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  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 5)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE VII

     

    Pouvoir voler ou devenir invisible ?

    Je me suis longtemps posé cette question et je dois admettre que j’étais face à un choix cornélien. Il fallait bien réfléchir. Au départ, j’avais forcément opté pour la faculté de voler, tel un oiseau ou Superman. C’était une évidence. Il s’agissait là à mon sens du pouvoir absolu : la liberté. Pouvoir aller où bon me semble, sans être restreint par le temps ou la distance. Mais je songeais aussi au danger que pouvait représenter ce mode de locomotion.

    Vous êtes dans les airs, heureux comme une cigogne, mais tout à la joie de pouvoir flotter ainsi au gré du vent, vous n’avez pas vu le Boeing 747 qui surgit derrière vous et ne vous a pas vu non plus. Paf, en deux secondes, vous êtes happé par l’un des réacteurs de l’appareil et c’est fini. Ou bien alors, il est vous est impossible de passer incognito lorsque vous décidez, comme ça sur un coup de tête, de vous envoler parce que vous ne supportez plus l’endroit où vous vous trouvez. Vous devez apporter un tas d’explications plus nébuleuses les unes que les autres. Votre famille et vos proches, en retour, vous assaillent de questions : « mais alors, comment tout cela est arrivé ? », « et pourquoi toi ? » « as-tu été choisi ? », « quelles sont tes intentions, sauver le monde ou l’anéantir ? »…

    Pouvoir s’envoler discrètement quand on le désire, deviendrait alors un vrai casse-tête. On serait sans arrêt repéré, il faudrait voler toujours de plus en plus haut et devoir se couvrir en conséquence. J’avais horreur des doudounes et il faut dire qu’avec mon physique de l’époque, les gens auraient pensé avoir affaire à un bonhomme Michelin volant. Non, ridicule… Se faire avaler par un réacteur ou mourir de froid, c’était décidément trop risqué.

     

    Devenir invisible… J’avais de prime abord rejeté ce choix, car cela m’embêtait d’entendre ce que l’on pouvait dire sur moi « en mon absence ». Ça n’était de toute façon pas dans mon caractère d’espionner les gens ou des les observer à leur insu. Je trouvais cela tordu et surtout injuste. Et au diable si on disait du mal de moi dans mon dos. J’assumais les goûts et les couleurs.

    Avoir la faculté d’être invisible quand on le souhaite pourrait néanmoins comporter bien d’autres avantages que le simple fait de faire du mal ou même de s’en faire à soi-même. Je pourrais par exemple m’introduire en pleine journée dans un magasin de jouets ou une pâtisserie sans être inquiété le moins du monde. Grâce à ce pouvoir, je pourrais ainsi prendre ce qui m’intéresse et repartir avec. Du vol ? Non, absolument pas, mais néanmoins en éprouvant un certain sentiment de jubilation de voir le robot ou l’éclair au chocolat se mettre à léviter avant de sortir du magasin, devant des paires d’yeux incrédules.

    Être invisible, cela pourrait également me permettre de disparaître en classe, si le cours s’avérait trop ennuyeux ou que le prof décide, sans crier gare, d’une interro surprise…  « Pof », disparition ! Et on pourrait trouver aisément bien d’autres situations inconfortables qui pourraient se régler le plus simplement du monde, grâce à ce pouvoir. Comme des personnes avec qui on ne souhaiterait pas forcément composer. Je pense à de la famille qui me fatiguait, ma grand-mère méchante (j’y reviendrai…), une cousine envahissante ou lorsque ma mère me cherchait pour m’engueuler, mon frère qui voulait me taper, bref, tout ce qui pouvait m’embarrasser à longueur de temps. Et la liste était infinie…

    Allez, ma décision est arrêtée ! Je prends l’invisibilité !

    … Mais jamais aucune force cosmique, aucun magicien venu de Neverland, ne me proposèrent ce pouvoir. Ça n’est pas faute d’avoir laissé très souvent la fenêtre de ma chambre entrebâillée la nuit, et même en plein hiver ! Mais malheureusement, cela ne se produisit jamais…

    Et sinon, des yeux à rayon laser désintégrant ?

     

     

    CHAPITRE VIII

     

    Scolarité, ou l’image d’un corps que vous plongez sans prévenir dans une eau glacée.

    Je dois avouer que je n’ai jamais rien compris au concept de l’école, des études et des devoirs… Ce principe même d’obliger des enfants, n’ayant pour la plupart d’entre eux aucun point commun, à se retrouver dans un même espace clos et ça durant pratiquement toute une année. Répéter cette terrible torture encore et encore, mois après mois. Forcer la main à tous ces mioches, sous prétexte qu’un certain Jules Ferry l’a un jour décrété…

    Les parquer dans des pièces sinistres éclairées au néon, dénommées « classes », sous de fallacieux principes d’égalité et de république, là même où des créatures malfaisantes, grimées en homme ou en femme, déblatèrent à longueur de journée d’incompréhensibles logorrhées, des incantations blasphématoires, des paroles impies qu’elles forcent les pauvres gosses à avaler. Litanies infernales déversées sur des êtres innocents, hypnotisés, dans le seul but de les transformer lentement mais sûrement en mie de pain…

    Non, je n’étais pas dupe ! Dès l’âge de cinq ans, je savais au fond de moi que quelque chose clochait. Mais à qui m’adresser ? Mes parents ? Non, ils étaient de mèche ou se taisaient par peur des représailles. Je savais bien comment les choses se passaient. Je l’avais vu dans « Les Envahisseurs ». David Vincent avait passé toute sa vie à tenter de prouver à un monde incrédule que le cauchemar avait déjà commencé. Alors un mouflet, pensez donc !

    Tout au long de ces années durant lesquelles il me fallut endurer ce supplice, de la maternelle jusqu’au lycée en passant par le collège, je n’eus de cesse que de maudire tous ceux qui exerçaient ce simulacre grotesque et toxique, toutes ces institutrices, ces professeurs ; ces suppôts de Satan mis au monde par un chacal. Les forces démoniaques oeuvraient sous couvert de démocratie et affirmaient chaque jour un peu plus leur odieuse puissance du mal.

    Et pendant ce temps, quelque chose que j’avais en moi depuis le début, commençait à prendre davantage de place : ma libido. Elle était pour l’instant enfermée à clé dans une petite boîte de Pandore, qui respirait. Mais elle se contractait comme un cœur et elle était en train de devenir un coffre. Je pressentais la suite de cette évolution. La malle allait se muer en armoire normande.

    Je n’en avais pas encore la clé alors je forçais la serrure. D’abord, je ne vis rien… La boîte semblait vide, sombre, avant que je n’y perçoive un léger bruit au fond, comme un mouvement. Une petite ballerine se releva dans un cliquetis métallique puis commença à tourner lentement sur elle-même. Cette musique, cet air, je les connaissais pourtant. C’était quoi, déjà ? La porte de l’armoire se refermait brutalement, manquant de justesse de me sectionner deux doigts.

    Comment un pré-adolescent biscornu à la voix fluette, boudiné dans son pull jacquard, avec aux pieds des chaussettes Burlington assorties et à la main un cartable en cuir noir comme ceux des notaires, pouvait supporter ces établissements privés catholiques où pôpa-môman l’avaient placé depuis sa plus tendre enfance ? Pourtant, j’avais la panoplie complète. Mon frère lui, était dans le public. Est-ce que mon prénom justifiait à lui seul ce sacrifice ?

    Non, tout cela tenait décidément du plan parfait, celui qu’avait ourdi mon double maléfique pour parvenir à ses fins. Il s’agissait d’une sorte de monstre mi-Barbapapa mi-araignée, à visage humain, tissant sa toile calmement, tranquillement… mais sûrement.

     

    Reprenons chaque élément, dans l’ordre.

    Tout d’abord, l’école Jeanne d’Arc, de la maternelle jusqu’en CM2. Un établissement catholique vétuste, en pierre de taille et avec de nombreux recoins sombres. Les escaliers, les parquets, en fait tout ce qui était en bois, était vermoulu. Il y avait aussi ces WC dans la cour, tapissés intégralement de faïence du sol au plafond, avec des toilettes à la turque. On y trouvait ces gros citrons en savon fixés sur des tiges en fer, elles-mêmes accrochées à chaque évier, que l’on devait branler à deux mains avant de se les laver… Les mains, évidemment…

    Cette école était également équipée de bonnes sœurs sans âge, dont l’aspect comme l’odeur auraient tout de même dû mettre la puce à l’oreille à mes parents. L’une d’entre elles, appelée Sœur Marie-Ange, dont la tâche principale consistait à surveiller les enfants lors des récréations, avait comme distraction favorite, une occupation dont elle était férue, de distribuer des torgnoles aux élèves qui jouaient trop bruyamment. Elle avait toujours son sifflet autour du cou, qu’elle utilisait lorsqu’il lui semblait qu’un garçon ou une fille criait trop fort en s’amusant. Soudain, un grand coup retentissait et tout le monde devait s’arrêter de bouger. Un peu comme « 1, 2, 3 soleil », mais avec une paire de baffes qui n’aurait pas été spécifiée dans la règle du jeu, pour celui qui aurait bougé trop tôt. Sœur Marie-Ange désignait alors le ou les coupables et d’un geste sec, leur demandait de venir devant elle. C’est alors qu’elle assénait une gifle à ses victimes…

    C’est sur ce postulat que vous découvrez, comme ça, sans prévenir, brutalement, la religion et ses représentants. Dieu, Jésus, Marie, Joseph… Et tu fermes ta gueule ! Il y a avait aussi ces prêtres avec la raie sur le côté qui nous rendaient visite lors des sessions de catéchisme : « Coucou, les enfants… HOSANNA, HOSANNA, POUR LA GLOIRE DE DIEU !! »… Deux Pater, trois Ave et hop !

    J’aurais pu ici davantage encore salir le clergé, avec des éléments à charge bien plus accablants que ces souvenirs de cour d’école, comme ceux d’enfants de chœur où sont évoquées des confessions putrides, des attouchements et divers tripotages, mais je n’ai pas le souvenir de m’être une seule fois retrouvé sur les genoux d’un de ces porcs en soutane. Non, je dois admettre que je n’ai personnellement jamais eu à subir quelconque cochonceté de la part de ces êtres à la foi percée.

    Et c’est vrai que je ressemblais à un cornichon. Les curés aimaient peut-être les petits garçons, mais au moins avec des visages innocents. Il est aussi fort probable que l’un de ces prêtres ait vu un jour à travers mon cuir chevelu l’inscription tatouée sur mon crâne : « 666 ». Bref, on me laissait tranquille. Même Sœur Marie-Ange, d’ailleurs.

    Pour ce qui était des cours, il y avait ces institutrices en twin-set, jupe écossaise munie d’une énorme épingle à nourrice, dont elles devaient se servir, je suis sûr, pour crever des yeux, serre-tête et physique d’oiseau. Elles avaient toutes la baffe aussi facile que fréquente et l’humiliation comme méthode pédagogique…

    Je me souviens par exemple du jour où en CM2, un élève dans la classe avait fait je ne sais quoi de mal et n’avait pas voulu se dénoncer. Madame Baudin, l’institutrice, un mix entre Fernandel et Charles Pasqua, menaçait de punir toute la classe si l’unique fautif ne se dénonçait pas. Cette punition collective lui avait sûrement été inspirée par des méthodes employées par la Waffen SS pendant la Seconde guerre mondiale. Mais le coupable ne se dénonçant toujours pas, Madame Baudin qui, entre nous, avait probablement raté sa vocation de sosie officiel, fît venir jusqu’à son bureau chaque élève, un par un et par ordre alphabétique. La punition en question fut une gifle assénée à chacun d’entre nous. Pour ceux dont la première lettre du nom de famille se trouvait plutôt en fin d’alphabet, l’effet sur la peau était encore plus marquant. Pour ma part, j’étais l’avant dernier… Autant dire que je me souvins longtemps de la cruauté de ce supplice et en même temps de l’ironie de la situation. Nous apprenions à cette occasion, nous autres enfants, le concept de la solidarité.

