, le Japon, l’Union Soviétique et l’Allemagne nazie traquent Shôei Tôge, qui a pu confier le dossier secret à diverses personnes, parmi lesquelles A. Kamil. Les fameux documents seront enterrés, mais A. Kaufman, de retour au Japon pour sa mission, découvre que le journaliste a épousé sa mère et que Kamil est marié à la jeune femme qu’il avait épargné, lorsqu’il lui restait encore un peu d’humanité. Il finit par retrouver les documents, mais il est trop tard : Hitler est mort et tous ses efforts et exactions diverses n’auront servi à rien…

    L’histoire se termine durant le conflit israélo-libanais dans les années 60, lorsque les deux derniers Adolf se livreront un duel à mort au Moyen-Orient ; chacun révèlera ce qu’il sait sur l’autre, et Kamil (chasseur de nazis) finira par triompher, pour mourir ensuite, victime d’un attentat. Sa famille racontera à Tôge, toujours en vie, la triste histoire de ces deux amis que la vie a transformé en ennemis jurés.

    Osamu Tezuka signe là son œuvre la plus profonde. Il y dévoile son dégoût absolu pour les régimes totalitaires, qui endoctrinent les peuples pour leur faire commettre les pires atrocités, le bombardement d’Osaka l’ayant particulièrement marqué dans son adolescence. « L’Histoire des 3 Adolf » est résolument une de ses œuvres les plus complexes et adultes, mais aussi une de ses dernières. Il se demande néanmoins encore jusqu’à quelles extrémités les hommes peuvent aller.

    Côté animation, nous retiendrons également l’adaptation d’un de ses anciens mangas, « Fumoon », où une humanité en pleine guerre froide doit faire face à l’apparition d’une nouvelle espèce pensante sur Terre. Si cette nouvelle espèce d’origine insectoïde éprouve un profond dédain pour les humains, qu’elle trouve destructeurs et agressifs, elle ne cherche cependant pas la guerre, car un nuage de particules spatiales mortelles menace la Terre.

    Cette « nouvelle humanité » (comme présentée dans l’anime) cherche en effet à s’enfuir au plus vite de ce monde condamné, leur technologie dépassant de loin la nôtre. L’humanité ne devra son salut qu’au sacrifice d’une de ces insectoïdes qui dissipera le nuage, ayant fait connaissance avec des humains qui ont fait preuve de compassion, en s’alarmant de la situation, confrontés à l’inertie des dirigeants de tous bords (thème que l’on retrouvera dans « Albator »).

    Durant les dernières années de sa vie, Osamu Tezuka s’attelle à achever « Phénix, l’oiseau de feu », commencé dans les années 1950 (mais qu’il ne parvint finalement pas à terminer), où un jeune homme, qui est l’élu de cet oiseau, représente une force cosmique censée empêcher une humanité sur le déclin de détruire l’univers. Le héros voyagera ainsi à travers le temps.

    Et les tomes ne respectent pas la chronologie des intrigues. Dans un tome, on se retrouve dans le futur, pour être dans le passé dans le suivant. Tezuka nous livre ici sa vision assez pessimiste des choses, et les thèmes de la robotique, de la définition de l’âme humaine y sont déjà abordés.

    En 1989, Osamu Tezuka décède sur son lit d’hôpital, atteint d’un cancer de l’estomac. La légende urbaine veut qu’il serait mort la planche à dessin à la main, en demandant à l’infirmière de le laisser encore dessiner…

     

    En Conclusion…

    Osamu Tezuka laisse derrière lui une œuvre immense, constituée d’environ 700 mangas et de 170.000 pages, sans même parler des 70 animes réalisés. En tout cas, trop d’oeuvres à évoquer dans cet article, où je me bornerai ainsi à ne citer que les plus marquantes.

    Ces œuvres sortent ainsi très vite du strict cadre enfantin, pour aborder des thèmes des plus variés, entre comédie (« Don Dracula » dans les années 1970), science-fiction, avec « Astro Boy », « Phénix, l’oiseau de feu » ou « Fumoon », mais aussi polar ou espionnage, avec « La Femme Insecte » et « L’Histoire des 3 Adolf ». Voire même le conte de fée… Tezuka, qui a vu quatre-vingts fois Bambi dans sa vie, sera un touche-à-tout durant toute sa carrière, dans les domaines tant du manga que de l’animation.

