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  • Disclosure : God save the House !

     

     

    Dix ans déjà que Disclosure nous délivre son electro, redoutablement efficace, faisant ainsi se relever de ses cendres une House Music que l’on croyait presque tombée aux oubliettes ; celle des 90’s, sous l’égide, à l’époque, des Masters At Work ou des Kings Of Tomorrow.

     

    Virevoltante, positive, fondée sur l’omniprésence de la basse et des vocals, la House de Disclosure, avant tout mélodique et enjouée, n’a de cesse que de contrebalancer certains courants actuels, toujours plus déprimants et froids. Car le secret de Guy et Howard Lawrence est d’allier les mouvances electro et dance à une musique plus pop, en allant d’ailleurs jusqu’à reprendre la structure classique d’une chanson, avec couplets et refrain. Et le résultat est imparable…

    En 2013, les deux frangins, originaires de Reigate, au Sud de Londres, nous livrent avec leur premier album « Settle » une série de tubes absolument prodigieux. Des hymnes electro qui s’enchaînent comme des perles, entêtants, efficaces, aériens, alliés à des featurings de tout premier choix, entre Sam Smith, Aluna George, Eliza Doolittle ou Jamie Woon, font de cet opus un petit chef d’œuvre du genre. A ce niveau de qualité, on peut presque parler de miracle. Tout y est élégant, bien agencé et construit à la perfection.

    « Settle » s’affirme ainsi comme un bel ensemble de chansons pop, avec un morceau en ouverture qui donne le ton, « When A Fire Starts To Burn ». A l’écoute de ce titre, je vous mets d’ailleurs au défi de ne pas avoir envie de vous lever instantanément et d’entrer en transe. Disclosure alternent ensuite morceaux de bravoure, rythmes plus lents, pour terminer en irrésistible apothéose. On pourrait les comparer, voire même les considérer comme les dignes héritiers, non seulement des Masters At Work ou des Kings Of Tomorrow, qui ont rayonné sur les dance floors du monde entier comme sur les platines des DJs durant les années 90, mais aussi du duo britannique Pet Shop Boys.

     

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    Sept ans plus tard, à la réécoute de « Settle », il subsiste une vraie évidence de pureté et de fraîcheur, comme si tout y coulait de source. L’album qui lui succède deux ans plus tard, « Caracal », est résolument encore plus pop. De nombreux LP, titres originaux ou remixes vont ensuite s’enchaîner, auxquels on peut ajouter de prestigieuses collaborations. Des récompenses et des critiques élogieuses vont jalonner le parcours du groupe, tels des parterres de fleurs, enluminant harmonieusement la discographie des deux frangins, résolument sevrés aux ambiances festives et un brin nostalgiques ; la nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pourtant pas connue, mais seulement fantasmée. Le plein pouvoir de l’imagination et du talent fera le reste…

    C’est à la fin de ce mois d’août 2020, le 28 précisément, que paraîtra le troisième album de Disclosure, « Energy », avec onze nouveaux titres, dont trois seulement sont pour l’instant en pré-écoute. Une nouvelle tendance semble déjà vouloir se dégager de l’ensemble, avec des ambiances toujours aussi festives, mais qui revendiquent clairement des racines afro et sud-américaines. Un nouveau chemin, certes, mais plus que jamais cette envie de feu et de sève.

    Longue vie à la House !

     

    A présent, retrouvons Disclosure en 2013, a l’occasion de la « Settle Boiler Room Album Launch Party »…

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  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 10)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE XIV

     

    Apprendre un (vrai) métier…

    Dans mon royaume, où je croyais être une de mes figurines à taille humaine, je n’avais pas pris au sérieux ce que l’on pouvait me dire au sujet du monde réel, celui où nous sommes faits de chair et de sang ; cette chair qui doit se conformer à des lois physiques. Dans les années 70, encore enfant, on me laissait tranquille sur ce point. J’arborais ce physique grassouillet, ces lunettes disproportionnées et parfois même, comme sur certaines photos, avec un bob sur la tête. J’aurais pu très bien sortir tout droit d’un dessin animé japonais.

    Pourtant, en 1980, mon corps commença à changer, les lunettes devinrent rondes et orange, et certains décelèrent chez moi une certaine préciosité. Ma conscience terrestre s’éveillait tant bien que mal et dans ce nouvel environnement, je me rendais compte que le monde pouvait m’être hostile. Je devais apprendre à mieux synchroniser mes mouvements ainsi que ma pensée à tout ce qui m’entourait.

    Voilà, je me retrouvais donc en pension, en école hôtelière, où j’allais passer des semaines entières et cela pendant trois années. C’était sur l’île de Noirmoutier, en Vendée. « Noirmoutier, Noirmoutier, une semaine d’arrêt… Noirmoutier ! »

    Tous les lundi matin, mon père me réveillait à cinq heures, puis m’emmenait en voiture jusqu’à Fontenay-le-Comte, où un car m’attendait devant la gare. Il faisait encore nuit et triste. On traversait ensuite tout le département, en ramassant au fur et à mesure des êtres mi-élèves mi-zombies, que je voyais monter et s’assoir, avec leurs têtes de chausson aux pommes. Je somnolais jusqu’à l’arrivée dans mon purgatoire insulaire. C’était un sinistre périple, acheminant des adolescents serviles et passifs jusqu’à une destination dont personne ne pouvait raisonnablement rêver, mis à part peut-être ceux qui avaient chez eux des existences encore plus sordides.

    Tel un esprit emmuré, un petit Jésus qui se serait trompé de crèche, je me retrouvais pensionnaire durant trois longues années, passées à apprendre à découper des poulets et des canards, flamber des bananes et côtoyer des fans de Dire Straits, arborant tous d’horribles keffiehs palestiniens autour du cou.

    En un claquement de doigt, vous pouvez vous faire écraser par une voiture, devenir millionnaire au Loto, rencontrer Idriss Elba au détour d’une rue, ou alors attendre sans savoir ce que vous attendez, dans un lieu que vous ne comprenez pas. Enfin, si, vous comprenez très bien ce qui se passe et cela vous aide à prendre conscience des mauvais choix que vous pouvez faire parfois dans l’existence, avec toutes les bonnes ou les mauvaises voies qu’on a choisies à votre place… Il aurait pourtant suffi de pas grand-chose, finalement. Avoir la moyenne en maths, sourire un peu plus, et j’aurais peut-être pu survivre jusqu’à la fin du lycée, avec le Bac à la clef, pour envisager d’aller ensuite en Fac.

    En attendant, tout cela puait le mauvais casting, l’erreur monumentale sur l’acteur principal, sous-employé dans un rôle qui ne lui convenait pas du tout. Encore une fois, j’étais à côté de la plaque et tout le monde se demandait ce que je foutais là. Un pauvre téléfilm sur TF1, alors que je me voyais dans des péplums, des films de chevaliers, des superproductions hollywoodiennes dans lesquelles j’aurais incarné à la perfection le méchant machiavélique. Eh bien non, au lieu de tout ça, c’était « Pause-Café » avec les sous-pulls en acrylique et les pattes d’eph…

     

     

    CHAPITRE XV

     

    Alcatraz…

    Monsieur Mallet, le proviseur, sentait le tabac froid et l’alcool, et cela dès 08h30 du matin, comme d’ailleurs une bonne partie des professeurs et du personnel de l’école. Les chefs cuisiniers étaient des psychopathes qui pouvaient vous jeter à la figure des ustensiles de cuisine, depuis les casseroles jusqu’à la friteuse remplie d’huile bouillante. Une classe entière subissait donc ce genre de brimades, et une bonne quinzaine d’élèves avait même eu le visage brûlé. De cette ambiance générale assez particulière et de ces gens avinés qui nous transmettaient leur savoir, je ne gardais pas un souvenir impérissable, hormis peut-être pour un professeur d’anglais avec qui nous apprenions la langue de Shakespeare en chantant des chansons des Beatles, ou pour un prof de français assez fantasque, qui adorait mes rédactions et qu’il lisait à toute la classe. Et c’était là une première, il faut bien admettre… Enfin, quelqu’un de plus âgé que moi me considérait.

    Monsieur Mallet, une sorte de mix savant entre Oscar Goldman et Minos dans le film « Peur sur la Ville », arborant les lunettes de Jacques Chirac période giscardienne et la même peau bleue que le masque de Fantômas, arpentait les couloirs et les corridors, tel Belphégor, la cravate toujours sur l’épaule et les bras tendus en arrière, probablement pour aller plus vite, à la recherche des élèves qui n’auraient pas respecté le dress code imposé par le règlement de l’école. Je faisais évidemment partie de ceux-là.

    La coupe de cheveux se devait d’être la plus courte possible pour les garçons. Le port du jean était toléré, mais avec un pli. Aucun signe trop ostentatoire, tels que pins, badges, bijoux ou étiquettes cousues dans tous les sens, n’était autorisé. Inutile de préciser que je dérogeais à pas mal de ces règles, et ce bon vieux monsieur Mallet mettait un point d’honneur à me les rappeler, en arrivant toujours par derrière et en me soulevant par les cheveux, ou alors par une oreille, tout en sifflant d’une voix cauteleuse dans le creux de celle-ci : « Alors, monsieur Touzot, vous souhaitez peut-être que je vous emmène moi-même chez le coiffeur, m’occuper de votre coupe de jean-foutre ? »

    Hormis ces quelques détails croustillants, je dois avouer que je n’ai pas gardé de souvenirs précis ou d’impression particulière durant ces trois années passées à éplucher des pommes de terre, à étudier des chansons de Balavoine avec un autre professeur de français, ou encore à supporter les attitudes misérables des pétomanes avec qui je devais composer dans le dortoir.