    Pour moi, l’école était juste une machine à transformer les enfants en sociopathes. Je me fermais autant que je pouvais et attendais que ça se passe. Un bernard-l’hermite patient, qui évitait tant bien que mal les regards mauvais de ces adultes sadiques, tristes et (je ne le savais pas à l’époque…) sûrement mal honorés par leur époux pour en arriver à de tels agissements.

    Au final, ma scolarité fut désastreuse, dès le CP, et je redoublais finalement en fanfare le CM2. J’étais la risée de toute ma classe, mais aussi des enseignantes qui me toisaient de leurs regards sinistres à chaque fois que je me risquais à essayer de contempler ce qu’il y avait derrière leurs yeux d’animaux morts.

    Ne voyant en moi qu’une sorte d’organisme, plus proche de la mousse des forêts du type lichen que de l’enfant modèle, béat et faux-derche, on m’éjectait tant bien que mal à la catapulte fabriquée en bâtons d’esquimaux Gervais en direction de la 6ème, dans un collège appelé Notre-Dame. Merci pôpa, merci môman… Mais la malédiction qui me frappait n’était pas encore à son terme. Le crucifix devait apparaître sur mon ventre mou, comme une marque indélébile. Il fallait que je sue par tous les pores de ma peau, les « Je vous salue Marie, pleine de grâce » ainsi que les « Notre Père qui êtes aux cieux »…

     

    Cette fois-ci, plus de bonnes sœurs possédées dans ce nouvel établissement…

    En ce qui concernait le catéchisme, on nous forçait à bêler des chansons aux paroles d’une niaiserie absolue que scandaient les Christine Boutin de l’époque. Et on devait prier en chaussettes… Il y avait aussi toutes ces « Madames » neurasthéniques, accessoirement épouses de notables, qui venaient alors tartiner de leur morale Tupperware les goûters d’adolescents cucul la praline. Des sorties champêtres étaient également organisées, agrémentées de pique-nique où, là encore, des prêtres venaient nous raconter des anecdotes croustillantes sur ce que Jésus (pas le dernier pour la déconnade celui-là…) avait dit ou accompli.

    Je ne comprenais pas vraiment tout cela, et j’essayais de redéfinir les objectifs de ma vie en ne me déplaçant jamais sans des pisto-lasers, dissimulés dans mon sac, pour, le cas échéant, prendre de force le contrôle des opérations. Jouets que je me faisais en général systématiquement confisquer dès mon arrivée. Mes projets se voyaient ainsi sabordés par le pouvoir en place.

    Je fis mes deux communions. J’étais bien-sûr totalement ridicule dans mon aube blanche. Le seul point positif à tout cela fut que nous mangeâmes de la pièce montée lors du repas dominical, point d’orgue de la cérémonie. J’adore ça, moi, la pièce montée… Cette tour babylonienne constituée de petits choux à la crème pâtissière, caramélisée sur un socle en nougatine, m’a toujours évoqué le rêve absolu, la magie des gâteaux, une dinguerie ultime. A mon sens le seul intérêt d’y participer…

    J’adorais toutes sortes de gâteaux, à l’exception d’un seul. Les Chamonix, ignobles petites génoises à la confiture d’orange avec un glaçage sur le dessus. Rien que cet emballage en carton me faisait horreur, avec à l’intérieur ces deux niveaux, séparés par une feuille d’aluminium. Lorsque je découvrais chez moi l’une de ces boîtes dans le placard à biscuits, ou que ma mère en sortait un exemplaire lorsque nous allions à la plage, je faisais une syncope. Je devenais hystérique. Et il fallait me balancer à la mer pour me calmer.

    Rien que le nom que portaient ces aberrations me faisait faire des cauchemars. Et puis, quel rapport avec la célèbre station de ski ? Des cerveaux malades, des entités démoniaques avaient ourdi dans l’ombre un plan pour me rendre dingue en concevant ces biscuits dégoûtants.

    Je les rajouterai donc sur ma liste, avec le camping, des choses à proscrire définitivement lorsque je serais devenu Tyran.

    Vivement !

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

     

     

     

  • Les 40 ans d’Elephant Man

     

     

    « Elephant Man », le chef d’oeuvre de David Lynch, fête ses quarante ans. Pour célébrer cet anniversaire comme il se doit, le film ressort au cinéma ces jours-ci dans une version restaurée 4K, ainsi qu’en Blue Ray.

     

    Découvrir ce film à sa sortie en salle en 1980, quand on a onze ans, c’est un choc, une déflagration. Jusqu’alors, l’enfant n’a pas été en mesure d’observer autour de lui une pareille vision du monde et de ceux qui le peuplent. C’est un peu plus tard, en grandissant, qu’il peut mieux analyser l’œuvre de David Lynch et comprendre ses singularités, son approche et l’incroyable force dont il se pare.

    « Elephant Man » est un classique, un très grand film. Et au-delà de l’émotion qu’il nous procure, il reste encore, quarante ans plus tard, une vision humaniste, sincère et frontale. Mais c’est aussi une piqure de rappel, avec son message universel qui nous dit que peu importe l’apparence ou la couleur de peau, ses origines et son histoire, l’être humain est libre de ses choix et de son destin. Être bon ou mauvais ne dépend que de lui, et certainement pas d’un tiers, de son passé ou de son environnement.

    Produit par Mel Brooks, celui-ci propose à David Lynch, un jeune réalisateur qui vient de se faire remarquer avec son premier film « Eraserhead », de mettre en scène et apporter sa vision personnelle sur cette adaptation au cinéma de la biographie du docteur Frederick Treves, consacrée à la courte et tragique vie du phénomène de foire John Merrick, atteint d’une maladie orpheline et incurable, la neurofibromatose, et exploité pour l’extrême difformité de son corps.

    Avec son noir et blanc intense et mélancolique, David Lynch choisit de jouer sur les apparences et bousculer les conventions. D’un côté, le réalisateur met en exergue l’hypocrisie ambiante et le lissage de ces conventions dans la société victorienne, au coeur même de cette Angleterre de la fin du 19ème. De l’autre, il nous dépeint le côté obscur de l’époque, avec son peuple et ses gens ordinaires, et nous confronte à ce que l’on peut ressentir viscéralement face au spectacle de la monstruosité, sans protocole ni politesse outrancière ; cette monstruosité dont Lynch se sert à dessein, pour émouvoir sans sensiblerie, en nous rappelant tout de même que derrière chaque aspect se cache avant tout un homme.

    « Elephant Man » fait directement référence au film « Freaks » de Tod Browning sorti en 1932, avec l’univers du cirque et de ses êtres « différents » qui vont aider John Merrick à s’échapper de la cage dans laquelle il est enfermé. Des monstres finalement plus humains que les humains, emprunts de solidarité et de bienveillance.

    Anne Bancroft et Anthony Hopkins, les deux interprètes principaux, composent chacun dans leur rôle respectif d’infinies variations, entre contradictions, paradoxes et hésitations, face à ce qui les dépasse et les questionne. Quant à John Hurt qui campe un John Merrick plus vrai que nature, noyé sous d’innombrables couches de latex pour les besoins du maquillage créé par Christopher Tucker, il est saisissant de justesse.

    Et malgré l’aspect général de ce corps qui n’a plus rien d’humain, l’acteur impose son jeu bouleversant, où tout se passe dans le regard et cette façon maladroite qu’il a de se mouvoir, pour parvenir à nous émouvoir aux larmes. Car si on pleure tout au long du film, ça n’est pas tant du fait de l’apparence ou de la démarche du personnage que John Hurt incarne avec une telle vérité, mais plutôt qu’il parvient de façon imparable à nous forcer à affronter notre propre honte.

    La musique du compositeur John Morris participe aussi pleinement à la réussite du film. Il empreinte ainsi l’Adagio pour cordes de Samuel Barber pour les besoins du final, lorsque John Merrick s’endort pour la dernière fois dans son lit, où il veut s’allonger comme l’enfant du petit tableau accroché au-dessus de lui. Il sait qu’en s’endormant de la sorte, il mourra par asphyxie…

    Avant de mettre fin à cette existence de souffrance et d’enfermement, il contemple une dernière fois les objets qu’on lui a offerts, la maquette de l’église qu’il a construite, qu’il a signée de son nom comme s’il s’agissait d’une œuvre accomplie, puis se couche. Le film se termine sur la voix de sa mère ainsi que sur l’image du petit portrait de celle-ci en médaillon qui apparaît : « rien, rien ne meurt jamais ».

    Il s’endort paisiblement, non pas comme un animal ni même un éléphant, mais simplement comme un homme…

     

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  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 4)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE VI

     

    Duvet et voix qui mue (suite)

    Ma puberté est survenue bien après celle des autres garçons de mon âge et j’ai gardé longtemps cette tête de gros poupin mal dégrossi. Un décalage qui a induit en moi cette façon si particulière de voir les choses. On vous place sur des rails et vous n’avez de cesse que d’en sortir… Ce que l’on prend pour de la maladresse n’est en fait qu’une incompréhension totale du monde dans lequel vous êtes né.

    J’avais longtemps souhaité être un extra-terrestre que ses vrais parents auraient oublié lors de leur passage sur cette planète. Ainsi abandonné, j’aurais été trouvé derrière un talus, dans les bois, par mes futurs parents terrestres adoptifs. Mon frère n’était pas loin de la vérité, tout compte fait…

    À l’âge de trois ou quatre ans, en 1972-73, j’étais fasciné par un dessin animé japonais que l’on me laissait regarder à la télévision : le Prince Saphir. Un personnage de garçon androgyne, très efféminé, mais qui s’avérait être en même temps très courageux et aventureux. On le voyait sans arrêt se battre en duel, arborant des collants blancs tout en affichant un visage précieux et des postures assez peu viriles.

    Il était d’ailleurs étonnant qu’à cette époque qui sentait un peu le renfermé, personne n’ait rien à redire sur ce personnage de fiction qui parfois se travestissait pour tromper l’ennemi. Je me souviens aussi de cette phrase scandée comme un leitmotiv : « Le Prince Saphir est une fille ! »

    Tout cela n’était finalement pas étrange, mais plutôt trouble, et résonnait très fort en moi, comme si une vérité lointaine, insondable, semblait m’être adressée. Je n’avais bien entendu pas encore les clés de tout cela, mais je me posais néanmoins moult questions. Non pas que j’eus le souvenir de vouloir préférer le costume de la fée princesse à celui du cow-boy, mais je pressentais pourtant que tout n’était pas aussi simple.

    Dans un schéma parental classique, il y a d’un côté la mère et puis normalement, pas très loin, le père. La douceur et la rondeur sont représentées par la maman, quand l’équilibre parfait exige du papa, au contraire, un caractère plus autoritaire, avec des angles et un cadre.

    Mon père, un homme assez grand, les cheveux courts et argentés, avait des yeux verts métalliques. Il me faisait peur. Il ne disait jamais rien. C’était pour moi une figure presque abstraite, un panneau de signalisation m’indiquant les limites que je ne devais en aucun cas dépasser. Pour l’enfant que j’étais, hyper émotif, sensible et paranoïaque, avec ce besoin d’être constamment rassuré, mon père n’était pas exactement l’idéal de tendresse et de chaleur dont je pouvais rêver.