    Il alternera également dans la plupart de ses mangas les moments de rires et de larmes, tout en abordant des thèmes sérieux, comme la pollution, les dérives qui pourraient potentiellement devenir les nôtres, tout en les rendant abordables et compréhensibles, d’abord à un jeune public, puis aux jeunes adultes dans les œuvres les plus tardives des années 1970 et 1980.

    Tezuka a non seulement totalement réinventé la bande dessinée japonaise, de son vivant, excusez du peu, mais il a de surcroît fait beaucoup d’émules, de par son style très dynamique, rapide et son approche cinématographique du média, mais également avec cette façon de faire passer des émotions à travers une narration prenante.

    Dès les années 1970, Leiji Matsumoto, le père d’« Albator » et l’ancien assistant de Tezuka, aborde le thème d’une humanité apathique et désarmée face à une menace mortelle, celle des Sylvidres. D’autres lui emboîteront le pas, comme Go Nagai, le créateur de « Goldorak ». Puis évidemment l’incontournable « Dragon Ball », sans parler des « Chevaliers du Zodiaque » (« Saint Seiya ») et de « Sailor Moon », qui suivront dans les années 80 et 90.

    « Gunnm » (acronyme pour Gun & Dream) de Yukito Kishiro, manga cyberpunk des années 90, a également en commun avec toutes ces œuvres le dynamisme des traits, des thèmes essentiellement pour adultes, ainsi que cette recherche effrénée dans la conjugaison des histoires divertissantes et réfléchies. Les passages légers y sont rares, les dessins et dialogues de cet univers font percevoir la dureté du monde dans lequel évolue l’héroïne. En substance, imaginons que Mad Max rencontre Robocop… Même les années 2000 ne sont pas en reste, avec « Naruto », « Death Note » et « Bleach ».

    Mais ce qui est certain, c’est que tous ces mangas et animes sont les dignes héritiers des oeuvres de Tezuka et de son savoir-faire, et n’auraient probablement jamais existé si un jeune garçon sorti de la Seconde guerre mondiale n’avait décidé de prendre ensuite la plume.

     

     

     

     

  • François Ozon : Cinéma Décalcomanie

     

     

    Ce que l’on ne pourra jamais enlever à François Ozon, c’est son appétence pour le cinéma. Depuis 1988 et son premier court-métrage, « Photo de Famille », il enchaîne avec boulimie les longs-métrages, afin probablement de nous démontrer ses capacités à tenir une caméra et à raconter des histoires. Certes…

     

    Car parfois, rien ne sert de scander haut et fort son amour pour les films et le 7ème art, si c’est dans le seul but de se prouver à soi-même le bien-fondé de ses ambitions. François Ozon revient pourtant assez régulièrement à la charge, fort de quelques indéniables succès publics et des honneurs qui lui sont souvent rendus dans la presse. Alors, oui, en 23 ans de carrière, le réalisateur aura produit pas moins de vingt films, et c’est beaucoup…

    Mais François Ozon a-t-il vraiment quelque chose à dire et l’énergie nécessaire pour le faire ? De l’énergie, il en a à revendre et il l’a déjà démontré, avec cette façon simple et directe d’enchaîner des projets sans aucun lien, les uns à la suite des autres, et cette capacité d’aborder tous les sujets, tous les thèmes au cinéma. Bref, il possède la carte, celle qui permet de monter tous les projets possibles. Et rares sont les auteurs en France à pouvoir jouir de tels privilèges.

    Seulement voilà, comment résumer le cinéma de François Ozon ? Est-il le fils spirituel ou illégitime de Pedro Almodovar et André Téchiné, voire de Brian De Palma ? Tant le réalisateur de « Huit Femmes » oscille, hésite et ambitionne de manière aléatoire des films qui se voudraient dévastateurs, puissants, étranges, qui nous emportent, ou bien juste qui seraient drôles, acides et impertinents.