    C’est ainsi que, contre toute attente, j’avais pu obtenir, dans le bâtiment où nous dormions, l’autorisation d’occuper seul une minuscule pièce tout au fond du couloir. Une cellule monacale où personne ne souhaitait passer ses nuits. Toutes les autres chambres comportaient au moins quatre lits et c’était un privilège pour tous les garçons de pouvoir partager cette expérience… Quant à moi, je dois admettre que j’étais aussi bien dans ma cellule au fond du couloir…

    L’odeur de chaussettes, les pets et les attitudes frustres de ces australopithèques me révulsaient. Je détestais cette vie de groupe et l’intimité que l’on devait partager avec le premier venu. J’attendais à chaque fois que tous soient pendus au poste de télévision, à regarder leurs matchs de foot, pour prendre ma douche seul. De la même manière, il m’était absolument impossible d’aller aux toilettes. C’est bien simple, à la fin de chaque semaine à Noirmoutier, je frôlais l’occlusion intestinale. Autant dire que lorsque j’arrivais le vendredi soir à la maison, l’accès aux toilettes après mon passage pouvait s’avérer particulièrement périlleux… C’était en tout cas mon moment préféré de la semaine, et là, pour la peine, je donnais tout ! Une sorte de 14 juillet, entre feu d’artifice et illuminations…

    Au LEP Les Sorbets, mes fréquentations ne sortaient pas du cercle que je m’étais créé, constitué uniquement des filles de ma classe. Je fis cependant la connaissance de deux autres garçons, qui se révélaient rapidement être des homosexuels en devenir. Ils pouvaient d’ailleurs de temps à autre intégrer notre club très fermé, où nous passions notre temps assis dans un coin à commenter tout ce qui pouvait passer sous nos yeux. Nous étions sans pitié et adorions nous moquer, si possible avec une extrême cruauté, ou distiller de terribles saloperies, sans la moindre once de compassion pour notre prochain.

    Jean-Yves et Sylvain, de parfaits prototypes de cette faune que j’allais bientôt côtoyer à une plus grande échelle, étaient l’archétype de ces petits pédés régionaux, qui semblaient cependant avoir une longueur d’avance sur mes propres questionnements. Les deux lascars paraissaient au premier abord assez sûrs de leur fait. En substance, ils savaient ce qu’ils étaient et m’avait également immédiatement repéré.

    Je comprenais ainsi que les gays, affirmés ou pas, se reconnaissaient entre eux dès qu’ils ouvraient la bouche. Cette façon de voir et de façonner le monde, comme si tout n’était qu’une vaste blague et que rien n’avait d’importance. Il y avait une certaine maturité chez eux, en particulier dans leurs propos. Et en fait, je réalisais que je n’aimais pas ça. Je n’appréciais pas leur goût pour une certaine forme de vulgarité et cette habitude qu’ils avaient de tout ramener aux choses du sexe ou de tout féminiser. En tout cas, tout cela manquait cruellement de mystère et de poésie.

    Cette attitude n’avait pour but que de se rassurer eux-mêmes et leur permettre d’affronter au mieux le mépris ambiant, lorsque la moindre faille pouvait être exploitée contre eux. J’aurais pu également me sentir rassuré d’avoir rencontré des gens comme moi, mais ce n’était pourtant pas le cas. Et je sais que je n’en aurais pas fait des amis pour la vie. Leur allure générale, leur physique, leurs vêtements, tout en eux finalement me rebutait. Je ne souhaitais pas du tout leur ressembler ou que l’on puisse me mettre dans le même sac…

    J’ai bien-sûr aussi été la victime désignée d’un groupuscule de dégénérés, des terreurs qui sévissaient dans les lieux. On n’y peut rien, le monde est ainsi fait. C’est une règle ethnologique élémentaire. Dans tout groupe humain et a fortiori dans une école, on trouvera immanquablement la représentation de la bêtise personnifiée ; « l’homme a une intelligence hélas desservie par ses organes », comme disait l’autre, d’ailleurs très justement…

    La débilité dans le monde revêt bien des aspects différents, mais au sein des établissements scolaires, elle se confond et se rassemble souvent sous le même étendard, celui porté fièrement par ces mêmes grosses têtes de vainqueurs, aux mêmes regards ronds et vides et à la bouche ouverte. Dans mon cas, il s’agissait d’une bande d’abrutis et accessoirement futurs cuisiniers, dont le chef s’obstinait à me faire peur ou à m’humilier dès que je passais à portée de ses quolibets.

    Il faut avouer que j’avais le profil type, et forcément, je représentais pour lui et ses séides, non pas une menace, mais tout ce qu’ils détestaient. Inconsciemment, pour les agacer un peu plus encore, j’avais toujours la répartie facile ou le petit mot qu’il fallait pour les rembarrer, ce qui n’arrangeait pas vraiment mon cas. Les insultes basiques et très limitées dans leur champ lexical, telles que « PD, pédale, gros PD, grosse pédale… », étaient logiquement le plat qu’ils me servaient  en retour.

    Puis ils passèrent aux menaces physiques, avec des histoires de gros et longs légumes verts introduits dans des orifices que la morale réprouve normalement. Je dus alors moi aussi m’adapter à leur vision de la vie, en ayant recours à la force… en distribuant des mawashi geri en rafale à toute cette troupe d’ahuris… Euh, en fait, non… Soyons honnête, j’en avais juste touché deux mots à mon frère, une autre terreur dans son genre, mais en plus âgé. Las de toutes ces turpitudes, je lui avais transmis mes doléances, à la manière d’une petite chose craintive, et il s’était aussitôt enthousiasmé pour le dossier.

    La gageure tenait au fait que tout devait se passer par l’intermédiaire d’une cabine téléphonique qui se trouvait dans la cour principale, à la disposition des élèves. Ce qui s’avérait être encore plus pratique, c’est que cette cabine jouxtait le banc où l’on pouvait souvent trouver la clique en question, avachie dès qu’elle en avait la moindre occasion. La disposition des différents éléments dramatiques sur le plateau comme des principaux intervenants de cette délicate affaire était tout bonnement optimale, et la pièce qui allait bientôt se jouer devrait être, l’espérais-je en tout cas, un vrai et franc succès.

    Nous avions tout prévu avec mon frère, transformé pour l’occasion en Charles Bronson dans « Un Justicier à Noirmoutier ». Nous avions convenu du jour et de l’heure, pour que le plan fonctionne à la perfection. Je me rendais donc innocemment à la fameuse cabine, à une heure où j’étais sûr de trouver les gros durs, rivés à leur banc comme des moules à leur rocher. Tout juste passé devant eux, j’avais évidemment droit à leur psalmodie habituelle.

    Avant cela, j’avais à peine décroché le combiné et mis les pièces dans la fente que déjà, la coterie s’était levée comme un seul homme, pour venir s’agiter autour de la cabine, dans un ballet censé m’effrayer et me pousser à appeler à l’aide. Ils avaient seulement omis un détail. Il ne savait pas que j’étais le frère de… Laurent Touzot, de Niort !

    Quelle ne fut pas la surprise pour leur chef, celui au faciès porcin, lorsque je lui tendis le combiné en lui indiquant que quelqu’un souhaitait lui parler. Mister Peggy, incrédule et hésitant, prit l’appareil et il n’en résulta qu’un ridicule petit « allo ? ». Mon frère, à l’autre bout du fil et à quelques centaines de kilomètres de mon île maudite, lui débita son laïus d’une efficacité a priori redoutable, à base de termes soigneusement choisis et prononcés de manière calme et polie, qui laissèrent la brute épaisse dans le désarroi le plus total.

    Lorsqu’il eut fini, mon frère demanda à ce que Mr Peggy me repasse le combiné. Le pourceau, devenu tout blanc, me tendit le téléphone : «  Euh, tiens… C’est, c’est ton frère… ». Mon plaisir n’en était que plus intense, sachant précisément ce que la brute s’était vu dire… Pour que des menaces soient le plus efficaces possible, elles doivent toujours être étalées comme de la pommade. En substance, Laurent Touzot, de Niort, lui avait suggéré de ne plus proférer ni insultes ni intimidations physiques à mon endroit, sous peine de s’exposer à de très gros ennuis. Car même si mon frère avait dû parcourir les 200 km qui séparent l’île de Noirmoutier de Niort, il l’aurait fait rien que pour le plaisir de pouvoir claquer le beignet au triste sire, devant sa cour d’avortons. Et puis, si ça pouvait rendre service…

    Dès lors, je n’eus plus jamais le moindre problème avec ces abrutis, qui désormais ne manquaient jamais de me saluer le plus cordialement du monde lorsque nous nous croisions. Voire même parfois jusqu’à me céder leur place dans la file d’attente au réfectoire, surtout lorsqu’il y avait du rab de frites. Je notais peut-être un excès de zèle qui n’était pas forcément nécessaire. Mais bon, je dois néanmoins avouer que je ne boudais pas mon plaisir… L’être humain a cela de fascinant qu’il peut changer du tout au tout, dans ses priorités comme son état d’esprit, en fonction de la météo ou des risques d’orage. En tout cas, il recèle en lui une indéniable capacité d’adaptation. Et comme le disait si bien Desproges : « Étonnant, non ? ».