    Il ne constituait pas non plus un quelconque modèle standard, comme le sont en général tous les pères pour leurs fils, ni même une référence sur laquelle j’aurais pu m’appuyer, eu égard aux (nombreux) doutes qui pouvaient m’assaillir, ou à tout ce qui se dressait face à moi. Je voyais ma vie jusqu’à lors comme une forêt sombre qui me suivait à chaque pas que je faisais. Ne pouvoir compter que sur ma mère pour l’intendance mais pas pour le reste, cela allait forcément connaître un jour son point de rupture.

    J’étais cet ourson en chocolat rempli de guimauve. Mon père n’avait qu’à me regarder ou mieux encore, car c’était souvent le cas, ne pas être là et être simplement évoqué, comme une menace sourde, et il n’en fallait pas plus pour me glacer d’effroi et réfréner le moindre acte de désobéissance.

    La période « ado » chez mon frère fût beaucoup plus ardue que mes quelques tentatives de rebellion en bubble gum. Lui, il se prenait pour un dur, un vrai, du genre qui se bagarre ou qui se rêve en terreur du pâté de maisons. C’était une tête brûlée et il cherchait sans cesse querelle.

    Quant à moi, j’étais son exact contraire. Plus lâche et plus sournois, je me contentais juste de toiser les gens, avec des regards à la François Mitterrand. Ce mélange d’arrogance et de mépris était sans doute pire encore, surtout pour les professeurs à l’école. Avec eux, je pouvais me montrer impertinent, voire insolent. J’avais cette manière de leur répondre qui les énervait très vite. Je n’avais en fait aucune considération pour eux, car je ne les voyais pas comme des puits de savoir ou d’intelligence, mais plutôt comme des perroquets qui se contentaient de répéter année après année leurs cours gravés dans le marbre. Ils me semblaient tous terriblement ennuyeux.

     

    Mes parents appartenaient à cette génération d’après- guerre, dite des baby-boomers. Peut-être la dernière qui, sans réfléchir, se contentait de reproduire les mêmes schémas éducatifs que s’étaient déjà bornés à mettre en pratique leurs propres parents, qui eux-mêmes répétaient la façon dont s’étaient comportés les leurs, et ainsi de suite…

    La cellule familiale, avec d’un côté les adultes et leurs affaires d’adultes, et de l’autre les enfants et leurs enfantillages. On traçait une séparation bien marquée, fondée sur l’invective, les moqueries et l’humiliation, en guise de laisse.

    Il était par exemple impensable d’évoquer avec les enfants ou les adolescents les grandes questions de la vie. L’interactivité entre les deux partis se résumait ainsi à des banalités d’usage. On faisait des enfants, mais on n’essayait pas pour autant de comprendre ce que l’on avait engendré. On mettait des êtres au monde en les laissant se développer tout seuls. On faisait surtout entièrement confiance au système scolaire, sans sourciller ; un système qui sentait le moisi, la craie et l’humidité.

    On nous apprenait bien-sûr les bonnes manières, la politesse, le respect et toutes ces petites choses qui maintiennent un semblant de sociabilité. Mais en ce qui me concernait, c’était à la télévision, aux livres et à la culture en général qu’incombera la lourde tâche de me révéler et de m’apporter une réponse à la grande question : qui suis-je ?

    Mes parents étaient fleuristes et nous occupions un appartement juste au-dessus du magasin. Tout s’articulait d’ailleurs autour de cet univers floral et commercial. Même mon frère, vers 17 ans, se retrouva également à travailler avec eux. Les fleurs étaient partout. C’était toute leur vie, leur raison d’être, leur sacerdoce. Moi, je contemplais tout cela de loin.

    Ils employaient aussi des apprenties ou des vendeuses. Je ne leur accordais aucune attention, hormis lorsqu’elles me servaient de victimes. J’adorais leur faire peur en me cachant, affublé d’un de mes masques de monstre. Je les espionnais et j’attendais le moment propice où elle devaient se rendre dans le grenier qui servait de réserve. Je restais là, dissimulé dans l’obscurité, jusqu’au moment où elles arrivaient pour prendre du matériel. Je me dressais alors stoïquement devant elles, en silence. Quel plaisir de les entendre hurler, agitant leurs bras en l’air, parcourues de spasmes. Je dois avouer que ça me réjouissait au plus au point. J’étais perçu comme un garçon pas très net, certes, mais pour moi, c’était comme une grande victoire sur la vie.

    Quant à mon frère, il ne leur faisait pas peur. Bien au contraire… Dans son cas, il s’agissait plutôt de pulsions plus naturelles qui l’amenait à toutes les draguer, puis les consommer sans rien laisser au hasard.

     

    Je développais un sens unique pour la décoration de ma chambre. Cette pièce bunkerisée où je passais le plus clair de mon temps, était tapissée jusqu’au plafond de posters, d’affiches de films et de photos. Se superposaient ainsi en un patchwork frénétique « Massacre à la Tronçonneuse », « Evil Dead », « Alien » ou « L’Exorciste ». Et personne ne s’en inquiétait d’ailleurs plus que ça.

    Paradoxalement, je n’eus jamais le goût de torturer des insectes, pris par des pulsions sadiques assez courantes à cet âge. Non, là encore, c’était plutôt l’apanage de mon frère, qui était adepte de ce genre de sévices, comme par exemple de balancer de la peinture en spray sur d’énormes araignées qui pullulaient dans notre jardin, pour ensuite y mettre le feu. Il adorait voir ces corps à huit pattes en flammes tenter de fuir désespérément durant quelques secondes. Je crois qu’il était fan du film « Le Vieux Fusil ». Je mettais cela sur le compte de ses goûts musicaux, entre AC/DC, Motorhead et Plasmatics.

    Moi, je vouais plutôt une fascination pour les choses étranges que je ne voyais jamais dans la « vraie vie ». Je rêvais en secret d’avoir un monstre comme ami. Me sentais-je monstre moi-même ou étais-je investi de l’absolue nécessité de devoir me démarquer coûte que coûte ? Ce dont je me souviens, et je peux l’affirmer aujourd’hui, c’est que j’avais compris très vite le besoin que ressentaient les autres enfants de vouloir déjà paraître « normaux » et de ressembler à leurs proches ou à un modèle affirmé et validé comme tel.

    C’est donc très tôt que viscéralement, je rejetais le concept de la normalité et de l’acceptation de l’effacement. Noir plutôt que gris et rouge plutôt que marron. Mais un rouge vermillon… Celui du sang et des parures que l’on porte sur les épaules. Du noir absolu, celui des Abysses et de la nuit. Et puis aussi la couleur de l’argent et de l’or, pour mon big bang sans cesse renouvelé.

    Lorsqu’on me demandait quel métier je souhaitais exercer quand je serai grand, je pouvais répondre, de manière clinique, prêtre, architecte ou encore chanteur de variétés, acteur comique, méchant dans un épisode de James Bond, seigneur Sith, styliste de mode, photographe, tueur à gages… Ces vocations diverses me venaient à l’esprit, au gré de ce que je regardais à la télé ou au cinéma, puis disparaissaient aussi vite qu’elles étaient apparues, une nouvelle lubie chassant la précédente.

    Je ne pratiquais aucun sport. Je détestais le concept même de la compétition et je refusais l’idée d’être le plus fort, de me battre et de jouir de ma victoire sur autrui. A cet âge-là, on n’a pas encore conscience que la part féminine qui est en nous a déjà pris le dessus et submergé les quelques petits talus de masculinité qui émergeaient encore.

    L’engouement hystérique de cette foule qui hurle lorsque le ballon est envoyé dans la lucarne, au grand dam d’un gardien de but contrit, m’a toujours fait horreur. Football, tennis, cyclisme, course automobile… Plutôt me pendre avec une chaussette.

    En revanche, curieusement, je me surprenais souvent à rester devant la télé et contempler le spectacle de ces athlètes noirs qui couraient comme des surhommes en mouvant leur corps de super-héros. J’étais d’ailleurs un grand consommateur de tous ces périodiques remplis de ces personnages en collants bien moulants… Je devais sans doute associer ces musculatures hypertrophiées, dessinées sous tous les angles, à celles dont je pouvais me délecter à la télévision. Les raisons primitives de tout cela m’étaient encore inconnues.

    Si je n’avais pas de copains à cette époque, c’est parce que je préférais, par défaut, la compagnie des filles. Je sentais que je pouvais exercer sur elles une sorte de pouvoir. Je parvenais facilement à les faire rire ou à les faire pleurer, en leur racontant des horreurs sur leurs parents. Je n’avais pas d’attirance pour ce qu’elles représentaient, mais leur fréquentation était plus douce et nuancée. Je leur trouvais beaucoup de points communs avec ma façon d’être et de réagir.

    Je crois que je me suis souvent conduit en pervers narcissique à leur endroit, en instaurant entre elles et moi de curieux chantages affectifs. C’était moi, le prince Saphir…

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

     

     

     

  • Une Palme d’or et des films en bois

     

     

    Faute au Covid-19 et par mesure de sécurité, respect des gestes barrières et tout le toutim, pas de Festival de Cannes cette année. Sans cet imprévu inédit qui aura sacrément bousculé l’actualité du monde ces derniers mois, la grande fête du cinéma aurait dû s’achever le 23 mai, avec un palmarès qui aurait sans doute une fois de plus divisé.

     

    Spike Lee devait être le président du jury de cette édition 2020 et on espérait de sa part des partis pris résolument éclectiques et pertinents. Autre ironie du sort, puisqu’avec le réalisateur noir américain toujours très engagé, il aurait flotté dans l’air comme un parfum prémonitoire, compte tenu des événements survenus par la suite dans le courant du mois de juin, notamment aux Etats-Unis, bousculant certitude, émotion et revendications diverses.

    Il y avait bien-sûr une liste de films sélectionnés, dévoilée par Thierry Frémaux et Pierre Lescure le 03 juin dernier, mais ceux-ci seront finalement présentés dans d’autres festivals dès la rentrée, ou bien sortiront directement en salle, en étant néanmoins labellisés « Festival de Cannes 2020 ». Toujours est-il que la plupart de ces films n’auront pas pu bénéficier de l’aura du prestigieux rendez-vous de mai et de sa célèbre magie, celle qui embellit, qui customise et qui légitime.

     

     

     

    Tel un vulgaire éternuement dans son coude, cette 73ème édition du Festival va par conséquent vaporiser dans l’air ces 56 films, qui auraient dû normalement être projetés à Cannes cette année, soit dans le cadre de la sélection officielle soit dans l’une des autres catégories (La Quinzaine, Un Autre Regard, …).

    Entre les productions les plus attendues, comme « The French Dispatch » de Wes Anderson, « Été 85 » de François Ozon, « Lovers Rock » de Steve McQueen, « ADN » de Maïwenn, « The Real Thing » de Kōji Fukada et tous les autres, les habitués de la Croisette, les sempiternels chouchous, les éternels outsiders, les inoxydables revenants, le tout saupoudré de nouveaux concepts dans l’air du temps, entre parité, minorités et sujets devant coller le plus possible à l’actualité ou à la société, Cannes est devenu ce gigantesque chaudron, où le cinéma n’aurait finalement plus trop son mot à dire, laissant la place aux maux et tumultes du monde.

     

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    N’ayant pu voir à ce jour aucun de ces films, nous reviendrons plutôt sur ces Palmes d’or qui n’ont pas toujours été du goût de tout le monde, ou encore sur ces films célébrés comme s’il s’agissait de chefs d’œuvre absolus, alors que rétrospectivement, il n’en reste pourtant plus grand-chose aujourd’hui…

    Plus qu’un festival international où robes de couturiers hors de prix, smokings, champagne et autres promesses de distributeurs ou de producteurs voltigent, passent et trépassent, Cannes représente depuis sa création en 1946 tout ce qui se doit d’être le plus prestigieux, le plus Français, en quelque sorte, malgré la valse incessante des films (ou devrions-nous dire produits ?) venus de tous les horizons et sélectionnés pour cette grande kermesse, cette foire aux vanités.