     

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    Car la force des cinéastes cités plus haut, en référence directe, c’est que leurs œuvres s’additionnent, se construisent au fil de la filmographie de leurs auteurs. On peut alors, en tant que cinéphile ou même simple spectateur, apprécier cette progression qui saute aux yeux, de film en film ; le fait qu’ils se répondent les uns aux autres dans une cohérence artistique évidente.

    A l’inverse, en considérant la filmographie de François Ozon, on l’imagine non pas comme une abeille qui butinerait le pollen pour construire une œuvre (sa ruche…), mais plutôt comme une guêpe opportuniste qui se sert allègrement de ce qu’ont construit les autres, pour arriver à ses propres fins. Car Ozon a cette fâcheuse manie de nous convier à des récits qu’on a l’impression de déjà connaître…

    Et il n’y a aucune pertinence, aucune surprise et encore moins de prise de risque dans ce que nous propose le réalisateur d’ « Une Robe d’Eté », tant tout semble évident et balisé. Son cinéma est confortable, quand il souhaiterait nous faire croire qu’il est subversif. Subversif, Ozon le fut parfois, avec son premier long-métrage, « Sitcom » (1998), puis avec « Huit Femmes » (2001) ou encore « Jeune et Jolie » (2013). Car ces trois films relevaient du parfait mélange entre douceur sucrée, acidité et amertume.

     

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    Sans pour autant faire référence à de grands noms du cinéma, on peut d’ailleurs trouver chez François Ozon des accointances avec un autre réalisateur français, qui tente lui aussi depuis des années de nous caser ce qui constituerait son chef d’œuvre : Patrice Leconte. Car il y a incontestablement chez ces deux cinéastes cette même envie, ce même besoin impérieux, de réaliser « le grand film », avec du souffle romanesque et de la virtuosité.

    Tel un élève appliqué et un brin zélé, on retrouve ainsi chez Ozon tout ce dont il s’est nourri chez les autres durant des années. Outre les réalisateurs cités plus haut, on pourrait ajouter à la liste Buñuel et Chabrol, quand il évoque la bourgeoisie, en s’en moquant. La belle affaire, puisque tant Buñuel que Chabrol ont su, quant à eux, si bien décortiquer cette thématique sous divers angles qu’il devenait dès lors présomptueux de tenter de faire mieux, dans le registre de la farce, comme du polar ou de la caricature.

    C’est avec le soutien indéfectible d’une presse en général dithyrambique, une alliée sur laquelle il a pu compter depuis ses tout débuts, qu’Ozon a pu ainsi continuer son petit bonhomme de chemin, sans ne jamais avoir à s’inquiéter ou devoir remettre en cause ce qu’il pense être un talent évident chez lui, celui de brasser avec tant de naturel et de facilité tout ce qu’il touche.

    On retient donc, par pure politesse, des films tout au plus aimables, « Sitcom », « Huit Femmes », « Potiche », « Grâce à Dieu », « Eté 85 ». Mais souvent, lorsque lui vient des envies de cathédrales, on est abasourdi par tant de prétention et de vacuité. « Dans la Maison », « Une Nouvelle Amie », « Frantz », autant de films dans lesquels on sent François Ozon totalement perdu, entre la technique, le cadre, la mise en scène et le jeu des acteurs. Des productions sans aucune direction, aucun fond… On comprend néanmoins ce qu’il cherche à nous montrer, mais le problème, c’est que n’est pas Visconti, Verhoeven, Granier-Deferre ou Sautet qui veut…

    Pour revenir à son dernier film, « Eté 85 », qui bénéficie du sticker « Sélection Officielle Cannes 2020 », là encore attribué par une presse majoritairement bienveillante à son égard, on ne peut que rester incrédule devant ce qui pourrait ressembler à un film de Jean-Daniel Cadinot, sans les scènes de sexe explicites, évidemment, s’il n’y avait pas autant de tapage à son endroit.

     

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    Ozon se sent obligé de rendre l’intrigue de son histoire tarabiscotée au possible, peut-être pour mieux créer une ambiance et un malaise, alors qu’avec « Eté 85 », il ne s’agit en fait que d’une petite histoire qu’Eric Rohmer aurait très bien pu porter à l’écran, s’il s’était plus intéressé aux amours homosexuels dans sa filmographie.