    Ce jour-là, je compris aussi à quoi pouvait servir un frère de cinq ans votre aîné, même s’il vous a parfois maltraité ou mangé vos œufs de Pâques, lorsque vous étiez enfant… C’était malgré tout mon frère et Laurent Touzot, de Niort, ne semblait pas très enclin à vouloir badiner avec la famille. Jamais…

    Chaque week-end, je rentrais donc à Niort (« Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »), et Thierry passait me prendre chez moi dès le vendredi soir. Ma vie, mise en parenthèse durant la semaine, recommençait vraiment à ce moment précis, mais elle ne durait que 48 heures. J’étais un papillon en sursis.

    Dès le dimanche soir, à 20 heures précises, lorsque résonnait le générique de Maguy, « elle voit souvent rouge, avec elle ça bouge, Maguy soleil ou bien Maguy larmes, on est sous le charme », tout mon corps reprenait son aspect marmoréen. J’abhorrais Rosie Varte, elle et son odieuse permanente. J’aurais voulu conchier ce summum de vulgarité qui, chaque dimanche, sonnait la fin de la permission.

    Car chacune de ces parenthèses était synonyme d’intensité et de réserve d’oxygène accumulée pour la semaine suivante, comme ultime recours à mon inéluctable asphyxie. Il allait falloir tenir trois ans… J’étais devenu plus fort que Jacques Mayol et je pulvérisais chaque semaine le dernier record d’apnée du célèbre homme-dauphin. Trois années de bêtise absolue… et de constipation.

    Chose étrange, étonnante même, j’étais assez bon élève. J’avais la moyenne dans toutes les matières et on ne peut décemment pas dire que je me forçais vraiment. Le niveau de ce que l’on nous enseignait au LEP Les Sorbets ne devait décidément pas être terrible… Mais au terme de ce sinistre cursus, avec les résultats obtenus durant ces trois années, je passais toutes les épreuves les doigts dans le nez.

     

     

    CHAPITRE XVI

     

    La fille de l’air

    Dans le mois qui suivit l’obtention de mon examen – un CAP de « serveur » – je sautais sur la première annonce aperçue dans un journal professionnel. Un restaurateur parisien recherchait un jeune gars débutant dans le métier, provincial de préférence, car un logement de fonction était compris dans le package (comprenez, garçon débarqué de sa campagne, un peu con-con et pouvant accepter n’importe quel salaire)…

    Une chance comme ça, c’est comme avec la queue du Mickey, il faut aller très vite. Crac, billet de train, Zou, deux valises, Paf, instinct de survie, Pouf, le changement, c’est maintenant. Go ! Mes parents ne réalisèrent pas que leur fils bizarre venait de s’emballer. En 48 heures, tout était réglé. Miraculeusement, j’étais le premier à appeler pour l’annonce. Le monsieur au bout du fil, au bout de cinq minutes d’entretien, me confirmait que j’étais pris et me demandait de venir le plus vite possible.

    Lorsque Môman et Pôpa commencèrent un peu à comprendre ce qui était en train de se passer, j’étais déjà sur le seuil de la porte. Ils s’apprêtaient à dire quelque chose. Et « pschuiiiit », j’étais plus là ! L’avenue, la gare, « Le train 6200 en provenance de la Rochelle et à destination de Paris Austerlitz, va rentrer en gare. Éloignez-vous de la bordure du quai, s’il vous plait ! ». « En voiture… Attention à la fermeture automatique des portes… ». « Attention au départ ».

    C’était le début du mois de juin. Un ciel bleu. La lumière était belle. Je n’avais pas peur. Aucune anxiété. J’étais d’un calme absolu. Voilà, je partais. Je changeais de vie ou je commençais la mienne. Ma vie… Le train glisse, il m’emporte, terminus Paris.

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 06)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 08)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 09)

     

     

     

  • Sarah Vaughan nous quittait il y a trente ans

     

     

    Surnommée « Sassy » ou encore « The Divine One », Sarah Vaughan s’éteignait il y a trente ans, le 3 avril 1990, en Californie. Elle est considérée, avec Ella Fitzgerald, Nina Simone et Billie Holiday, comme l’une des quatre plus grandes chanteuses de jazz de tous les temps. 

     

    Âgée de 18 ans, Sarah Vaughan remporte en octobre 1942 un radio-crochet à l’Apollo Theater d’Harlem. Elle y interprétait ce titre écrit en 1930, « Body And Soul », devenu un standard de jazz, avec des centaines de versions enregistrées par des dizaines d’artistes, en particulier Ella Fitzgerald, Billie Holiday et Frank Sinatra. En avril 1943, elle rejoint l’orchestre du pianiste Earl Hines, comme second pianiste et chanteuse, et travaille ensuite avec le trompettiste et chef d’orchestre Billy Eckstine. C’est en 1945 qu’elle débute sa carrière personnelle, et quelle carrière !

     

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    En 1949, Sarah Vaughan signe un contrat avec Columbia. Un an plus tard, elle chante à New York avec Miles Davis. En 1954, elle enregistre une version de « Lullaby of Birdland » avec le sextet de Clifford Brown. Puissante et douce, romantique et ironique, avec sa voix de baryton ou de soprano, passant avec aisance du scat aux ballades, interprétant des standards ou des chansons populaires commerciales… tout comme Ella Fitzgerald, Nina Simone ou Billie Holiday, Sarah Vaughan savait tout chanter.

    En 1989, un an avant sa mort, elle enregistre pour la dernière fois. Ce sera pour l’album « Back On The Block » de Quincy Jones, sur lequel Sarah Vaughan scat en duo avec… Ella Fitzgerald. En 1974, Sarah Vaughan se produisait à Bruxelles dans la salle Marni. Un concert à découvrir dans son intégralité ici.

     

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    Photo à la Une : Sarah Vaughan, possibly at Cafe Society, NYC, ca. August 1946. Photography by William P. Gottlieb. Gottlieb took several photographs of Vaughan around the same time. © Domaine public.

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 9)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE XII

     

    Séisme intime

    Durant encore quelques années, je n’eus pas vraiment conscience de la véritable nature de mes désirs. Certes, je garde encore aujourd’hui en mémoire – je devais être en CE1 ou en CE2 – d’avoir eu une sorte de béguin pour un garçon (pour une biguine avec toi, envie de biguine avec toi…). Je me souviens même qu’il s’appelait Cyril. Mais à cet âge-là, impossible de mettre un mot sur l’état qui m’habitait…

    Quant aux filles, elles ne m’intéressaient toujours pas, hormis si elles pouvaient me servir de public ou de victimes. Je développais en effet depuis longtemps ce don de faire rire les autres, et en particulier la gente féminine. Je dois avouer que je suis de ces personnes drôles naturellement, comme ça, sans avoir à se forcer. En tout cas, ce trait de personnalité a toujours plaidé en ma faveur et laissé planer quelques doutes à mon sujet. Et comme j’étais toujours entouré d’une basse-cour de petites dindasses que je faisais glousser, je passais auprès des garçons de ma classe pour une sorte de micro Don Juan, un coquelet boute-en-train qui à défaut d’être séduisant avait un charisme certain. Ça les rendait forcément jaloux et curieux, mais on me laissait tranquille.

    A l’adolescence, je n’éprouvais pas plus d’attirance pour les garçons de mon âge. Tous ces corps, ces physiques acnéiques et blancs, me dégoûtaient. La révélation survint au moment où je m’y attendais le moins, dans l’hypothèse où j’aurais dû m’attendre à quelque chose, d’ailleurs… La vérité m’explosa ainsi à la figure par un de ces après-midis ensoleillés et emplis de gazouillis d’oiseaux printaniers.

    Je me rendais régulièrement à la grande maison de la presse du centre-ville, où je dégotais tout ce qui s’avérait être le moteur de mon existence à cette époque, entre « Starfix », « Mad Movies », « L’Ecran Fantastique », ou encore les comics : « Strange », « Titan », « Spidey », « Special Strange »… Ce jour-là, précisément, tandis que je cherchais les nouvelles parutions du mois et que je ne retrouvais plus mes revues favorites à l’endroit où elles auraient normalement dû être rangées, un titre attira soudain mon attention…

    « Gay Pied »… Bon sang, mais qu’est-ce donc ? Avec mon sens de la déduction empreint de naïveté, j’en tirais de suite une conclusion singulière. Des gens avaient dû créer une revue consacrée exclusivement aux pieds. Attention, pas n’importe quels pieds. Non, les pieds heureux, joyeux. Je ne sais pas pourquoi, mais plutôt que de laisser ce magazine étonnant à son destin et à ceux sûrement à l’affut tous les mois de nouvelles fraîches de tel ou tel pied, content de surcroît, je m’en emparais. Ce que je découvris alors en le feuilletant, parcourant ces pages aux grandes photos plus qu’explicites, me fit parvenir très vite à la conclusion qu’on n’y parlait nullement d’orteils rigolards…