    Parenthèse enchantée d’une dizaine de jours durant laquelle on célèbre pelle-mêle le luxe, les sourires éclatants, le chic bon teint et paradoxalement, depuis une vingtaine d’années, des films sociaux qui dépeignent une réalité crue. Époque oblige, les derniers jurys qui se sont succédés se sont sentis investis d’une mission souveraine, divine, remarquable, fondamentale : faire rentrer au forceps cette dure réalité de la vie dans ce sanctuaire du « trendy ».

     

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    Dès 1999, avec le premier film des frères Dardenne, « Rosetta », David Cronenberg (président du jury cette année-là) décide de casser la chaine en or, en récompensant un film qui dépeint la misère sociale près de chez nous, la souffrance d’un pan d’une population malmenée par le grand capital.

    Ce film tout droit sorti d’un épisode de l’émission belge « Strip Tease » nous fait subir ce qu’endurent les gens pauvres au quotidien, entre licenciement, recherche d’emploi, environnement sinistre, avec comme point d’orgue le morceau de bravoure, une Emilie Dequenne traînant pendant un quart d’heure une bonbonne de gaz trop lourde pour elle jusqu’à la caravane où elle habite. Cut. Noir, générique de fin… Les lumières se rallument. Applaudissements. Ferveur. A l’aube de ce 21ème siècle, qui contrairement à celui qui s’achève, saura forcément protéger l’humanité des guerres et des pandémies, un public trié sur le volet, vêtu de pied en cap de Givenchy et Balenciaga, redécouvre que la pauvreté existe encore, et ça lui semble tellement sexy…

    À l’époque, toute la presse dite de gauche crie au génie, salut l’audace du jury et les deux frères réalisateurs deviennent instantanément les chouchous du festival. Car il faut bien admettre que c’est tellement exotique, toute cette misère que l’on vient déverser sur la Croisette, pour le simple divertissement des festivaliers…

    Les frères Dardenne remporteront une deuxième Palme six ans plus tard avec « L’Enfant » et encore une histoire collant à une certaine réalité sociale, sans que ne soit livrée une quelconque signification du pourquoi on fait des films pour le cinéma. Depuis, les deux cinéastes belges sont présents chaque année sur la Croisette avec un nouveau film, traitant avec morgue et générique sans musique de notre monde dysfonctionnel, avec à l’affiche des acteurs connus, venus « se mettre en danger ».

     

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    En 2000, c’est au tour de Lars von Trier, encore bien vu par la profession à l’époque, de repartir avec la suprême récompense, même si la comédie musicale « Dancer in the Dark » n’est certainement pas le film le plus réussi du réalisateur de « Breaking The Wave ». Là encore, cette histoire de travailleuse humiliée, bafouée, jugée puis condamnée à mort, remporte l’adhésion. Avec Luc Besson comme président du jury cette année-là, on aurait pu raisonnablement attendre que son choix se porte sur un autre film que cette longue agonie de Björk pendant 02h20… L’artiste islandaise y déroule ses chansons tout en travaillant d’arrache-pied à la chaîne d’une usine métallurgique dans l’Amérique profonde, décor principal du troisième opus de la « Trilogie Coeur d’Or ».

    On connait le goût prononcé du cinéaste danois pour torturer et humilier les actrices dans ses films. Ici, c’est donc Björk qui s’y colle, telle la fashion addict devant une paire de chaussure Jimmy Choo, probablement attirée avant tout par cette hype entretenue autour du réalisateur, avant que celui-ci ne soit conspué quelques années plus tard et ne finisse par tomber en désuétude, pour avoir joué dangereusement avec les limites du point Godwin… Catherine Deneuve fera aussi partie du voyage. Au final, rétrospectivement, avec « Dancer in the Dark », on reste sur un gros malentendu…

     

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    Dans la liste des autres chouchous qui sont présents chaque année dans la sélection cannoise, que leurs films soient bons ou torchés, d’ailleurs, on trouve forcément l’indéboulonnable Michael Haneke ; l’imperturbable réalisateur autrichien qui, quoiqu’il arrive, ne manquerait pour rien au monde une édition du festival, toujours avec son dernier film sous le bras, dans son holster, prompt à nous dégainer sa morale. Lui aussi remporte deux Palmes, d’abord avec « Le Ruban Blanc » en 2009, une histoire sur la naissance du mal et l’éternel traumatisme allemand de ces années d’avant-guerre, où les germes du nazisme apparaissaient sans que personne ne s’en offusque pour autant. Un film boursouflé et vain, enrubanné d’une somptueuse photographie en noir et blanc, afin de tenter de camoufler la vacuité et la prétention du propos.

    Trois ans plus tard, c’est le film « Amour » qui est récompensé  en grande pompe. « La vieillesse, c’est pas bien » aurait pu être le slogan collé sur l’affiche du film ou accompagnant le dossier de presse. Ici, on nous gratifie pendant plus de deux heures de la lente décrépitude d’un couple de vieillards au crépuscule de leurs vies (troubles intestinaux compris…), mais avec néanmoins un casting 4 Etoiles (Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva et Isabelle Huppert).

    Ce ne sont ni le manque de point de vue ni les faibles qualités de mise en scène qui nous laissent sceptiques devant ce spectacle d’entomologiste zélé et un brin psychopathe, mais plutôt qu’il y ait autant d’actrices et d’acteurs si talentueux qui se pressent systématiquement pour en être, à chaque nouveau projet dans lequel se lance le réalisateur de « Funny Games ».

     

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    « Dheepan », Palme d’or en 2015, n’est pas le meilleur film de son auteur, Jacques Audiard, loin s’en faut. Bon, estimons-nous heureux, nous l’avons échappé belle, car un autre film, son principal rival, « La Loi du Marché » de Stéphane Brizé, était pressenti pour remporter la plus haute distinction cette année-là. Il devra se contenter du prix d’interprétation masculine pour Vincent Lindon.

    Avec ces deux films, en tout cas, on nage la brasse coulée dans le social avec Palme (plaquée or), masque et tuba, pour aller contempler de plus près chômage, banlieues, petites gens et un nouveau parangon devenu incontournable, l’immigration. Et il faut reconnaître qu’en 2015, le Festival de Cannes a bien coché toutes les cases. Résultat des courses, tout le monde tombe en pâmoison devant toutes ces vieilles lubies post soixante-huitardes enfin remises au goût du jour. « Fini, le cinéma bourgeois ! », clame-t-on du haut des marches. C’est le retour de l’Internationale…

     

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    En 2016, c’est au tour de Ken Loach d’être de nouveau récompensé pour « Moi, Daniel Blake », dix ans après sa précédente Palme d’or pour « Le Vent se Lève ». Lui aussi est sélectionné pratiquement chaque année… Mais s’il y a bien un réalisateur au monde capable d’être vraiment formaliste tout en traitant le sujet social comme personne, c’est bien lui. Ses films sont le plus souvent des réquisitoires contre le monde de l’argent, mais Ken Loach n’oublie jamais l’essentiel : faire avant tout du cinéma, faire exister ses personnages et passionner le spectateur pour ses histoires, sans l’assommer où le regarder de haut.

    Car l’Anglais n’occulte jamais la notion de plaisir, même si chacune de ses œuvres donne à réfléchir, force à se questionner ou à tout remettre en cause. Ken Loach ne se cache pas, soit derrière un misérabilisme antipathique comme les frères Dardenne, soit le naturalisme ennuyeux et sentencieux de Stéphane Brizé ou encore la pose prétentieuse et arrogante du cinéma de Michael Haneke. Loin de toutes ces afféteries, le réalisateur britannique de « Sorry We Missed You » serait finalement le seul à mériter son rond de serviette sur la Croisette, même pour parler de politique et d’engagement.

     

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    Mais Pedro Almodóvar, dans tout ça ? Sauf erreur ou oubli, le réalisateur espagnol, que l’on convoque pourtant chaque année à Cannes, repart systématiquement bredouille. Et ce n’est pas faute de nous y avoir offert des films magnifiques, toujours à la gloire de ce cinéma que l’on adore, comme son dernier opus, « Douleur et Gloire » en 2019, une véritable merveille.

     

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    En 2017, c’est justement sous la présidence d’Almodóvar que le choix de la Palme d’or s’est étrangement porté sur « The Square » du Suédois Ruben Östlund ; un pensum prévisible, parfait exemple du film qui court les festivals et dans lequel on traite laborieusement de tous nos maux actuels, en une série de vignettes vernies à l’épate. Face à lui, le film de Robin Campillo, « 120 Battements par Minute », fait quant à lui l’unanimité. Avec son sujet pourtant exactement dans la ligne de mire des débats de société de l’époque et un bouche à oreille sans fausse note, le film du réalisateur du formidable « Eastern Boys », repartira malgré tout avec le Grand Prix du Jury.

     

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    Francis Ford Coppola appartient au cercle très fermé des réalisateurs récompensés à deux reprises, pour « Conversation Secrète » en 1974 et « Apocalypse Now » en 1979), avec le Danois Bille AugustPelle le Conquérant » et « Les Meilleurs Intentions »).

    Mais au-delà de la subjectivité, des goûts et des couleurs, des intérêts ou de ce vernis crypto-politico-bien-pensant passé à soi-même, Cannes regorge bien évidemment, et surtout (heureusement…) de films passés à la postérité, depuis « Quand Passent les Cigognes » (1958) à « Paris, Texas » (1984), en passant par « La Dolce Vita » (1962), « Le Guépard » (1963), « Blow Up » (1966), « L’Epouvantail » (1973) ou « Le Tambour » (1979).

     

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    Et pour finir, revenons sur le dernier sacre de la cuvée 2019, « Parasite ». Succès surprise en salle, critique de surcroît, le film est naturellement gratifié de la récompense suprême. Bong-Joon-Ho, le réalisateur sud-coréen auteur de films remarquables tels que « Mother », « The Host » ou « Memories of Murder », est arrivé à Cannes sur la pointe des pieds, sans se douter un seul instant que « Parasite » allait finalement devenir son chef d’œuvre absolu, aux yeux d’un jury assez sûr de lui sur ce point… Mais en l’occurrence, ça n’est pas le cas, maintenant que l’hystérie est retombée et que les superlatifs sont retournés dans leur boîte jusqu’à la sortie d’un prochain film que le public plébiscitera de manière tout aussi irrationnelle.

    Si « Parasite » n’en est pas pour autant une purge, il a néanmoins bénéficié du parfait timing. Car tous ces jurys qui se sont enchaînés (dans les deux sens du terme…) depuis vingt ans, sans s’être donné le mot, ont un peu trop abusé de la caution « film sociétal », en y rajoutant trop souvent une bonne pincée d’austérité ; quand, dans le même temps, nous avons également eu droit à une vague de films dits d’auteur, pourtant magnifiques mais auxquels le grand public est resté complètement hermétique : « Winter Sleep » (2014), « The Tree of Life » (2011), « Oncle Boonmee » (2010), « Elephant » (2003), et encore bien d’autres œuvres plébiscitées par les critiques exigeants.

     

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    Alors, c’est dans ce contexte que « Parasite » a réussi l’exploit d’être le mix presque parfait, voire miraculeux, entre film sociétal (une famille pauvre qui s’oppose à une riche) et comédie, avec ce ton empreint d’acerbe et de burlesque (on pense évidemment à Claude Chabrol ou à Luis Buñuel).