    Tout ici est tortueux à souhait et faussement mystérieux, finalement pour pas grand-chose. Mis à part les deux acteurs principaux qui jouent là encore comme dans un film de Cadinot, tous les autres rôles secondaires tiennent plus de la caricature et du faire-valoir que de personnages à part entière. D’un côté, Isabelle Nanty, que l’on a connue un peu plus inspirée, incarnant cette mère prolétaire qui fait sans arrêt le ménage tout en épluchant frénétiquement des pommes de terre, et de l’autre, Valeria Bruni Tedeschi, encore une fois border line et peu servie par l’indigence des dialogues.

    Peut-être eût-il été plus judicieux pour le réalisateur de transposer cette histoire d’amour entre deux adolescents de nos jours, plutôt que de la situer dans des années 80, à grand renfort de tubes de l’époque, pour jouer plus que de raison sur une nostalgie de bon aloi. Car, à part entendre « In Between days » des Cure en ouverture putassière du film, le fameux titre du groupe bien sorti en 1985, « Eté 85 » ne raconte rien d’autre, ni de cette année-là ni de cette période.

    Une fois encore, on voit François Ozon se débattre, totalement incapable d’élargir le cercle de son histoire et du contexte dans lequel il a placé ses deux personnages principaux, pour les faire évoluer dans cette période bien précise. Mis à part une Renault 5 ou un peigne cran d’arrêt, nous repasserons, pour ce qui est du voyage dans le temps et la crédibilité de cette reconstitution temporelle bâclée.

    Non, une fois de plus, tout cela relève de la supercherie et de la paresse intellectuelle, et tout reste fade et insignifiant. Quant à François Ozon, il s’avère incapable de faire briller ses acteurs au-delà de leur possibilité première. Il pourrait être un faussaire de talent, un peu à la manière d’un Quentin Tarantino, qui sait malaxer les références pour nous offrir des objets pop. Mais même ce travail de copiste échoue, car il n’y a pas, derrière, ce sens du travail bien fait, de l’artisanat, de l’orfèvrerie, qui pourrait nous épater, comme lorsque Brian De Palma revisitait les films d’Alfred Hitchcock, en un relecture brillante et inspirée.

     

     

     

  • « Shining » : le mystère Overlook qui attend toujours sous la neige

     

     

    Voilà bien un film qui, depuis sa sortie en salle en 1980, aura fait couler beaucoup d’encre. On ne dénombre plus les articles, les livres ou les documentaires retraçant l’histoire de « Shining ». Des journalistes, des cinéphiles, des professeurs de cinéma, voire des réalisateurs eux-mêmes, s’y sont confrontés, dans leur travaux comme dans leur questionnement sur ce qu’est une œuvre cinématographique, son sens et ses images.

     

    « Shining » appartient ainsi à la race de ces films disséqués, analysés, autopsiés, tant il reste encore aujourd’hui un objet de fascination, plus étrange même que l’histoire qu’il nous raconte. Beaucoup voudraient voir dans la filmographie de Stanley Kubrick, le réalisateur de « Full Metal Jacket », une manière démiurgique et définitive d’aborder chacun des projets dans lesquels il put se lancer.

    Que ce soit avec le polar (« Le Baiser du Tueur », 1955), la science-fiction (« 2001, l’Odyssée de l’Espace », 1968), le genre psychanalytique (« Eyes Wide Shut », 1999), la comédie (« Docteur Folamour », 1964), le film de guerre (« Les Sentiers de la Gloire », 1957) ou le péplum (« Spartacus », 1960), celui qui rêvait de porter à l’écran le personnage de Napoléon Bonaparte a toujours exprimé un certain sens du détail et une lecture toute personnelle du sujet qu’il abordait. Stanley Kubrick reste aujourd’hui encore un personnage assez mystérieux, finalement. Il n’aura dirigé que treize films sur une période d’une quarantaine d’années, quand d’autres en réalisent un par an…