    Ce que je vis provoqua en moi un véritable séisme, suivi d’un détachement de banquise et d’une dérive de continent conjugués. C’est bien simple, je faillis tomber dans les pommes. Je perçus un bourdonnement sourd, ma vision s’assombrit quelques secondes, le temps pour moi de refaire la netteté sur ce que j’avais sous les yeux. Trois garçons noirs, probablement d’origine africaine, nus, bandaient sans vergogne entre mes mains tremblantes. Avais-je déjà vu auparavant une bandaison pareille ? Pas à ma connaissance, hormis peut-être mes sessions masturbatoires personnelles, timides, rapides et maladroites. Mais ici, c’était tout autre chose. Des sexes arc-boutés, cyclopéens, comme les eût probablement décrits Gainsbourg, des phallus qui semblaient avoir été sculptés dans de la porphyre. Des totems érigés par je ne sais quel dieu, tels des statues, des guerriers massaï, des gladiateurs, des généraux romains…

    Les garçons jouaient avec leurs engins sataniques, affichant des poses lascives sur papier glacé. Et ils me regardaient fixement. Oui, ils me scrutaient jusqu’aux tréfonds de mon âme. Ils me dévisageaient, moi et moi seul. J’en étais sûr… Leurs sexes gigantesques tenaient à peine dans leurs mains. Et puis leur peau noire, rendue luisante par la lumière ou la sueur, mais peut-être naturellement, me renvoyait des reflets aveuglants. Cette peau que je n’avais jamais vue ou considérée auparavant. Le troisième, quant à lui, posait de trois-quarts dos, se montrant ainsi plus soumis et callipyge. Je n’avais jamais vu de telles fesses, si rondes et si fermes, comme un fruit idéal.

    Je venais de renaître ou de découvrir le monde, le mien. Je replaçais précipitamment la revue, à l’envers, en froissant la couverture et les premières pages. Et je fuyais le lieu du cataclysme qui venait tout juste de se produire. Dehors, il faisait toujours beau. L’écosystème ne semblait pas avoir été chamboulé pour autant. Niort n’avait pas été rayée de la carte. J’étais donc tout seul, moi et mon tremblement de terre intérieur. Je marchais dans la rue comme un poulet sans tête. Mon coeur battait la chamade, j’avais chaud et mon sexe était devenu dur comme une barre d’acier en fusion. Ma libido avait fait son entrée triomphante dans ma vie. L’armoire normande venait d’ouvrir sa porte en grand et libérer le Léviathan.

    Dans la moitié de ces années 80, être un adolescent, fils de parents commerçants, dans une petite ville de province, ici Niort (« Niort, Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »), consistait en une chambre capitonnée, molletonnée, avec des pompons, des doubles rideaux et une vague odeur de pot-au-feu flottant dans l’air. Le monde extérieur ne passait que par le prisme de la télévision. Les téléphones portables et internet ne semblaient être dans l’immédiat que de la science-fiction ; un monde en vase clos, un aquarium qui s’auto-alimentait et se suffisait à lui-même. Quant à moi, je percevais que ça commençait à craquer de toute part. Je me sentais de plus en plus à l’étroit et ce que j’avais découvert chez le marchand de journaux n’allait pas arranger les choses.

    Et puis ça n’était certainement pas à Niort que j’allais rencontrer ce genre de garçons. L’appel du large m’obsédait et des vents lointains soufflaient dans mes cheveux. Je n’avais plus que cette image en tête, ce que j’avais contemplé dans cette revue sur les pieds heureux, et il fallait absolument que cette vision devienne plus concrète.

     

     

    CHAPITRE XIII

     

    Salut les copains !

    Ne vivant pour l’instant que pour les dessins animés, le cinéma et la geek-culture, je n’étais pas pour autant un enfant timoré ou autiste. Au contraire, je me montrais d’un naturel enjoué et plutôt bavard. En société, je ressentais ainsi constamment ce besoin irrépressible de faire rire, mais aussi de chanter et de danser. Et il fallait très souvent que je sois le centre d’intérêt. Mais je ne savais pas encore canaliser toute cette énergie et cette créativité.

    A cette époque, un ado ne pouvait pas se cacher derrière un téléphone à écran tactile pour vivre sans encombre sa double vie. Ni avatar ni béquille, comme Snapchat, WhatsApp, Instagram. Autant d’applications et de filtres enjôleurs pour rêver sa « life » d’ultra narcissique, de cuistre à paillettes, et s’imaginer star d’un jour ; paraître plus sympa et super drôle, à grand renfort de filtres de chien, de clown, de petite catin ou autres ersatz d’une réalité augmentée. Tous ces hédonistes en carton, ces selfistes modeux, ces racailles parvenues, ces petites nymphettes idiotes et ces exhibitionnistes du dimanche n’existaient pas encore. Non, en 1983, l’ado devait ainsi faire preuve d’une dose certaine d’imagination pour se construire une identité. Et il n’avait pas forcément le choix. Il devait être lui-même, sans l’aide de tous ces cosmétiques virtuels.

    L’enfant rondouillard que j’étais commença cependant à se désengorger. La croissance, sans doute, fit que je m’allongeais un peu. Je gardais encore mes joues et ces yeux ronds et fixes, avec comme conséquence les pupilles bien noires et un regard entre arrogance et nonchalance, ce qui en exaspérait plus d’un. Mon visage d’enfant sombre devint comme un masque, surmonté d’une petite bouche pulpeuse, souvent en mode « cul de poule ». Je devais d’ailleurs être facile à caricaturer, tant je ressemblais à une sorte de descendant en droite ligne des Bourbons, avec le même grand nez aquilin hérité de mon père.

    À treize ans, je m’étais finalement fait des amis, Thierry et Philippe, deux frères qui réalisaient un film en Super 8 dans leur garage, à grand renfort d’effets spéciaux et d’imagination. Je les avais trouvés par le biais d’une petite annonce qu’ils avaient laissée sur la radio locale, Radio Niort (« Niort, Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »). Ils cherchaient des gens de leur âge, passionnés de cinéma et qui souhaitaient participer à la fabrication d’un film fantastique, projet ambitieux au titre quelque peu nébuleux de « Sous la Corne de l’Uffle Roi ». L’histoire d’un jeune garçon qui, avec l’aide d’une poupée magique, partait combattre une vile créature vivant dans un monde souterrain et volant les rêves des adolescents. Ce monstre, éternel croque-mitaine, avait l’aspect d’un vieux rhinocéros à monocle, qui se déplaçait en chaise roulante mais possédait aussi d’infinis pouvoirs.

    Nous tournions dès que nous avions du temps de libre, durant les week-ends ou pendant les vacances scolaires. Et nous y mettions en tout cas beaucoup d’énergie et de passion. Thierry réalisait le storyboard de toutes les scènes à tourner. Il créait des peintures sur verre pour agrandir les décors, fabriquait des miniatures avec tout ce qu’il pouvait récupérer à droite à gauche, imaginait de nouvelles techniques pour les travellings ou certains plans en particulier. Philippe, lui, composait des thèmes au piano pour une éventuelle musique du film. Pour ma part, on m’avait attribué deux rôles. Celui de Hub’Ginfolo, un petit personnage à crête bleue, vêtu en tenue moulante à pompons. Une sorte de gémini cricket du héros. Quant à mon deuxième personnage… comment dire ?

    Thierry, l’aîné mais aussi le leader, était doté d’une grande force de persuasion. Charismatique, il parvenait toujours à ses fins. Moi qui n’étais qu’une enveloppe vide, je prenais tout sans trop me poser de questions. Je répondais juste « Amen ». Il poussa ainsi assez loin le concept du bonhomme Michelin, afin d’exploiter au maximum mon physique à la rondeur intéressante. Il réussit à me faire croire que pour le bien du projet, je devais à un moment donné apparaître en slip, de la ficelle enroulée tout autour du corps, tel un vulgaire rôti.

    J’acceptai de bonne grâce, apparaissant dans le film le visage recouvert d’un masque, mais le reste du corps bardé de cette ficelle qui mettait bien en évidence mes généreux bourrelets. Ma pudeur et mon mal-être physique allaient alors en prendre un sacré coup… mais pour faire du cinéma, que n’aurais-je accepté ? Je restais cependant perplexe quant au bien-fondé de cette idée et le résultat à l’écran était en toute logique d’un esthétisme douteux. David Lynch venait de frapper à ma porte pour la deuxième fois…

    Hormis cet épisode quelque peu embarrassant, je crois que j’avais néanmoins rencontré, avec Thierry et Philippe, des personnes qui me ressemblaient et qui pouvaient me permettre de concrétiser tout ce que je ressentais. Allait peut-être enfin s’ouvrir devant moi la route de brique jaune… Et d’une certaine manière, les deux frères me sauvèrent d’une petite mort certaine, celle qui étouffe d’ennui. J’allais en effet, à leur contact, devenir plus humain. Car si le destin en avait décidé autrement, j’aurais sûrement fini serial killer ou philatéliste.

    Contre toute attente, je finis par lâcher mes jeux de Lego et mes vaisseaux spatiaux. Et je découvris Prince et David Bowie. Les deux frères m’apprirent à devenir « sexy ». Du moins, il essayèrent. Pas évident à première vue, tant le projet pouvait sembler ambitieux ; surtout quand ils me virent arriver la première fois chez eux avec ma tête de lune et un grand sac rempli de jouets. Ils se dirent sans doute, à cet instant précis, qu’ils avaient décroché le gros lot.