    Et le réalisateur de « Okja » n’aurait plus eu qu’à saupoudrer son histoire de ces prestigieuses références pour que le mélange devienne parfait, mais hélas il semblerait que quelqu’un ait dévissé le capuchon et que tout le sel, le poivre et le sucre se soient déversés dans la préparation… En substance, un discours assez appuyé, trop ironique et cinglant, venu brouiller l’idée initiale de renvoyer dos à dos deux castes opposées dans cette lutte des classes qui va virer au cauchemar.

    Car « Parasite » est dans toute sa première partie magnifiquement mis en scène. Tout s’y imbrique parfaitement en une redoutable symbiose entre le décor – la maison moderne, presque intimidante, habitée par les riches et filmée comme un protagoniste à part entière – et tous ces personnages qui sont un à un détaillés.

    Mais le film ne va hélas pas tenir la distance et s’écroule de tout son poids dans la deuxième partie, avec l’apport au chausse-pied d’improbables coups de théâtre, plus grotesques qu’inspirés, pour ne pas savoir se terminer et s’étirer jusqu’à ce final pataud et raté…

     

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    Face à « Parasite », on nous proposait pourtant « Le Traître » du réalisateur italien Marco Bellocchio (81 ans), un chef d’œuvre absolu, impressionnant de maîtrise et de force, qui est hélas passé totalement sous les radars. Car ce film était définitivement le vrai choc de cette sélection cannoise 2019. Au final, pratiquement personne ne l’a vu en salle, la presse n’ayant pas jugé utile ou politiquement correct de mettre en avant cette histoire de Cosa Nostra. Sans doute pas assez de social, de pauvres, de chômeurs, de migrants, de femmes maltraités ou de bébés koalas violés…

    Malheureux et de surcroît tellement révélateur du constat terrible que le Festival s’est perdu au fil de ces vingt dernières années, tant « Le Traître » est un film majeur, une oeuvre jubilatoire, une pépite et une énorme baffe dans la tronche des cinéphiles et des amoureux de cinéma. Et c’est ce que l’on aime, non ? Mais les voix de la hype et du clientélisme en ont décidé autrement et « Parasite » est devenu l’archétype du film qu’il faut absolument avoir vu pour ne pas mourir idiot ; une oeuvre drôle, cruelle et futée à la fois, qui fait du bien à notre intelligence et qui nous flatte juste ce qu’il faut pour nous laisser y croire…

    Et si finalement le Festival de Cannes avait définitivement perdu son âme et qu’il ait été, comme toutes les autres institutions, rattrapé par Google et ses algorithmes, qui déterminent en temps réel ce que l’époque, le marché ou les masses attendent d’un film… Ce qu’ils veulent voir… ou plutôt consommer.

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 3)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE IV

     

    « Voici venu le temps des rires et des chants… ! »

    Cet univers parallèle dont j’étais le seul à avoir accès, avait été façonné par mon imagination. J’y possédais mon propre Goldorak en taille réelle et il gardait l’entrée. Je n’avais aucune contrainte, aucune obligation. Ce cosmos intime était comme le pendant édulcoré et délirant de la ville où je vivais en vrai ; « Niort, Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! ». Un Wonderland pour moi tout seul. Pour ce faire, je m’étais pas mal inspiré de mes séries TV préférées. En survolant Niort en avion, on aurait pu reconnaître un peu le village du Prisonnier. « Les Mystères de L’Ouest » et « Chapeau Melon et Bottes de Cuir » avaient aussi servi de référence.

    Dans cet Eden à taille d’enfant, on ne trouvait rien d’autre que des pâtisseries et des magasins de jouets à perte de vue. Et j’avais le pouvoir absolu. Normal, c’est moi qui avais tout imaginé. Je pouvais manger tous les gâteaux que je voulais sans jamais vomir. Tout était gratuit. Dès mon plus jeune âge, je me comportais déjà comme un despote mégalomane faisant régner la terreur sur tous les jouets qui se trouvaient dans mon royaume. Combien ont fini démembrés, brûlés, broyés, écartelés, juste à cause d’un regard de travers, une attitude désinvolte qui ne me convenait pas. Avec moi comme tyran, ça filait droit et gare aux Big Jim arrogants.

    J’étais un enfant natif du signe du cancer. Je pouvais me comporter comme un autiste, mais capable de fulgurances ou d’accélérations soudaines. Il fallait être là lorsque ça arrivait… Sinon, il y avait juste un corps maladroit et mal défini dont l’esprit se faisait la malle sans arrêt. À l’extérieur, un monde anonyme, des années qui passent au rythme des hommes, selon leurs propres lois terrestres. Dedans, je n’entends rien à ces concepts de croissance car je ne peux garder le même aspect très longtemps. Je suis protéiforme. Je peux être ce que je veux.

    Malgré mon refus catégorique de vieillir, tel un Peter Pan ultra-orthodoxe, je grandis tout de même et pas très bien. Ce problème de glande thyroïde que je pense être une malédiction me fait croître à l’horizontale plutôt qu’à la verticale. Je deviens ce bibendum qui n’évacue plus rien, qui garde tout. Toute cette peur, cette angoisse de devoir changer et de sans doute perdre son âme.

    Premier constat : mes parents ne se préoccupent guère de l’affliction dont souffre leur rejeton. Ils attendront plusieurs années avant de réagir et de se pencher sur le problème, à savoir pourquoi ils ont un fils normal et l’autre qui ressemble de plus en plus à Casimir ? Ce sera un magnétiseur que l’on paye en saucisses et en douzaines d’œufs qui exercera ses talents sur mes maux en parvenant enfin à déverrouiller tout mon corps.

     

     

    CHAPITRE V

    Duvet et voix qui mue

    Dans la rubrique questions et préoccupations hormonales que j’étais censé commencer à agiter devant mon entourage, afin de le rassurer de temps en temps et démontrer que j’étais tout à fait normal et saint d’esprit, j’évoquais du bout des lèvres deux ou trois marronniers qu’il est coutume de ressasser à cette période de la croissance, comme par exemple faire semblant d’évoquer une fille de ma classe avec intérêt, de la ramener même à la maison pour un goûter d’anniversaire.

    Et puis à l’école, il est toujours bien vu également de commenter avec ferveur un contrôle de maths que l’on vient de finir et comparer ses résultats avec les autres. Paraître studieux en cours, concentré, intéressé, impliqué, aimer la vie et les autres. Jouir de tout ce qui nous entoure. Donner l’impression de participer à toutes les activités humaines classiques. Mais tout me semblait bien insipide et peu stimulant, en vérité. J’avais l’impression d’être dans la peau d’un poulpe, forcément inadapté à la terre ferme et à ses représentants.

    Dans la série des standards liés à cette période de la vie, je n’ai pas aimé non plus apprendre à faire du vélo et pour tout dire, je n’ai jamais su en faire. Je n’ai jamais voulu construire une cabane dans un arbre, courir dans les champs et les forêts avec un bâton et encore moins appartenir à une bande dont j’aurais été le chef, le souffre-douleur ou la caution comique. Non, moi ce que j’aimais surtout, c’était rester seul des journées entières à jouer dans ma chambre ou dans mon palais mental. Le petit mollusque terré dans son coin sombre et humide.

    En y regardant de plus près, je ne ressemblais pas vraiment non plus à un garçon. Ma voix était fluette et chantante. J’avais des seins. Mes gestes, sans être maniérés, semblaient malgré tout obéir à une sorte de chorégraphie bien étrange. Je m’exprimais systématiquement en mimant tout avec les mains. Lorsque les autres marchaient, je me déplaçais quant à moi toujours rapidement, comme un automate détraqué.

    Mon frère, en revanche, était très affirmé, très garçon. Et il n’y avait absolument aucune ressemblance physique ou psychologique entre nous deux. Il aimait par dessus tout me donner des gros coups de poing au bras ou me lancer des fléchettes sur les pieds. Étant le petit dernier et chouchou de sa maman, je caftais souvent et rapportais systématiquement tous les coups bas que mon frère me faisait subir. Pour lui, je n’étais plus qu’une petite tête à claques dont la seule utilité était de lui servir de défouloir. Un être étrange qu’il n’arrivait pas à décrire ou à rationaliser et qu’il se devait de corriger dès que l’occasion se présentait.

     

    J’avais dans ma chambre la poupée E.T., des vaisseaux Star Wars, des LEGO, des masques de monstres en latex, des figurines et des robots avec lesquels je jouais sans arrêt… Et cela, bien au-delà de mes 13 ans.

    En parallèle, et ce afin de tenter de camoufler ces vieilles habitudes tenaces, je me forçais à fréquenter des garçons de mon âge, avec qui j’entretiendrais des comportements de petit d’homme en devenir. Je m’essayais aussi à l’impertinence, comme mon frère le pratiquait communément avec mes parents. J’eus ainsi ma période où je répondais à ma mère, sur tout ce qu’elle me reprochait. « Hubert, ta chambre est une porcherie, on ne peut plus pousser la porte pour entrer ! ».

    –       Ouais mais c’est pas l’problème…
    –       Hubert, tu peux ranger tes chaussures à leur place !
    –       Ouais mais c’est pas l’problème…
    –       Hubert, tu peux venir m’aider à plier les draps, s’il te plait ?!
    –       Ouais mais c’est pas l’problème…

    Jusqu’au jour où j’ai poussé le concept « Badass » jusqu’à traiter ma mère de « conne ». Bon, là effectivement, ce fût la limite. Ma mère me rattrapa dans ma chambre et m’envoya une gifle façon Lino Ventura dans le film éponyme. Je ne me risquai plus jamais à jouer les bad boys avec elle.

     

    J’aimais la solitude, pas par choix mais bien parce que je ne trouvais pas d’individus de mon âge qui fussent proches de mes attentes, de mes envies et de ma façon d’être. J’adorais rester cloîtré dans ma chambre des journées entières, tel un savant fou dans son laboratoire, préparant en secret la conquête de la terre pour enfin devenir le maître du monde.

    Même pendant les grandes vacances, ma chambre représentait tout pour moi, mon repaire, mon royaume, mon donjon. C’était un deuxième corps, un exosquelette, ma carapace. Je détestais aller dehors. La nature et tout ce que l’on pouvait y trouver me terrifiait. J’avais une phobie absolue des insectes et de tout ce qui pouvait ramper, sauter, grimper ou voler.

    J’ai pourtant dû, par deux fois, quitter mon antre pour aller faire du camping avec mes parents, puis une autre fois avec un oncle et une tante. Même étant enfant, je ne comprenais pas le plaisir de vivre dans une caravane ou sous une toile de tente. Ce concept du campement, avec des gens collés les uns contre les autres, me faisait horreur. Devoir faire la queue pour faire la vaisselle, prendre sa douche, faire pipi, caca… Le spectacle permanent de tous ces gens dénudés dévoilant les parties de leur corps les plus disgracieuses. Le bruit des zips qui s’ouvrent et qui se ferment…

    La chaleur suffocante sous ces toiles plastifiées, qui vous prend à la gorge dès le matin au réveil et qui vous pousse à sortir sans pouvoir traîner. Les sacs de couchage et les matelas gonflables totalement inconfortables. Le bruit que font les tongues lorsqu’on marche avec. Vos voisins de rangée toujours avachis à longueur de journée sur leurs chaises pliantes, en train de se gaver de chips Flodor, en buvant des boissons anisées, et à qui vous vous sentez obligé de dire bonjour à tout bout de champ. Le concert cacophonique de tous ces postes transistors allumés en permanence (Le Hit Parade, Les Grosses Têtes, Lucien Jeunesse…).