    Car le moins que l’on puisse dire, c’est que Kubrick prenait son temps et préparait beaucoup en amont. Il ne faut pas voir en lui un quelconque génie zélé qui rechercherait absolument le diable qui se cacherait dans les détails, mais plus un perfectionniste, un peu misanthrope, qui aurait eu du mal à déléguer et qui aurait surtout voulu tout faire lui-même…

    Lorsque vous prenez Steven Spielberg, à qui d’ailleurs Kubrick confia un autre projet qui lui tenait à cœur, « A.I. (Intelligence Artificielle) », le réalisateur de la saga « Indiana Jones » a toujours su s’entourer de collaborateurs de confiance, à qui il peut déléguer un certain nombre de tâches, ce qui lui permet de se concentrer sur l’essentiel. Stanley Kubrick, quant à lui, aura finalement consacré plus de temps à des projets avortés qu’à des films menés à terme, justement à cause de ce pêché d’orgueil.

    Au point qu’on pourrait presque le comparer à Terrence Malick, qui lui aussi, jusque dans le courant des années 2000, ne nous avait livré que trois films, impressionnants de maîtrise, avant qu’il ne vive une crise existentielle et que des producteurs « cinéphiles » mais peu scrupuleux ne viennent frapper à sa porte, avec des mallettes remplies de billets verts, pour qu’il finisse par se mettre à tourner depuis vingt ans avec la (presque) frénésie d’un Claude Lelouch…

    Parfois pour le meilleur (« Le Nouveau Monde », « The Tree of Life », « Une Vie Cachée »), mais le plus souvent pour le pire (« A La Merveille », « Knight of Cups », « Song To Song »…), en attendant « The Last Planet » qui devrait sortir dans les prochains mois, avec une histoire consacrée à Jésus et ses apôtres. Une deuxième partie de filmographie en tout cas principalement axée sur la foi, l’amour, la place de l’homme dans l’univers, et des films qui se répondent les uns les autres, avec plus ou moins de bonheur.

    Pour en revenir à Stanley Kubrick, l’affaire est en revanche plus intéressante, tant chacun de ses films reste différent du précédent, avec toujours la volonté de recommencer depuis le début, de tout reprendre à zéro. On pourrait même se hasarder à faire une comparaison avec Sergio Leone, et la volonté presque systématique qu’affichaient les deux réalisateurs de constamment réinventer le cinéma et son langage.

    En adaptant un roman de Stephen King, il semblait évident que Kubrick ne voulait pas seulement satisfaire un caprice, qui eût pris la forme d’un film d’épouvante, à base de scènes grandiloquentes et de seaux d’hémoglobine. Kubrick avait bien peu d’égard pour l’écrivain du Maine et pour son œuvre en général. Et le livre n’était bel et bien qu’un prétexte, ce qui n’empêche cependant pas le film de comporter quelques scènes hyperboliques, assorties de litres et de litres de sang versés.

    Comme si Kubrick, avec son humour particulier, avait cherché à évacuer ainsi tout ce qui pouvait constituer les éléments prédominants de ce style de films, afin de passer ensuite à autre chose, qui l’intéresserait davantage et qui serait sa définition personnelle du « film qui fait peur ». Car il y a bien une méprise avec l’histoire de « Shining, l’Enfant Lumière », qui une fois passée par son prisme n’est plus un film pour simplement faire peur aux midinettes. On est bien loin des « Conjuring » et autres « Sinister », qui tiennent plus du train fantôme que de l’œuvre viscérale. En 1980, on croyait encore au pouvoir des images, sans cynisme ni récupération opportuniste.

     

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    Depuis sa sortie il y a quarante ans, « Shining » a pourtant marqué bien des esprits, en devenant une sorte de modèle du genre. S’il déjoue les pronostics et se détourne des obligations d’usage avec ce genre de récits, Kubrick décode et démonte le logiciel dit « horreur » pour nous emmener encore plus loin, dans un voyage personnel et intuitif. Car « Shining » n’est pas un simple film d’épouvante, mais avec le réalisateur de l’iconique « Orange Mécanique », aurait-il pu en être autrement ?