    Mon adolescence fut finalement assez déterminante, en compagnie de mes nouveaux acolytes. Plus je les fréquentais et plus je sentais mes chakras s’ouvrir. Je respirais enfin. Ils étaient mes pygmalions. Quant à moi, paradoxalement, je devins leur égérie. Difficile à croire, mais Thierry avait des projets me concernant. A leur contact, je prenais de la densité. J’existais.

    S’ensuivirent les premières sorties en boîte et les samedis après-midi au bar « Le Milky », notre QG et le lieu d’où émergeaient les nouvelles tendances. Tout était choisi, disséqué, réfléchi. Nous débattions sur des sujets insignifiants que nous pensions pourtant essentiels, et nos joutes verbales se transformaient parfois en guerre picrocholine, le temps d’épuiser un sujet avant de passer au suivant. Au Milky, nous façonnions le monde à notre image. Un monde qui se voulait flamboyant, onirique, mais toujours « branché ». Thierry était le moteur de ce collectif, celui qui décidait de tout. Il était le plus audacieux et assumait tout, jusqu’à sa voiture peinte en rose bonbon, avec des tulles fluo accrochées partout. C’était tellement à contre-courant que nous avions le plus grand mal à déterminer si c’était kitch, ou en avance de deux-mille ans…

    Toute une ribambelle d’autres quidams gravitait autour du noyau dur que nous constituions, et ce petit univers ouaté et exclusif donnait l’impression que le monde entier n’avait qu’à bien se tenir. Il y avait, entre autres, Harry et Croc, deux garçons séduisants, toujours habillés à la façon des Mods. Ils ne se déplaçaient jamais sans leurs scooters rutilants et écoutaient du Ska et du Rocksteady. Mais aussi Véronique, qui dès ses seize ans avait son propre appartement, où elle organisait sans cesse des fêtes dantesques, à grand renfort d’alcool, de joints et de B52’s. C’était le premier cercle. Et bien d’autres venaient constituer les second et troisième cercles. On se croyait beau, on se croyait fort.

    Le centre-ville de Niort était notre territoire, que nous arpentions de long en large, comme s’il s’agissait d’un podium géant monté spécialement pour nos défilés de mode permanents, où nous arborions nos nouveaux costumes XXL portés comme l’autre Hubert, le chanteur de L’Affaire Louis Trio. Et nos looks se rapportaient toujours aux groupes que nous écoutions à l’époque. Les discussions passionnées sur le cinéma et la musique n’étaient là que pour masquer notre inconsistance totale à accepter le monde tel qu’il était vraiment. Mais c’était tout ce qui nous importait… Nous nous rêvions acteurs, chanteurs, poètes, réalisateurs, mannequins, photographes, écrivains, scénaristes. Et nous nous projetions dans toutes les directions.

    Si j’étais un doux rêveur impénitent qui se complaisait dans le brouillard de ses pensées, les deux frères, eux, étaient beaucoup plus réactifs et concrets, quant à leurs envies et leurs projets respectifs. Ils savaient rationaliser leurs souhaits et surtout, ils y croyaient. Sous leurs ailes, des choses aboutirent, d’autres non. Ils me poussèrent en tout cas à m’émanciper et à donner de la matière à ce que j’avais en tête.

    Thierry et Philippe portaient beaux, en cultivant leurs jolis physiques pour filles en émoi. Ils devaient cependant se coltiner à leurs côtés un clone de Richard Gotainer, mal dégrossi mais tout de même soucieux lui-aussi de son apparence vestimentaire. C’était le temps des cravates fines en cuir rouge, des manteaux à revers bande, dessinés et hyper épaulés, du khôl, des cheveux crêpés, des jupes plissées pour certains, des chemises à imprimé fantaisie, tout était bon pour paraître différent.

    Souvent, les dimanches, nous nous rendions dans une cabine de photomaton qui se trouvait dans l’enceinte de la gare ferroviaire. Au départ, il s’agissait juste pour nous de faire les cons et puis, petit à petit, nous avions transformé un simple amusement en shootings photo sophistiqués. Nous arrivions avec des sacs remplis de vêtements et d’accessoires. Et la cabine devenait rapidement un véritable studio. Nous expérimentions des positions, des concepts. C’était créatif et sans le savoir, nous avions sans doute créé l’ancêtre du selfie. Mais attention, le selfie « Vogue International » !

    Les samedis soirs, nous nous rendions dans la boite de nuit la plus en vue de la région, « Le Château de Nuchèze ». Une véritable institution. Romuald et Jacques, les deux DJs résidents, se partageaient les honneurs d’un auditoire tout acquis à leur cause et adepte de leurs choix musicaux. Sur la piste de danse à carreaux lumineux, nous enchaînions des chorégraphies épurées, avec les jambes presque statiques, le buste en avant puis en arrière, les deux bras qui s’agitaient, collés le long du corps. Tout s’exprimait finalement dans le regard. Et une chose est sûre, nous n’étions pas là pour rigoler.

    Un sérieux imperturbable que l’on avait adopté quelques heures plus tôt, en regardant à la télévision les clips de groupes New Wave dans l’émission « Les Enfants du Rock ». Killing Joke, Les Rita Mitsouko, Siouxie and the Banshees, Anne Clark… nous délivraient leurs mélodies fiévreuses et enivrantes. On se sentait puissant, immortel et magnifique.

    Je garde ainsi le souvenir d’une belle jeunesse heureuse, dans mon statut d’être asexué. Une parenthèse, une bulle sans heurt, où mes amis et moi avions réussi à nous réfugier, nous préservant de la dureté du monde, de la crétinerie de l’autre et de cette vacuité qui cimentaient les petits cons de notre âge.  Nous refusions l’ennui qui pousse souvent comme du chiendent dans ces petites villes de province endormies. Les deux frères avaient mille ambitions folles, dont celle de faire du cinéma. Je devins leur muse. Je n’avais pas encore vraiment de personnalité. Je n’avais pas ni élan, ni force, et encore moins de pugnacité. Mes mentors m’apprirent donc à me fixer sur quelque chose pour en tirer l’énergie et tout ce qui pourrait me construire.

    Moi qui me voyais toujours tel Sisyphe et son rocher, on me désapprit la victimisation et l’injustice du monde, pour devenir un être doué de volonté, d’altruisme et d’opiniâtreté. Thierry et Philippe furent finalement mes parents de substitution. Ils comprenaient le garçon étrange que j’étais, et savaient me canaliser, me diriger pour obtenir des choses tangibles. C’est ainsi que je devins acteur, poète, photographe et danseur… Tout cela et plus encore à Niort (« Niort Niort… etc ! »).

    Nous nous lançâmes ensuite dans la réalisation de notre deuxième film, encore plus ambitieux, en 16 millimètres et cette fois-ci achevé : « Chipie Saint Jill », dans lequel j’avais le premier rôle. J’étais Dinky, le « Piccadilly Boy ». Sous influence évidente des films « Rumble Fish » de Francis Ford Coppola et « 37,2 Le Matin » de Jean-Jacques Beinex, l’histoire mixait toutes nos obsessions et nos rêves du moment. C’était plein de couleurs, de filtres, de musique et d’effets d’épate. « Chipie Saint Jill » comportait même une scène de comédie musicale, tournée sur une plage avec danseuses et plans à la grue. Lorsque le film reçut un prix à un festival, nous sentions que les dieux souhaitaient nous voir bientôt en haut de l’affiche. J’étais sur un nuage.

    … Mais la numérologie, les astres et les fées se réunirent de nouveau pour discuter de mon cas. Mon niveau scolaire, grâce auquel je fus désigné comme l’élève le plus nul de tous les temps, me balança sans crier gare dans le mur, sans protection, à la manière d’un crash-test où je jouais le rôle du mannequin débonnaire, celui qui allait se fracasser tout désarticulé, la tête la première (vision au ralenti).

    Je finissais donc péniblement ma 4ème comme d’autres leur soupe aux vermicelles. Je ne songeais pas un seul instant pourtant à devoir changer de dimension. Je croyais que cette période bénie allait durer ainsi cent ans. C’est ce qu’avaient d’ailleurs dû se dire la plupart des gens, entre les deux guerres… Et tout se régla très vite, sans que je puisse objecter quoi que ce soit pour ma défense.

     

    La conseillère d’orientation

    Ils auraient pu me laisser aller jusqu’en 3ème, afin que j’eusse pu envisager mon futur immédiat de façon plus sereine. Car me faire dégager à ce stade ne m’offrait plus aucune porte de sortie satisfaisante. C’était bel et bien du sabotage et personne n’allait s’inquiéter ou s’émouvoir de ce que je risquais de devenir, après une telle déconvenue.

    Prenez la girouette sur son clocher, elle tourne sur elle-même, indiquant le sens du vent. Elle tourne vers la droite, et vous pouvez devenir fleuriste ou coiffeur. Vers la gauche, vous serez boucher ou charcutier. On me proposait aussi d’être mécanicien, ébéniste, maçon, et enfin les métiers de bouche.

    – Vous avez deux minutes pour donner votre réponse, top, c’est parti !
    – Euh, je… Comment dire… Euh…

    Feindre la concentration… Plissement d’yeux… Qu’est-ce que c’est, métiers de bouche ?