    Pour moi le camping, c’était le cauchemar absolue, l’horreur, la Corée du Nord… Je savais que si un jour je devenais président de la république, je ferai fermer tous les campings de France. J’interdirai la vente de caravanes, campings cars et toiles de tentes en tout genre. J’irai même mettre le feu moi-même au camping des Flots Bleus. Des amendes seront prévues, des incarcérations pour les plus récalcitrants, voire même des exécutions, s’il le faut…

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

     

     

     

  • Philippe Sarde, le scénariste musical

     

     

    S’il y a un compositeur de musiques de films qui a toujours su exprimer et retranscrire l’esprit français, dans ses paradoxes, ses doutes ou ses emportements, c’est bien Philippe Sarde. Ce mélange de culture, d’étrangeté, d’élégance, qui définit ce que nous sommes et qu’il transforme en mélodies, au service de toutes ces histoires filmées pour le cinéma. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que ce sont les réalisateurs les plus ancrés dans une certaine tradition hexagonale qui ont eu recours à son inspiration.

     

    C’est avec Claude Sautet que Philippe Sarde, le frère du producteur Alain Sarde, débute et qu’il acquiert très tôt une certaine reconnaissance fondée sur un talent évident et une exigence déjà très affirmée. En effet, il a tout juste vingt ans lorsqu’il imagine ce que l’on entendra deux ans plus tard dans « Les Choses de la Vie », le troisième film du réalisateur de « Classe Tous Risques ». Incroyablement en phase avec le drame qu’elle est censée illustrer, sa musique devient comme une seconde peau…

    Car ce jeune homme pétri de cinéma depuis l’enfance se permet de combler les vides et les séquences sans dialogue pour y définir la pensée à l’instant t de tel ou tel personnage. Il se revendique d’ailleurs lui-même comme « un scénariste musical ». Il faut savoir qu’à 17 ans, Philippe Sarde réalisait son premier court métrage et envisagea un temps de poursuivre dans cette voie. Mais Vladimir Cosma, qui l’aidera à orchestrer la bande originale de cette première œuvre, décèlera déjà en lui d’indéniables qualités qui détermineront le choix du jeune homme pour la musique.

     

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    « Les Choses de la Vie », porté par des acteurs inoubliables, est le premier très grand succès, tant public que critique, de Sautet. Quant au score, il va lui aussi contribuer à la renommée du film et devenir un classique absolu, grâce notamment à la « Chanson d’Hélène » chantée par Romy Schneider avec la contribution de Michel Piccoli, sur un texte de Jean-Loup Dabadie.

    Outre cette chanson incontournable, on se souviendra aussi de cet autre morceau de bravoure, composé pour la scène de l’accident de voiture. Cette manière minutieuse de sculpter les sons, de les ciseler, de les modeler à chaque image, notamment durant tout le montage et le découpage des plans de l’accident, qui restera un modèle du genre.

    Philippe Sarde entremêle les sons, qui deviennent matière et texture. D’abord tout en douceur puis avec des fulgurances, comme des chocs, comme le chaos. On y entend la tôle se froisser, la peur, la violence de l’accident, mais aussi les choix et la vie même de Pierre, en suspens dans cette inoubliable scène qui fera école et qui sera étudiée dans les académies de cinéma du monde entier.

     

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    Avec ce premier coup de maître, Philippe Sarde laisse dès lors augurer de toute l’étendue de son talent profond et novateur. A mesure que l’on plonge dans ses créations, on se rend compte que non seulement son travail s’inscrit dans le temps, quelle que soit d’ailleurs l’époque à laquelle se déroule l’action, mais qu’il résonne également en nous, au diapason de nos propres histoires et de nos sentiments les plus profonds. Derrière cette façon toujours empreinte de modestie, au premier abord, d’exprimer sa musique, se cache une incroyable puissance, qui nous étreint et nous comprime le cœur.

    Philippe Sarde est né au beau milieu des partitions et du cinéma, entre une mère chanteuse à l’Opéra de Paris et un parrain, Georges Auric, qui composera le score de « La Grand Vadrouille ». L’un de ses frères, Alain, deviendra quant à lui producteur de films. Baignant ainsi depuis toujours dans cette ambiance créative, son sort était donc scellé et la voie toute tracée pour le jeune homme…

    Plutôt discret et avare en démonstrations mondaines – « People », dirait-on aujourd’hui – il faut bien reconnaître que Sarde ne s’est jamais vraiment rendu disponible pour les entretiens ou diverses interviews. Car il préfère de loin consacrer son temps à ses recherches musicales, dans la pénombre du studio, là où il se sent le mieux. Et il laisse aux autres le soin de décrypter sa musique, plutôt que d’avoir à courir les plateaux pour y dévoiler ses tours de magie…

    A chaque nouveau projet qu’il entreprend, il ressent le besoin de sans cesse surprendre en se réinventant, en tentant de repousser les limites de ses explorations, toujours en quête de nouvelles sources d’inspiration, avec l’aide précieuse d’autres musiciens qu’il va chercher un peu partout, comme le saxophoniste américain Stan GetzMort d’un Pourri »), Chet Baker et sa trompette fiévreuse (« Flic ou Voyou »), l’ensemble de musiciens argentins spécialiste du bandonéon, Cuarteto CedronUne Étrange Affaire ») ou encore le violoniste Stéphane GrappelliBeau Père »). Il n’hésite pas non plus, pour des projets de plus grande envergure, à faire appel au célèbre London Symphony OrchestraLord of The Flies »).

     

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    Mais Philippe Sarde est aussi toujours en quête de nouveaux sons, avec une approche sans cesse renouvelée pour mieux appréhender l’œuvre qu’il doit habiller. Il ne va donc jamais là où on l’attend… Car il y a bien de la malice, voire de la roublardise, à jouer ainsi avec l’inspiration et les joies de la création. On se souvient par exemple du thème créé pour le film « Le Choc » de Robin Davis, avec Catherine Deneuve et Alain Delon ; un film assez quelconque, certes, mais on se souvient néanmoins de cette musique jouée avec des instruments moyenâgeux, conférant ainsi au projet une atmosphère singulière.

    Philippe Sarde est aussi un homme d’amitié et de fidélité. Il conçoit ses collaborations professionnelles d’abord parce qu’il s’entend avec ceux qui vont travailler avec lui. Claude Sautet, bien-sûr, mais aussi Georges Lautner, Jacques Doillon, Pierre Granier-Deferre, Marco Ferreri, André Téchiné ou Bertrand Tavernier vont tisser avec lui de longs parcours tous différents, mais fondés sur la même envie.

    Philippe Sarde, l’homme aux multiples horizons et aux motivations diverses, s’inscrit parfaitement dans le paysage musical classique français. Il est à sa manière un digne successeur des grands formalistes de la fin du 19ème et début 20ème, entre Debussy, Ravel, Satie ou Poulenc. Avec élégance et tact, il crée un univers subtil qui ne se martèle jamais, comme chez les Allemands, les Russes et tous les compositeurs d’Europe de l’Est. Chez Sarde, la musique est « vaporisée », suggérée. Même s’il ne s’en revendique pas, Philippe Sarde propose depuis ses débuts et au fil de ses collaborations, une musique qui ne prend jamais le dessus sur l’image qu’elle est censée habiller. Au contraire, elle se conçoit toujours comme un élément diégétique et complémentaire.

     

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    Parmi l’impressionnante liste des musiques qu’il a composées depuis 1969, certaines sont devenues des classiques absolus, au même titre que les films qu’elles illustrent. Des thèmes que l’on garde en tête et qui s’avèrent être au fil des années nos musiques à nous, la bande originale de notre propre vie. Ainsi, avec « Les Choses de la Vie » déjà évoqué au début de l’article, nous retiendrons cinq autres films qui montrent l’étonnante richesse et la variété de l’oeuvre de Philippe Sarde.

     

    Pour le film « Le Chat » de Pierre Granier-Deferre et son final, il y a d’abord ce thème au piano qui est ensuite rejoint par un petit ensemble à cordes, tout en dépouillement, en retenue, pour se libérer ensuite des convenances, affronter le chagrin de plein fouet et finalement contempler la mort et l’oubli.

     

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    « Vincent, François, Paul et les Autres » convoque tout d’abord un peu d’accordéon, pour bien nous signifier que c’est une histoire qui se déroule en France, mais une histoire chorale. Puis vont s’enchaîner tour à tour plusieurs instruments qui, en quelques ruptures de ton, vont chacun jouer leur propre partition. On peut ainsi y voir en filigrane tous ces personnages brossés par Sautet dans le maelström de la vie.

     

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    1981, « Coup de Torchon ». Pour cette histoire tirée d’un roman de Jim Thompson et dont Bertrand Tavernier a préféré réadapter l’intrigue originelle en la transposant dans l’Afrique coloniale des années 30, théâtre et représentation tragi-comique de personnages plus pourris les uns que les autres, Philippe Sarde opte pour une musique d’abord presque abstraite, onirique et fantastique, puis qui se précise en un lent et suave tango jazzy, une sorte de boléro grandiloquent à base de cuivres et de percussions.

     

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    En 1981, Philippe Sarde compose également la musique de « La Guerre du Feu ». Pour ce film hors du commun réalisé par Jean-Jacques Annaud, il aura fallu trouver le ton juste, d’abord pour éviter de tomber dans les pièges et les poncifs du genre, mais aussi pour insuffler de l’âme à l’histoire tout en campant le décor de situations inédites ou juste évoquées sur des peintures rupestres. Il résulte de ce pari risqué et audacieux une symphonie brillante et élégiaque, où l’on nous parle des éléments originels. Symphonique, tribal, atonal ou mélodique, Sarde utilise tout ce dont il peut disposer dans sa malle magique pour nous transporter à l’époque des premiers hommes.

     

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    Et puis pour finir, nous ne pouvions pas nous quitter sans avoir évoqué « César et Rosalie » et son thème qui accompagne la lettre que lit Rosalie (Romy Schneider) s’adressant à David (Sami Frey), puis ce même thème qui revient à la fin du film, lorsque César (Yves Montant) et David sont en train de déjeuner au rez-de-chaussée d’une maison dont la fenêtre donne sur un jardin et la rue. Dehors, un taxi s’arrête devant la maison. C’est Rosalie qui en sort.

    Elle s’immobilise derrière la grille du jardin et contemple un instant ses deux anciens amants aujourd’hui réunis, que l’on peut distinguer par la fenêtre ouverte. David aperçoit Rosalie en premier puis c’est au tour de César. David regarde César qui regarde Rosalie, en une figure triangulaire amoureuse, puis tous deux contemplent sans rien dire la femme qu’ils ont aimée et qu’ils aiment probablement encore. Rosalie s’apprête à rentrer en franchissant la porte du jardin. L’image se fige sur son visage et la musique de Sarde monte. Générique de fin…

     

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    Tout le cinéma français est résumé dans cette scène, dans ce qu’il a de plus classique, pur, romantique, romanesque, simple, beau, bouleversant. Et la musique de Philippe Sarde est omniprésente, sans jamais trop en faire… Elle nous tient par la main, sans jamais la serrer. Et elle nous accompagne de nouveau sur nos chemins à nous ; une musique pour nous et nos sentiments.

     

    [arve url= »https://vimeo.com/52992048″ align= »center » title= »Philippe Sarde, César 1977 de la Meilleure Musique pour Barocco & Le Juge et l’Assassin » description= »Philippe Sarde » maxwidth= »900″ /]

     

     

    ✓ Extrait de « Philippe Sarde, un voyage musical dans l’histoire du cinéma » de Frédéric Zhamochnikoff et Frédéric Chaudier (Flair Production)

    ✓ Photo à la Une : Victoria Mayet

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 2)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE III

     

    Père Noël, le monstre et l’enfant dodu.

    Je fus un petit garçon a priori normal jusqu’à environ neuf ans, avant qu’une sombre histoire de glande, d’hormone de croissance ou de métabolisme grippé, ne me transforme peu à peu en gloumoute… Ces mêmes gloumoutes qui ont d’ailleurs longtemps hanté mes nuits d’enfant. Cet effroyable état, entre onirisme et réalité, lorsque vous ne savez plus très bien ce qui relève de la vraie vie ou du cauchemar.