    Il n’y a pas que nos nerfs qui y sont sollicités, mais également nos souvenirs. Kubrick en appelle à tout ce que l’on trimballe en nous depuis notre enfance. Toutes ces peurs nourries de l’irrationnel et de ces choses tapies dans l’ombre, auxquelles on ne peut donner de nom. La peur et le dégoût de nous-même…

    « Shining » s’éloigne donc du roman initial et laisse de côté tant les références aux Indiens que celles aux pouvoirs du petit Danny ou du vieux cuisinier de l’hôtel, Dick. Kubrick survole rapidement ces thèmes et préfère jouer avec ses propres motifs. Et ses propres obsessions… Le pouvoir appelé « Shining » n’est finalement plus qu’un prétexte au film. Il faudra attendre sa suite directe sortie il y a environ un an, « Doctor Sleep », avec Ewan McGregor, pour se rapprocher davantage du matériau de base du roman de Stephen King, lui qui a d’ailleurs toujours affirmé détester l’adaptation de Kubrick.

     

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    Découvrir « Shining » à sa sortie en 1980, c’était un peu comme recevoir le même coup de hache dans le ventre que reçoit l’un des personnages de l’histoire. Heureux celles et ceux qui n’avaient pas découvert le roman avant de voir le film, et qui pouvaient ainsi ne pas être influencés par le récit de King.

    Et puis, il y a Jack Nicholson, bien-sûr ! Difficile d’imaginer un autre interprète, tant le travail accompli pour incarner cet écrivain qui devient progressivement fou à lier confine au sublime. Les sourcils de l’acteur n’ont jamais aussi bien servi un personnage et justifié ainsi la démence qui le ronge. Nicholson devient incontournable avec ce film, au même titre que le décor même de l’hôtel OverLook, qui est un protagoniste à part entière de l’histoire.

    Car tout dans ce lieu exprime une intention, un doute, une respiration. Des motifs de la moquette sur laquelle roule la voiture à pédales de Danny à ceux à fleurs de l’étage où dorment les Torrance, en passant par les éléments en bois, les escaliers de la grande salle de séjour, la cuisine, les couloirs, les dépendances, tout y devient très vite suffoquant et l’angoisse que l’on ressent ne va que crescendo jusqu’au climax vécu presque comme une libération, comme si on parvenait à ressortir la tête de l’eau. L’hôtel est filmé à la manière d’un corps, organique, et ceux qui y rentrent deviennent des intrus que le bâtiment se devra d’expulser ou de phagocyter ; et c’est ce qui arrivera justement à Jack.

     

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    Plus qu’un simple trip sous acide, le film est également un voyage mental et temporel, où toute notion de temps y est abolie, pour mieux nous laisser exsangue à la fin… « Shining » ne se résume pas à une simple adaptation du livre ou à une lecture en image ; il en va d’ailleurs de même pour sa suite, « Doctor Sleep », intéressante à plus d’un titre, même si elle reste malgré tout un peu trop conforme au roman, pour que le malaise attendu ne puisse s’installer…

    En tout cas, l’adaptation de Kubrick, même si elle fut tant abhorrée par Stephen King, s’avérera pourtant très importante pour le cinéma, en évoquant ce qui est tapi derrière nous, dans les angles morts. Gageons qu’un cinéaste comme David Lynch aura récupéré à son compte cette lecture inédite de la présence des esprits anciens parmi nous, afin de créer son propre univers, en particulier avec son « Twin Peaks: Fire Walk with Me ». Et plus généralement, les emprunts sont évidents dans d’autres productions du réalisateur du magnifique « Elephant Man », lui aussi sorti en 1980.

    A l’heure des jump scares et des effets gore, aussi outranciers qu’inoffensifs, replonger dans ce film impie et immersif nous rappelle à tout moment que nous ne sommes pas seuls et que l’on nous épie. Le mal n’attend que le moindre faux pas pour passer à l’action… Stanley Kubrick abordera au moins à cinq reprises dans ses films le thème de la folie, sous des angles différents. Un monde parallèle en soi…

    « Shining », le film a ouvert une brèche pour nous faire accéder à un autre monde qui nous était jusqu’alors interdit. Et personne, depuis, ne semble vouloir la refermer. On se complaît ainsi à fixer ce miroir, où l’on y voit nos propres abysses.