    – Restauration, cuisinier, la salle, quoi…
    – Ah oui… Voilà… Bien, je…

    En même temps, coiffeur, je ne me voyais pas passer toutes mes journées debout, juste au dessus de la tête de madame Guichard, à lui faire une couleur tout en feignant de m’émouvoir des sujets abordés par Télé 7 Jours dans le programme de la semaine… Charcutier, non plus, à vrai dire ; « bonjour madame… Madame comment, déjà… Et avec ça ? Je vous mets une tranche de jambon persillé en plus, mais c’est bien parce que c’est vous ! Des paupiettes ? Regardez-moi ça, ces belles paupiettes ! ». Mécanicien ? Le bleu de travail ne m’allait définitivement pas. Quant à fleuriste, mon frère avait déjà décidé de perpétuer la tradition familiale… Force était donc de constater qu’il ne restait pas beaucoup de choix dans la boîte de chocolats. Et il semblait bien que les autres s’étaient déjà jetés sur les meilleurs, comme la vérole sur le bas-clergé, ne me laissant que ceux à la liqueur, vous savez, ceux qui restent toujours à la fin de la boîte…

    Mon destin était de toute évidence déjà scellé. Et ma mère ne manqua pas de me donner un grand coup de coude dans les abattis pour que je valide ce choix. Les chanteurs de variétés, les paillettes, tous les trucs un peu fous fous que j’avais pu imaginer pendant toutes ces années de jachère, cet avenir formidable que je m’étais rêvé, tout fut balayé en quelques minutes, me laissant seul face à ce destin dont j’ignorais le sens même… Et puis il y avait là, assises face à moi, cette femme avec sa tête en formica et ma mère, avec son coude encastré entre mes côtes.

    « Restaurant ?! »

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 06)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 08)

     

     

     

  • Ulysse Terrasson : L’Interview « Nuit à Rome »

     

     

    Ulysse Terrasson vient de publier son second livre. Il s’agit d’une adaptation de la BD « Une Nuit à Rome », réalisée par son père, Jim, dont le tome 4 vient de paraître chez Bamboo Eds.

     

    On retrouve avec bonheur l’auteur de « Plein de Promesses », sorti en 2018, et son style à la sensibilité toute particulière, fait de chapitres courts et de formules poétiques, comme autant de concentrés d’humour, de tendresse et de douceur. Car Ulysse Terrasson est talentueux dans l’art d’exprimer l’intimité de ses personnages. Celui de Sophia en est la pleine illustration. L’auteur sait comme nul autre pareil amener le lecteur à comprendre de l’intérieur les agissements de ses personnages. Il ne décrit pas des faits. Il n’est pas dans l’histoire événementielle, cette forme d’histoire qui articule la narration et l’événement. Il s’agit d’une histoire qui se ressent et d’une narration qui se devine à travers l’intériorité des protagonistes.

    L’exercice d’adaptation est peu confortable et plutôt glissant. Un travail d’équilibriste entre la trame narrative, impossible à contourner, et le besoin de développer l’univers intime des personnages.

    Instant City a pris plaisir à retrouver cet auteur attachant pour une nouvelle interview très riche. Des retrouvailles après deux années trop longues à notre goût. Le temps qu’il aura fallu à ce jeune écrivain de 25 ans pour nous offrir de nouveaux moments de grâce par l’exploration d’autres personnages, avec ce don qu’a Ulysse Terrasson de nous faire voyager dans l’intériorité d’hommes et de femmes qui parfois nous ressemblent, parfois non.

     

    IC : Votre premier livre « Plein de Promesses » est paru il y a deux ans. Quel est le bilan de la sortie de votre premier livre ?

    UT : J’en garde le souvenir d’une expérience incroyable. On est toujours très heureux et très fier de voir son premier roman publié. Les ventes ont dépassé mes espérances. Bien que je ne m’intéresse pas tant que ça aux chiffres, mais plus à l’écriture et au travail en lui-même, c’est dingue de se dire qu’autant de gens ont acheté et lu le livre. J’ai reçu de nombreux retours positifs. « Plein de Promesses » est en quelque sorte devenu mon CV : je l’ai donné comme on donne une carte de visite. Cela m’a permis d’approcher les artistes que je chéris. C’était magique. Un livre, c’est beaucoup de travail, de patience, d’investissement, mais à la fin ça devient un produit dans une librairie et, si on a de la chance, un tremplin pour en écrire d’autres.

     

    IC : Que s’est-il passé durant ces deux années ?

    UT : J’ai déménagé à Paris avec mon amoureuse. J’ai fait des petits boulots. Je ne sais pas, j’ai joué au bowling… (Rires). Et puis, surtout, j’ai écrit. Beaucoup. Des nouvelles. De nombreuses nouvelles. L’intention n’était pas de publier, mais de découvrir, d’apprendre, d’expérimenter de nouvelles techniques d’écriture. Parallèlement à cela, j’ai démarré un gros projet dont la réalisation va nécessiter trois ou quatre ans de mise en place. Alors quand l’éditeur d’« Une Nuit à Rome » m’a contacté pour savoir si cela m’intéresserait d’écrire l’adaptation de la BD en roman, j’y ai vu l’occasion de faire une pause.

     

    IC : Justement, comment l’idée de cette collaboration père-fils est-elle née ?

    UT : Le tome 3 de la BD venait de sortir. Bamboo, l’éditeur, et mon père, l’auteur, voulaient faire un événement autour de cette fin de cycle : une adaptation au cinéma et un roman. Ils ont pensé à moi et j’ai accepté. C’est une histoire que je chéris depuis toujours. J’ai vu mon papa travailler dessus lorsque j’étais tout jeune adolescent. J’ai vu les planches, les doutes, j’ai parfois posé pour l’aider à dessiner certaines silhouettes. Bref, c’est devenu une histoire de famille : mon père s’occupe du scénario et des dessins, ma mère des couleurs, le fils du roman. Question : qu’est-ce que ma sœur attend pour y apporter son grain de sel ? (Rires). Au-delà de ça, les thèmes développés dans « Une Nuit à Rome » me touchent particulièrement : la nostalgie de la jeunesse, la difficulté d’être adulte. Le travail, la famille, l’amour : toutes les histoires tournent plus ou moins autour de ces trois sujets.

     

    IC : Le thème du père était déjà très présent dans votre premier ouvrage. Il revient sur le devant de la scène, avec cette adaptation faite par son fils.

    UT : Oui. Le thème du père était déjà, comme vous l’avez souligné, très présent dans mon premier roman. Parce que c’est un thème très présent dans la littérature : je pense à John Fante, je pense à « L’Odyssée », je pense à « Star Wars ». Ou parce que le cordon ombilical est difficile à couper… (Rires) J’ai la chance d’être le fils d’un artiste que j’admire. Alors, pourquoi me priver d’une telle collaboration ?

     

    IC : Quelle est la différence entre la BD et le roman ? Les lecteurs de la BD vont-ils retrouver dans le roman la même histoire, les mêmes textes ?

    UT : J’espère que oui. À vrai dire, j’ai essayé d’écrire deux romans en un : un pour ceux qui ont déjà lu la BD avant, un pour ceux qui ne l’ont jamais lue. Ce qui m’a intéressé, c’était de permettre à la première catégorie de lecteurs d’entrer dans la tête des personnages, d’en savoir un peu plus sur eux, d’apprendre à mieux les connaître ou, du moins, à les connaître différemment. Et puis, pour la seconde catégorie de lecteurs, de proposer un roman tout ce qu’il y a de plus indépendant. Une histoire, des personnages, des phrases… Un roman, quoi !

     

    IC : Comment avez-vous articulé texte original et roman ? Quelle est la part du texte issu de la BD et celle issue de votre propre créativité ?

    UT : Il a fallu avant tout faire preuve de méthodologie. L’avantage était que je connaissais la BD par cœur. Si « Plein de Promesses » était construit sur la base d’une série, avec tout un tas de petites unités, pour « Une Nuit à Rome », la base était davantage cinématographique. Il y avait un début, un milieu, une fin. Il y avait des exigences narratives. D’abord, j’ai retapé tous les dialogues sur mon ordinateur : en termes de volume de texte, ça faisait déjà un petit roman. Ensuite, j’ai découpé le texte en chapitres. J’ai établi un plan de l’histoire, scindé ses étapes, assimilé comment l’œuvre était construite. Je me suis arraché les cheveux. J’ai rajouté des choses, j’en ai supprimé d’autres. J’ai douté, j’ai arrêté de douter. Finalement, j’ai terminé. Si le roman s’inspire de la BD, je refusais d’en faire un simple copier/coller. Je pensais à Abdellatif Kechiche et à Ghalya Lacroix, absorbant le roman graphique de Julie Maroh, « Le bleu est une couleur chaude », pour en faire leur scénario de « La Vie d’Adèle ».

    Il y avait trois challenges à réussir, en gros. Le premier, c’était de traduire en langage romanesque ce qui forme l’essence du roman graphique : l’aspect visuel. Par exemple, au début de la BD, il y a chez Raphaël une peinture accrochée à un mur. Cette toile est censée dire son époque aux Beaux-Arts. Cette toile m’a beaucoup embêté, au début. Et puis, j’ai eu l’idée de cette boîte rangée dans un placard, remplie de son ancien matériel à peinture, en souvenir du passé, au cas où. Et paf, c’est devenu une idée littéraire, comme ça. Le second, c’était de faire en sorte que le lecteur s’attache à l’intimité des personnages, s’attarde sur leur intériorité, et en découvre quelque chose de nouveau, quelque chose de plus que dans la BD, parce que sinon à quoi bon en faire un roman ? Le troisième, enfin, c’était de réussir à jongler entre l’histoire, la vraie narration pure et dure qui n’a jamais été mon fort, et mes petites digressions, ces moments d’intimité ajoutés, durant lesquels on entre dans la tête des personnages, ce qui parfois ralentit l’action.