    Je me souviens de l’un de ces mauvais rêves récurrents, dans lequel je regarde la télé avec mes parents. Tout est plongé dans l’obscurité et seule la lueur du poste de télévision permet de discerner ce qui nous entoure. Je suis assis à même le sol, en chien de fusil, un peu en retrait, tandis que mon père et ma mère sont sur le canapé. Une partie de mon corps se trouve dans ce salon, lorsque l’autre, en l’occurence ma tête, avance dans un long couloir baignant dans un noir absolu. Et je peux ainsi contempler toute cette partie vouée aux ténèbres.

    Petit à petit, mes yeux s’habituent à cette quasi-nuit, lorsque je commence à deviner une forme au fond du couloir. Sans en être vraiment certain, je crois distinguer le mouvement lent de deux bras qui partent chacun de leur côté. Deux bras immenses qui semblent avancer vers moi, avec en leur milieu un corps à la forme étrange. A présent, j’en suis sûr, il s’agit bel et bien d’une créature couverte de fourrure, mesurant au moins deux mètres, flanquée de deux grands yeux jaunes en amande.

    Le monstre ne montre pas pour autant d’hostilité à mon égard… Je tente d’alerter mes parents sur ce que je suis en train de voir, sans qu’aucun son ne parvienne à sortir de ma bouche. J’articule pourtant des mots mais il n’en résulte qu’un mince filet d’air. Je finis par me lever et comme hypnotisé, je m’enfonce plus encore dans ce couloir. J’avance vers cet être qui m’appelle et je disparais finalement, sans que mes parents ne remarquent mon absence. Plus je me rapproche et plus je suis terrorisé par ce que je vois, même si, dans le même temps, un sentiment de douceur et de bien-être m’envahit.

    Arrivé au terme du parcours, le monstre m’enserre délicatement dans ses bras démesurés, qui semblent se déplier plus encore et qui grimpent le long de mon corps, comme du lierre. Je les sens autour de mes bras, de mon ventre et de mes jambes. Ce qui pourrait être une main me caresse le visage. Je distingue désormais, hormis ses immenses yeux flamboyants dépourvus de pupille, une large bouche ouverte, munie de dents toutes plus longues les unes que les autres. C’est un sourire… Nous restons ainsi enlacés et de cette étreinte chaude et réconfortante, j’en perçois un bien être familier.

     

    Un autre évènement qui marqua mes premières années d’enfant fut la prise de conscience que le Père Noël n’existait pas. Chaque année, il y avait ce rituel, une ou deux semaines avant la date fatidique, lorsqu’avec ma mère, nous décorions le beau sapin, roi des forêts. Je me souviens de ces boules recouvertes de fibres de tissus, dont certaines plus élimées que d’autres me ravissaient néanmoins. Je n’aurais jamais voulu en changer, tellement je m’étais habitué à elles depuis ma naissance. Tout ce cérémonial avec ma mère devait ainsi rester immuable et durer jusqu’à la nuit des temps. Ces associations de couleurs, entre violet, rouge et bleu turquoise, que j’aimais manipuler entre mes petits doigts, me prodiguaient un plaisir extatique.

    Même usées, cabossées ou fêlées, j’accrochais ces précieux joyaux à l’extrémité des branches, avec recueillement et un soin extrême. Il y avait aussi ces petits lutins faits de fil de fer et recouverts de tissu, que l’on pouvait tordre dans tous les sens. Des bonhommes de neige avec leur chapeau claque et leur petite carotte à la place du nez. La grande étoile argentée, agrémentée d’une fée et d’une clochette, était la dernière à être installée au sommet du conifère. C’était pour moi le meilleur moment de l’année et les meilleurs souvenirs de mon existence de petit enfant. J’aurais tant souhaité que toute ma vie soit à l’image de cette journée et qu’elle fût sans fin…

    Un jour, mon frère de cinq ans mon ainé, fonça droit sur moi. Je croyais qu’il allait me frapper. Il me frappait souvent… Il m’annonça froidement, non sans arborer un grand sourire, que le Père Noël n’existait pas. Que ça n’était qu’une fable entretenue par les parents et les adultes en général. Ils achetaient eux-mêmes les jouets dans les magasins, qu’ils disposaient en cachette sous le sapin, le moment venu, pendant que leurs rejetons dormaient.

    Mon frère n’en était pas à sa première vilénie. Il m’avait également asséné que mes géniteurs n’étaient pas mes vrais parents et que j’aurais été trouvé par hasard dans une poubelle. Ces derniers m’avaient adopté parce qu’ils avaient eu pitié. En réaction à cette nouvelle, j’avais beaucoup pleuré et ma mère avait dû me jurer que j’étais bien son fils biologique.

     

    Lorsque j’appris donc que le Père Noël n’existait pas, ma première réaction ne fut pas de pleurer, mais plutôt de réfléchir posément à cette nouvelle tout en attendant le retour de ma mère à la maison. Je souhaitais obtenir des explications rationnelles. Mon frère, outre le fait qu’il aimait souvent me molester, prenait beaucoup de plaisir à essayer de me faire sortir de mes gonds, en employant tout un arsenal de tortures psychologiques. Mais je ne marchais plus à ses petits jeux cruels. Surtout lorsqu’il me sortait ce genre de bobards gros comme une maison.

    Le Père Noël qui n’existe pas… Mais n’importe quoi ! Et puis quoi encore ! Et pourquoi pas prétendre que Goldorak ne serait qu’un personnage fictif de dessin animé ?! Oui, cette fois-ci, mon frère alla beaucoup trop loin… Ma mère, prise de court et n’ayant pas eu le temps de réfléchir à une quelconque parade afin de me rassurer, m’avoua finalement la vérité. Je me souviens aussi qu’elle disputa mon frère et le punit pour avoir vendu la mèche. Bien fait ! Ça allait au moins lui ôter ce sourire insupportable pendant quelques temps.

    A cette époque, les enfants n’avaient pas encore ce lien quasi-organique avec les écrans en tous genres et les innombrables informations qui peuvent aujourd’hui y circuler librement et impunément. Car de nos jours, dès l’âge de quatre ans, le garçonnet ou la fillette peuvent déjà potentiellement être confrontés à des images à caractère pornographique. Alors, pour ce qui est du type à barbe blanche qui se balade dans le ciel en traîneau, pensez donc !

    Mais en 1973, les enfants étaient encore crédules et affichaient une foi aveugle en tout ce qui pouvait paraître merveilleux ou sucré. J’essayais ainsi de me remettre tant bien que mal de cette bien consternante nouvelle. Sans être pour autant trop ébranlé et devoir remettre en cause toute mon existence de petit enfant, je m’empressais de demander à mes parents si l’on pouvait continuer de faire semblant de croire encore, pour recevoir tout de même les jouets que l’on avait commandés.

     

    C’est donc sous l’effet conjugué de ces divers chocs psychologiques que je devins très vite ce garçonnet joufflu qui portait de grosses lunettes immondes, comme cela se faisait communément à l’époque. Malgré mon physique de mini Père Dodu (ma mère m’appelait d’ailleurs « le Petit Bonhomme en Caoutchouc »), je me comportais un peu comme un ectoplasme. Je n’étais presque jamais concentré, présent mentalement et encore moins connecté au monde qui m’entourait. Il était difficile d’attirer mon attention, car le plus souvent, je me téléportais dans une dimension parallèle.

    Depuis ma naissance, je vivais encore, tout du moins en partie, dans une poche remplie de liquide amniotique, me préservant de la dureté du monde et privilégiant ainsi des rapports fusionnels, exclusifs et sans aucun doute morbides avec ma génitrice. Chaque réveil était perçu comme un nouvel accouchement. Chaque séparation avec ma mère, comme lorsqu’elle m’amenait à l’école, était vécue comme un déchirement, une détresse insondable, l’angoisse absolue de ne plus jamais la revoir ; la terreur pure d’être abandonné.

    Je suis né inquiet, anxieux, flippé. Sans doute un truc que ma mère m’a refilé lorsqu’elle était encore enceinte. Vous naissez et vous ne savez toujours rien du monde où vous mettez les pieds. Et pourtant, vous collectionnez déjà pas mal de névroses…

     

     

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

     

     

     

  • L8zon, le crayon comme porte-voix

     

     

    Chez L8zon, la passion du dessin s’enracine dans l’enfance. Le crayon comme porte-voix, tel un étendard qui, couplé à son addiction à la musique punk rock, lui servira à exprimer pleinement sa révolte intérieure contre une société qui ne lui convient pas.

     

    Autodidacte, Stéphane Leroy aka « L8zon » utilise le crayon et le pastel pour mieux explorer d’autres continents, ceux de paysages hyperréalistes puis surréalistes. Autant d’univers qui restent à inventer… Mais cette technique, trop limitée à son goût, ne permet pas à l’artiste touche-à-tout de s’exprimer comme il l’entend : pleinement. Quant au format, trop réducteur, il ne lui suffit plus.

    L8zon a besoin d’air, d’espace, d’amplitude. Il se tourne alors vers la bombe aérosol et les pochoirs font leurs premières incursions dans ses oeuvres. La contrainte s’évapore tandis que l’art urbain devient sa marque de fabrique.

    Travailleur acharné, L8zon n’a de cesse que d’affiner sa technique, le grain de ses créations, afin d’obtenir cet hyperréalisme dont il rêve tant depuis des années. Les supports divers qu’il utilise, entre palette, carton, ardoise ou encore disque vinyle, lui offrent toute une gamme de moyens, dans le seul but de s’affranchir des règles établies.

    La liberté est désormais la muse qui guide ses mains, l’amenant jusque dans les collèges, afin de transmettre et faire naître, qui sait… Cette étincelle d’indépendance chez des élèves en quête de sens, gardant en mémoire cet élève qu’il fut aussi.

    Au cours de ces mois éprouvants que nous venons de traverser, comme d’autres street artists, L8zon s’est senti obligé d’évoquer l’actualité dans ses dernières oeuvres, d’abord pour y transmettre un message, mais aussi afin de participer à l’effort de soutien aux personnels soignants des Ardennes, dans cette région qu’il aime tant.

    A découvrir…

     

     

     

     

     

     

     

    © Toutes les photos utilisées dans l’article sont publiées avec l’aimable autorisation de L8zon

     

     

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  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 1)

     

     

    INTRODUCTION

     

    La photo du communiant

    Pendant des années, il y a eu ce portrait au format 60×90 accroché au mur de la chambre de mes parents, juste en face de leur lit.

    Question : que se passait-il dans leurs têtes à chaque fois qu’ils se couchaient et qu’ils se retrouvaient nez à nez avec cette vision improbable ?

    J’étais leur deuxième fils, le cadet, et j’étais là, jour et nuit, sur la tapisserie, arborant une aube blanche, un visage joufflu et circonspect, avec cette expression étrange, ce petit rictus à la Mona-Lisa.

    Mes doigts boudinés se cramponnaient à un missel que je ne lirai jamais. Un énorme crucifix en bois pendait à mon cou. Je me voyais imposer une coupe de cheveux que seules les mères peuvent approuver, ainsi qu’une paire de lunettes hideuses qui pourrait pourtant être aujourd’hui hyper tendance. Derrière moi, en fond, il y avait un ciel nuageux peint à la façon des Dix Commandements.

    Et c’est dans cette vision alliant l’univers de Pierre et Gilles à celui de David Lynch, figé à jamais par l’embarras et le malaise de l’enfant que j’étais, qu’allait alors se développer, se déployer, pour devenir protéiforme, une chose…

    Tout un corps pourtant respectueux et dédié à sa môman, qui elle ne voyait ici que le fruit de ses entrailles, certes, mais béni au Nesquik…

    La célébration sacrificielle du gros enfant, tel qu’il devait être et en espérant qu’il en serait toujours ainsi.