     

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  • Edward Hopper, peintre des illusions perdues

     

     

    Dans « Nighthawks », le célèbre tableau peint par Edward Hopper en 1942, personne ne parle. Chacun y est isolé dans son monde. L’œuvre est une icône tellement forte qu’elle résonne de plus en plus, et est aujourd’hui très souvent utilisée ou détournée, que ce soit dans une pub pour des Lego, ou dans un clin d’œil à Star Wars…

     

    Chaque exposition de ce peintre est un événement… Car Edward Hopper est un mythe, mais surtout une belle énigme. Alors pourquoi une peinture si mélancolique ? Quels sont ses secrets ? Et pourquoi fascine-t-il autant les graphistes et le cinéma ?

    Hopper est né en 1882. Il va ainsi prendre de plein fouet la crise économique de 1929. Avec quelque douze millions de personnes plongées dans la misère et un taux de chômage de 24 %, c’est une période maudite de l’histoire américaine qui laissera des traces dans sa peinture. Très souvent, dans ses tableaux, on trouve des couleurs inquiétantes, une solitude troublante et une mélancolie qui mettent mal à l’aise. Les personnages semblent pris au piège dans les limites du tableau.

     

    « Les tableaux de Hopper sont les écrans de projection des fantasmes de ceux qui les regardent. » (Didier Ottinger, commissaire de l’exposition Hopper au Grand Palais en 2016)

     

    Les lectures des tableaux de Hopper peuvent être multiples. Parmi ceux-ci, le plus célèbre, « Nighthawks », où quelques personnages s’attardent dans un bar de nuit, dans une ambiance verdâtre. Une source possible d’inspiration de la scène est une nouvelle d’Ernest Hemingway, « Les Tueurs », écrite en 1927. Hopper est en effet un grand admirateur de l’écrivain qui, pour lui, représente la vraie littérature américaine, débarrassée de la narration à l’eau de rose.

    Autre piste, le « Café de Nuit » à Arles de Van Gogh, peint en 1888. Ou encore « La Ronde de Nuit » de RembrandtNighwatch » en anglais). En tout cas, « Nighthawks » peut être en lien avec la réalité directe de l’époque : il a été peint juste après Pearl Harbour, à un moment où les Américains sont en pleine psychose.

     

     

     

     

    A l’instar des photographies de Walker Evans, Edward Hopper ne peint pas des personnages, mais nous dépeint une époque, nous campe un décor et nous fait ressentir une ambiance, une atmosphère. Les plans sont larges, et contrastent étonnamment avec l’immobilisme et l’attente qui règnent dans ses tableaux. Comme si ces êtres qui les habitent, qui n’en sont qu’une composante parmi d’autres, espéraient en vain que quelque chose se passe.

     

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    Hopper est le peintre des illusions perdues, et ses tableaux résonnent étrangement aujourd’hui, sur fond de crise économique latente, de repli sur soi, d’individualisme, de peur de l’avenir et de pandémie mondiale. « Nous vivons tous dans un tableau de Hopper… », tweetait ironiquement le biographe Michael Tisserand, confiné comme plus de trois milliards de ses congénères dans le monde en mars et avril 2020.

     

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    Témoin direct de l’évolution consumériste de l’Amérique, le peintre Edward Hopper s’opposera toute sa vie à cette fatalité. Les personnages de ses tableaux, passifs, seraient-ils des figures d’une protestation silencieuse ? Dans ses oeuvres, le temps est suspendu, mais beaucoup s’y dit…

     

    Célèbre pour ses personnages seuls et ses paysages urbains déserts, Edward Hopper aura su capter la solitude post-moderne, dans ce qu’elle a de plus inquiétant. En mars et avril 2020, ce qui semblait allégorique jusque là devint, littéralement, le portrait quotidien de trois milliards d’êtres humains confinés. Par un charmant anachronisme, nous tenons là l’artiste de l’ère du coronavirus.

    Pour preuve que « Nighthawks » dépeint une situation humaine et sociale qui semble être encore d’actualité, jamais aucun tableau n’aura inspiré autant d’adaptations ou de détournements. En voici un petit florilège, en commençant forcément par l’original…