     

    IC : Certains lecteurs pourraient ressentir une rupture de style parfois, entre des chapitres plus narratifs et d’autres plus introspectifs. Les premiers plutôt liés à la BD et les seconds venant de vous. On sent selon les chapitres deux univers dans un même roman, deux écritures et deux sensibilités : la vôtre et celle de votre père.

    UT : Ah merde, pourtant je voulais qu’il n’y ait qu’un seul souffle… Mais c’est possible. Il y a deux écritures dans ce roman, même si j’ai essayé de n’en faire qu’une, comme on peut dire grosso modo qu’il y a deux styles d’écriture : l’écriture à l’américaine, dans laquelle on se focalise sur l’histoire, dont l’objectif est de pousser le lecteur à tourner la page, et l’écriture à la française, où ce sont plus les mots qui sont mis en avant, les petites phrases, les détails du quotidien… On ne lit pas vraiment Proust pour le scénario. (Rires)

    C’est dans ce cadre que nous avons élaboré le projet du roman « Une Nuit à Rome ». Parce que mon père a proposé dans sa BD une histoire visuelle, dont les dessins traduisent la sensualité, j’étais dès le début face à un obstacle : il m’était matériellement impossible de montrer le corps de Marie à chaque page – d’autant plus que je ne suis pas un grand fan des descriptions. Là où dans la BD mon père montre le côté femme fatale de Marie, mystérieuse et inaccessible, belle, je me suis dans le roman plus intéressé à l’intériorité de Raphaël face à elle, ce qu’il voit, ce qu’il croit comprendre et ce qu’il ne comprend pas. J’ai voulu raconter cette histoire autrement. Certains m’ont fait la réflexion, d’ailleurs. On m’a fait remarquer que la sensualité de Marie ressortait moins dans le roman que dans la BD. C’était un risque, qui découle du choix de me concentrer sur les sentiments des personnages. De m’intéresser moins au corps de Marie, mais à ce qui se passe dedans. D’exprimer sa vérité avec des mots, des détails, d’entrer dans sa tête, de pointer du doigt ce qui exprime son émotion, de l’humaniser en somme. J’ai voulu la montrer autrement.

     

    IC : Quelle a été votre moteur pour l’écriture de ce roman ?

    UT : Je me souviens que, quand j’étais petit, j’aimais beaucoup les romans « Star Wars ». Les films, je les connaissais par cœur, et pourtant j’aimais lire les romans ensuite. Mais pourquoi ? Je n’avais vraiment pas mieux à faire ? Qu’est-ce que je trouvais aux romans que je n’avais pas dans les films ? Je pense que c’est ça qui a été le plus fort moteur pour l’écriture de ce livre : redécouvrir l’histoire, à travers un angle différent. Le cinéma et le roman proposent deux expériences différentes : au cinéma, on reçoit le film d’un coup, dans sa globalité, alors qu’un livre, on le picore, un chapitre après l’autre ; finalement, c’est assez rare de le gober d’une traite. Dans une salle de cinéma, je ne fais pas de pause, je suis emporté dans le flot de l’action, de l’histoire, les images défilent sans me laisser le temps de souffler. Mais dans un bouquin, rien qu’en changeant de chapitre, je fais un break. Je me pose la question de continuer ou non. Devant un film, il n’y a que le film ; devant un livre, il y a moi et il y a le livre. C’est une expérience différente ; c’est une relation différente, même. Et j’aime ça. Et c’est pourquoi les novellisations se doivent de n’être pas tout à fait pareilles aux films « Star Wars », à la BD « Une Nuit à Rome ». J’ai fini par comprendre qu’il fallait traduire l’expérience d’un medium à travers les outils de l’autre. Et c’est ce que j’ai essayé de faire.

     

    IC : Quel est le personnage qui vous a le plus inspiré ?

    UT : Indéniablement, Sophia. C’est un personnage assez peu développé dans la BD, et pourtant je l’aime beaucoup, elle m’émeut profondément. D’ailleurs, le passage que je préfère dans le roman est celui où – spoiler alert – le train arrive à Fignac, Raphaël l’a laissée tomber, elle est seule avec son chat, et elle remarque son père qui l’attend sur le quai de gare, et… et stop : pour savoir ce qui s’y passe, lisez le livre ! (Rires)

     

    IC : Autant Marie est attachante dans la BD car elle est très belle, autant dans le roman elle apparaît plus comme une diva capricieuse et inconséquente. Est-ce comme cela que vous l’avez abordée ?

    UT : Pas du tout. Pour moi, Marie est un personnage en perdition, qui a besoin d’aide. J’ai de la compassion pour elle parce qu’elle ne sait pas très bien ce qu’elle fait. Je crois que Marie est le genre de personne qui, depuis son enfance, a toujours entendu et vu les gens s’extasier sur elle à cause de sa beauté. Elle a reçu tous les suffrages, toutes les attentions, mais parce qu’elle est belle. Et c’est terrible. Marie me touche parce qu’elle vit un genre de tragédie. Comment se défaire du « tu me plais parce que tu es jolie » ? Comment être plus que ça aux yeux des autres ? Prenons le début de l’histoire, par exemple. Elle se tient en haut d’une falaise et elle se jette dans l’océan. Mais pour quoi faire ? Pour en finir ? Pour fracasser sa beauté, ainsi se venger ? Pour ressusciter ? Mystère et boule de gomme… Selon moi, Marie n’est pas une diva capricieuse et inconséquente, c’est un être humain avec des failles, des regrets et de la peur. De la peur, surtout : la peur de vieillir. Et cette peur-là, je crois, c’est le fondement d’« Une Nuit à Rome ».

     

    IC : Une nuit à Rome pourrait donc être perçu comme un roman sur la crise de la quarantaine ?

    UT : Carrément ! (Rires) Marie et Raphaël se sont rencontrés à l’école des Beaux-Arts. Tous deux rêvaient d’être artistes. Marie est celle qui est restée la plus proche de ce rêve : elle est prof dans le milieu qu’elle affectionnait plus jeune. Raphaël, lui, est maintenant dans l’immobilier : il vend des appartements. Voilà grosso modo la situation initiale. Et puis, BAM ! Ils se retrouvent face à un choix : continuer leur vie normalement, avec tout ce que cela compte de routine, de pilotage automatique ; ou s’en aller, partir, et peut-être retrouver les anciennes sensations, la bouteille de rosé, la jeunesse perdue, le sexe sans l’habitude, les nuits blanches… C’est un choix d’autant plus difficile que, s’ils ont la nostalgie de leurs vingt ans, ils ont surtout quarante ans bientôt. Ils ont des vies bien engagées. Ils comprennent que ça va être tout le temps un peu ça. Que les surprises ont été remplacées par les responsabilités. Et ils ont peur. Et c’est ça, cette crise, qui est le thème central d’« Une Nuit à Rome ». Cette impression d’inachevé.

     

    Interview par Anne Feffer

    © Photo Ulysse Terrasson : Manon Caré

    © Photo à la Une avec l’aimable autorisation de Jim Thierry Terrasson

     

     

     

     

  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 8)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE XI

     

    Leçon de chose 1 (Mais qui es-tu, petit bébé pédé ?)

    Il y a des avis contradictoires, des théories différentes, des explications scientifiques, mais toujours pour dire en substance la même chose. Tout part de l’enfance. Les plus blasés bâilleront que cela commence même dans le ventre de la mère. Les plus pointus vous diront que tout vient des gênes, que c’est héréditaire. Les plus religieux s’exalteront : diabolisation, Sodome et Gomorrhe, démence, Damien, la malédiction, le retour… Les plus Freudiens psychanalyseront : peur du sexe féminin, cette grotte sombre et humide où l’on peut du coup facilement choper un rhume. Œdipe, mère à poil dans la salle de bain : « rentre, mon chéri, voyons, c’est pas grave, je suis ta mère… ». Symptôme Norman Bates. Et enfin les plus cons vomiront un bon vieux « P’tain d’sales tarlouzes ! »…

    Une chose est sûre, l’homosexualité est une longue gestation qui commence très tôt, en tout cas trop tôt pour que le petit garçonnet puisse déjà savoir lui-même de quoi il en retourne. Cette orientation n’apparaît donc pas comme ça, par magie, dès l’âge de dix ans ou à la puberté, à la suite d’une déconfiture amoureuse avec Christelle, le flirt de 5ème. C’est dès le début de son existence que tout devient déjà compliqué pour lui.

    Il va ressentir cette impression diffuse d’être sans cesse en porte-à-faux vis-à-vis de ses petits camarades ; un décalage mais aussi un fonctionnement alternatif à son environnement habituel. Toutes les informations reçues, il ne les digère pas comme les autres. Un film avec la mauvaise bande-son ou avec un doublage médiocre. Imaginez par exemple une novela colombienne doublée dans un Français plus qu’approximatif, et ça peut vous donner une idée…

    Mais avant l’étape du coming out, cette grande déclaration faite aux parents, aux amis ou à tout son entourage, qui pour les plus audacieux pourra survenir à l’adolescence, à dix-huit ans ou pour d’autres bien plus tard, voire jamais, dans la plupart des cas, il y a d’abord toute cette enfance à vivre et à comprendre…

    Avant ses dix ans, cet enfant est comme les autres de son âge, il ne sait rien ou presque sur la sexualité en général. Mais depuis une quinzaine d’années, avec l’avénement d’internet, nous assistons à une propagation exponentielle des ordinateurs et des écrans pour soi. Dès l’âge de trois ans, n’importe qui aura accès à des images qu’il aura tôt fait de décrypter comme étant un peu « olé-olé ». La pornographie est bien la représentation la plus lisible aujourd’hui sur le Net, parfois pour le meilleur mais surtout pour le pire.