    Amen…

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE I

     

    Des espérances

    Je m’imagine souvent sous un chêne gigantesque, sûrement cinq fois centenaire, symbolisant sagesse et opiniâtreté. Un décor rural, chatoyant, vrai, qui baigne dans une superbe lumière de coucher de soleil. Et moi, je suis debout, élancé et fort comme le cerf, fier comme Artaban, une main sur la hanche, l’autre en visière sur le front, contemplant un truc là-bas, au loin, je ne sais pas quoi mais qu’importe. Je le scrute en tout cas de manière concernée. Les yeux légèrement plissés, mon allure générale est altière, hiératique, probablement liée à ces bottes cavalières qui me donnent cet élégant maintien… Sous cet arbre qui me protège comme un père, une mère, un pape, j’exprime à moi seul le courage, la témérité, l’audace et un charme suranné mais cependant non feint.

    … Peut-être que je peux rajouter à ce moment précis une avancée de caméra en contre-plongée. Ça devrait rendre l’ensemble pas mal. Il y a aussi une musique qui monte, le thème de Max Steiner…

    Tout à coup, j’aperçois dans le ciel un nuage énorme et à la forme étrange. Qu’est-ce que c’est ? On dirait comme un, une… Mais… Mais c’est une bite ?!

    En fait non, je ne suis pas Rhett Butler. Je serais davantage Scarlett O’Hara, cette petite pimbêche qui se croit insubmersible, belle et irrésistible. Une petite capricieuse impertinente. Je pense en fait que nous sommes toutes et tous surtout ce genre de petite connasse.

    … Et la vie va d’une manière ou d’une autre, quand il le faudra, nous remettre les pendules à l’heure et s’il le faut, avec l’aiguille de la comtoise chauffée à blanc puis posée sur nos chairs tendres.

     

     

    CHAPITRE II

     

    La bonne aventure

    Je consacre beaucoup de mon temps à me répandre dans les sciences divinatoires. Tous ces signes qui vont peut-être m’aider, me guider en me prenant par la main.

    … Bon, en tout cas, j’ai toujours accordé énormément d’importance à la numérologie… Oui, une foi aveugle. Bien-sûr, je porte également beaucoup de crédit à l’astrologie, même si les signes chinois ne me laissent pas totalement indifférent. Quant aux calendriers aztèque ou Inca, j’avoue m’être déjà penché sur la question avec pertinence. Nous n’oublierons évidemment pas, dans ce précieux inventaire, les Runes, les osselets Mayas, le tarot de Marseille, les lois karmiques et les lignes de la main. Seront consultés également, mais dans une moindre mesure, les oracles, les énergies concentriques, le marc de café…

    Je ne citerai pas toutes ces femmes, comme Tanya, Katia, Muriella ou Gabriella, qui me font sans arrêt part et j’en suis sûr, dans un réel souci d’altruisme et de désintérêt, de toutes leurs visions me concernant. Toutes ces femmes donc, sortes de sosies de Julie Pietri période « Eve, lève-toi », qui jonglent avec les astres et le cosmos tout entier. Elles me bombardent de mails, de SMS pour m’alerter que bientôt, là, tout de suite, quelque chose d’incroyable va venir tout remettre en cause dans mon existence… Et donc que je dois réagir MAINTENANT… Action – réaction !… Mais avant tout, appeler au 08 quelque chose à 10 euros la seconde ou bien déposer une offrande par carte bancaire dans l’un de leurs nombreux sanctuaires qui ont tous la forme d’un site internet.

    Je veux un miracle, que ma vie change du tout au tout sans que je ne bouge un orteil, sans que je ne sorte de chez moi et que je ne me lève le cul… Alors pour cela, je dois sortir ma carte de crédit ! C’est en tout cas la condition souhaitée par toutes ces fées clochettes, afin qu’elles puissent mettre tout en œuvre pour que des éléments célestes, des puissances sacrées ou tout bonnement des forces extra-terrestres qui, après concertation, daignent peut-être réagir en ma faveur en m’accordant le bénéfice du doute.

    … Vous ai-je déjà parlé de toutes ces méthodes que l’on trouve sous forme de livres, signés par des mages, des universitaires, des psychologues, des sages un peu Indous, un peu orientaux, et que l’on présente toujours en commençant par dire « Docteur » suivi d’un nom à forte émanation spirituelle. Tous ces philanthropes arborant vestes en tweed et cols roulés, dont les multiples ouvrages remplissent des rayons entiers dans les libraires Hachette, les gares, les aéroports ou les stations-services. Ils tiennent tous à peu près le même discours sur l’espèce humaine.

    Cette formidable création de la nature, remplie d’amour et de lumière, qui doit toujours essayer d’être en harmonie avec l’infini. Ces concepts sur l’intention, des forces qui nous entourent et que l’on ne contrôle pas, mais que l’on peut en fait parfois contrôler quand même. Cela va dépendre du moment où on peut le faire ou pas, mais il faut lire le livre avant… Enfin, l’acheter. Positiver, sourire à la vie pour enfin devenir irrésistible, sans tâche et accessoirement millionnaire.

    Jusqu’à présent, j’ai toujours fait intégralement confiance à toutes ces formes de pronostics, ces baromètres nominatifs qui ne s’adressent rien qu’à vous, à vous seul, en vous regardant droit dans les yeux tout en prononçant votre prénom et en vous disant que vous êtes quelqu’un de formidable, de spécial aussi. Oui… de rare… mince, je…

    Avec toutes ces possibilités, si la vie n’est pas un triomphe, une suite ininterrompue de totales réussites… ?!

    On se sent gonflé à bloc. Une montgolfière prête à l’envol.

    … Mais cette possibilité de s’élever pour aller toucher les nuages est de courte durée. Cette impression d’euphorie, ce sentiment d’invulnérabilité qui rappelle les effets de la cocaïne, s’estompe rapidement et la joie se change en blues, un cafard visqueux et froid. Une main géante tenant une aiguille vient de percer la toile de mon embarcation volante.

    « Allez ! », nous dit la voix de la petite connasse, « on se réveille, on ouvre bien les yeux en grand et on respire un grand coup ! »

    Et c’est toujours la petite connasse qui a raison, finalement.

    La tragédie de la vie, c’est de rire de l’autre quand on s’aperçoit trop tard que cet autre n’était que notre propre reflet.

    Si vous avez suffisamment d’humour, vous prendrez alors tout pour une farce.

    Si vous n’en avez pas, vous deviendrez pontifiant et grotesque.

    Dans les deux cas, nous sommes de toute façon cernés.

     

    « Les héros forgent des épopées.

    Nous, nous ciselons des anecdotes. »

     

     

     

  • Nina Simone : « Vous êtes seuls mais je désire être avec vous »

     

     

    Nina Simone avait le talent pour être pianiste concertiste, elle est devenue la grande prêtresse de la soul. Elle ne chantait pas, elle accouchait, d’un chant, d’une parole. 

     

    Eunice Kathleen Waymon naît le 21 février 1933 à Tryon en Caroline du Nord. Les lois ségrégationnistes et racistes Jim Crow y sévissent encore. Petite-fille d’esclaves, Eunice a un don. Dès l’âge de trois ans, elle fait ses premières gammes au piano. A cinq ans, elle devient la pianiste attitrée de l’église de sa communauté où officie sa mère comme pasteur méthodiste. Si elle a bien du talent, il lui faut tout de même des cours professionnels. Ceux-ci seront finalement payés par la patronne de sa mère, qui l’emploie comme femme de ménage.

    Le rêve d’Eunice se dessine alors : devenir la première concertiste noire des Etats-Unis. A 10 ans, tandis qu’elle donne son premier concert de piano, elle est rattrapée par la terrible réalité du racisme. Ses parents, installés au premier rang pour écouter leur fille, sont déplacés au fond de la salle pour laisser leurs places à des blancs. Mais la fillette refuse de jouer tant que ses parents ne pourront pas regagner leurs places.

     

    « Le racisme est devenu pour moi réalité, comme si on avait allumé la lumière. » (Nina Simone, « I Put a Spell On You : The Autobiography of Nina Simone »)

     

    A 17 ans, bien décidée à accomplir son rêve, la virtuose postule au Curtis Institute of Music, le prestigieux conservatoire de Philadelphie. Persuadée d’avoir réussi son audition, elle échoue finalement au concours d’entrée.

     

    « Ils ne m’ont pas donné l’opportunité de commencer mes études de piano classique. Je fus refoulée simplement parce que j’étais noire. » (Nina Simone, archive Ina, octobre 1991)

     

    La jeune femme quitte Philadelphie pour Atlantic City, où elle devient chanteuse dans un club de jazz. Pour ne pas qu’on la reconnaisse, Eunice se choisit un nom de scène : « Nina » pour « petite fille » en Espagnol et « Simone », en référence à l’actrice française Simone Signoret. Dans son répertoire, elle reprend « I Loves You Porgy » de George Gershwin. Eunice, devenue désormais Nina Simone, refuse d’ailleurs de prononcer le « s » de « loves » et de respecter scrupuleusement la faute de grammaire que le compositeur faisait commettre à son personnage de Bess, une femme noire des quartiers pauvres. Premier signe constitutif de son engagement futur et premier succès…

     

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    Le titre paraîtra en face A du single « I Loves You Porgy », extrait de son premier album studio « Little Girl Blue » sorti sur Bethlehem Records en 1959. Cette reprise sera d’ailleurs le plus gros succès du label. Sur l’album figure également la chanson « My Baby Just Cares For Me » qui deviendra un énorme hit dans les années 80, illustrée par un clip vidéo animé matraqué durant des mois par la chaîne musicale américaine MTV, tandis que Nina Simone ne touchera en tout et pour tout que 3000 dollars pour l’enregistrement de cet album…

     

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    En 1963, elle devient la première femme noire à se produire au mythique Carnegie Hall, à New York. La même année, Martin Luther King prononce son non moins mythique discours, « I have a dream ». Devenue riche et célèbre, Nina Simone décide de s’engager dans la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains. Sa musique devient ainsi son arme et l’artiste enregistre des hymnes politiques passés à la postérité, tels que « Mississippi Goddam ». Le titre fait référence à l’attentat à la bombe de Birmingham perpétré par des membres du Klux Klux Klan, qui provoquera la mort de quatre fillettes noires.

     

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    Mais ses prises de position dérangent… Et Nina Simone subit alors un redoutable boycott médiatique. Les cartons de 45T sont renvoyés à l’expéditeur par les radios, et les vinyles sont systématiquement cassés… Les années 70 marquent le déclin de la carrière de la chanteuse et son mariage toxique avec son manager Andy Stroud. Un mari violent qu’elle finira par quitter, tout comme les Etats-Unis, en partant avec sa fille Lisa, d’abord en Afrique, puis en Europe. Après une escale en Suisse, c’est finalement à Paris que la diva, seule et ruinée, pose ses valises.

     

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    La chanteuse signe un contrat avec une petite salle de concert parisienne, où elle se produit devant un public clairsemé. La voix de la diva de la soul s’éteindra pour toujours le 21 avril 2003, à Carry-le-Rouet, dans le Sud de la France. Comme Nina Simone en avait exprimé le souhait, ses cendres seront dispersées dans plusieurs pays africains. Sa voix, quant à elle, bouleverse toujours autant et continue de résonner dans le monde entier.

     

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    « Vous êtes seuls, mais je désire être avec vous » off Nina Simone’s rediscovered album « Fodder On My Wings » : c’est ici

    © 2020 The Nina Simone Charitable Trust, under exclusive license to UMG Recordings, Inc.