    Quant à la sexualité des enfants et des pré-adolescents avant l’an 2000, celle-ci ne se résumait qu’à des concepts flous et des mots-clés tels que « bite, couilles, nichons, la maîtresse en maillot de bain ». Mais aujourd’hui, cette sexualité s’illustre de façon bien plus concrète, avec le son et les images qui accompagnent souvent crûment sa simple évocation. Tournante, éjac’ faciale, biffle, fist fucking, gang bang… j’en passe et des meilleurs. C’est en tout cas ce que la société tend en premier à un enfant, comme information, pour parler de sexualité. Après cela, bienvenue dans la réalité, petit chérubin !

    Bon, un peu de pédagogie, comme si on était encore dans les années 70, dans la classe de CP de madame Migeon. Le bambin va comprendre très vite, comme ses petits camarades, qu’il possède un « zizi » et que les filles, quant à elles, ont une « fente » située au même endroit. Tiens, c’est bizarre, cette fente à la place du « zizi »… un peu comme la fente de son cochon tirelire.

    Petit bébé pédé cogite (cogito ergo sum)… Alors, c’est donc ça ! Toutes les filles seraient elles aussi de vulgaires cochons-tirelires. D’où cette première répulsion, logique bien qu’injuste, de la femme. Celle-ci ne serait ainsi qu’une grosse cochonne qui ne pense qu’au fric…

    – Maman ?
    – Oui mon chéri.
    – Maman, est-ce que toi aussi tu es une grosse cochonne tirelire ?
    – Quoi ?! (« vlaaam » fait le bruit de la main sur la tronche)

    Haut comme trois pommes, Petit bébé pédé théorise beaucoup, ce qui le démarque déjà des autres enfants de son âge, qui eux ne pensent qu’au foot, à la bagarre ou à des jeux vidéo ultra-violents. Bon… Il faut dire que dans les années 70, en matière de jeux vidéo ultra-violents, le choix était vite vu : on avait « Pong » et… et « Pong »… Toujours est-il que Petit bébé pédé se projette quant à lui plutôt dans un monde peuplé de fées, de farfadets et parfois même de gros messieurs barbus.

    La grande révélation survient dans un vestiaire, après le sport ou la piscine, là où tous les enfants se retrouvent nus. Voilà donc notre Hamlet en culottes courtes qui va enfin connaître la réponse à sa grande question. Cette première érection, qu’il aura en voyant un autre garçon dont il est inconsciemment amoureux et pour qui il éprouve du désir, sans trop comprendre de quoi il en retourne, ne pourra être commenté avec personne… il ne sait pas ce qui lui arrive mais il sait que ça n’est pas bien…

    Dans ce milieu où on ne parle que de filles, et où on se doit de ne parler que de filles, avec comme graal ultime de les embrasser avec la langue, comment justifier objectivement une telle « réaction physiologique » ? Car il est somme toute assez rare à l’époque de voir des parents ou des proches, dans le cadre de l’éducation donnée à leurs rejetons, aborder le thème de l’homosexualité aussi sereinement que celui de l’hétérosexualité. Peut-être aujourd’hui, et encore, mais certainement pas dans les années 70… ou alors avec des parents trotskistes, évoluant dans des milieux intello-artistico libertaires et possédant un riad à Marrakech.

    Si le milieu familial est fermé, avec des parents absents, sourds, aveugles et murés dans leurs propres questionnements, l’enfant gay ne pourra qu’encore davantage se sentir exclu, en cultivant dans son coin un sentiment de honte et ça, pour la peine, pour avancer dans la vie, ça risque de ne pas être top. Très souvent, à l’adolescence, le gay qui vit dans le subterfuge parvient à passer inaperçu à l’école car il sait facilement s’entourer d’une ribambelle de filles. D’ailleurs, les autres morveux enragent de le voir ainsi toujours aussi bien accompagné.

    L’ado gay affiche en effet une affinité certaine avec toutes ces petites lolitas. Patience, écoute, conseil, sensibilité, empathie, alliés à un sens de l’humour plus développé que la moyenne, sont définitivement les pierres de voûte du bunker dans lequel il enfouit profondément sa véritable orientation sexuelle. Bien-sûr, il flirtera mais n’ira jamais jusqu’au bout, craignant que cela ne débouche que sur du vide et de la déception amoureuse. Cette couverture va durer le temps de l’école, le temps de la famille, voire le temps de toute une vie, en fonction du milieu dans lequel il a grandi. Une dissimulation qui causera néanmoins des torts irrémédiables, à lui comme aux autres.

    Hormis ceux qui grandissent au fin fond de la Lozère ou dans un pays où cela peut très mal se passer si on apprend qui vous êtes vraiment, il y a tous les autres qui vont pouvoir accéder au niveau supérieur de leur identité et être enfin ce qu’ils sont vraiment, des gays privilégiés, de par leur métier et les personnes qu’ils fréquentent.

    Mais dans ce processus d’émancipation, beaucoup vont devoir être opiniâtres, pour débusquer leurs semblables. Ils vont rechercher des environnements propices à leur épanouissement. Mais dans nombre de cas, cette démarche et cette construction se feront dans l’anonymat, tant vis-à-vis de la famille que du milieu professionnel. Mais qu’ils restent dans l’ombre ou qu’ils soient dans la lumière, il leur restera néanmoins un léger détail à régler…

     

    La Môman

    Dans la famille, la mère est bien la seule personne à garder une sorte de lien télépathique avec sa progéniture, tant que l’un comme l’autre restent présents sur cette terre. De l’ovulation à l’accouchement, en passant par les premières rencontres « échographiques », la mère est déjà connectée à son enfant. Encore plus fort que le wifi, la fibre optique et le bluetooth (blutouf, bloutouss, blutoph…?) réunis !

    Depuis le début de ces manifestations hormonales aux premières séances masturbatoires, avec inspection quotidienne des draps, dans le seul but de quantifier le niveau de pollution nocturne, la môman ressent viscéralement chaque changement thermique et cérébral chez son roudoudou. Plus la libido de son enfant s’affirmera et plus les doutes céderont la place à des évidences grosses comme des maisons. La mère feindra d’ignorer le sujet directement, et c’est plutôt de manière détournée et sournoise qu’elle appliquera la bonne vieille méthode toujours en vogue chez toutes les mômans du monde entier, à savoir prêcher le faux pour savoir le vrai.

    Exemple de dialogue surréaliste entre une mère et son fils :

    – Alors, quand est-ce que tu nous la présentes, ta copine ?… [tentative de détournement]
    – Bof, tu sais, tant que c’est pas officialisé, je ne préfère pas trop…
    – Ah bon… T’as une copine en ce moment, alors ? Qui n’est pas très sérieuse, c’est ça, hein ?!
    – Oui voilà…
    – Et tu n’voudrais pas, comme ça, à ton père et à moi-même, ici présents, présentement et en tout bien tout honneur, juste pour rigoler un coup, tu vois, nous en montrer un   bout… Pour voir juste comment ça fait… tes goûts en général…
    – Ouais, mais qu’est-ce que ça changerait si je vous le… LA présentais, si c’est pas sérieux ?
    – Tu as dis « LE » ?!
    – Hein ? Ben, non…
    – Ah, pardon, j’avais dû mal comprendre… Tout ça pour dire, on se ferait une petite idée, tu vois ? Si tu préfères les brunes, les blondes, les rousses, quoi… Même chauve hein… !! C’est juste que là, tu arrives à 55 ans et je n’arrive pas trop à préciser ma pensée au niveau des repaires, où te situer dans le temps et l’espace, les lois d’Archimède, la relativité, tout ça…

     

    Et oui, car dans l’absolu, la môman ne le sait que trop bien, ce que fabrique son roudoudou chéri dans son dos, mais elle veut l’entendre de sa propre bouche plutôt que de celle d’un autre. Elle ne lui en voudra pas. Jamais. C’est plutôt du côté du père que ça risque de se compliquer sacrément, à cause de vagues concepts de pérennité et d’atavisme, en mode « tu seras un homme, mon fils » ou encore « la famille fiston, la famille »… Et il n’est pas impossible que le père, à l’annonce que son descendant direct est homosexuel (de la jaquette, du bâtiment, quoi…), se sente d’un seul coup un peu comme émasculé à la machette ou au couteau à huitres. Il découvre, mais trop tard, que le rejeton qui sort tout droit de ses testicules possède sa propre conscience, emprunte son chemin personnel et fait ses choix.

    Pourtant, Yves Duteil chantait bien « Prendre un enfant par la main et lui montrer le chemin… », non ?

    Oui, mais bon… C’était dans les années 70…

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 06)

     

     

     

  • Les Mystères de l’Ouest, délicieusement décalés

     

     

    Quatre saisons diffusées aux Etats-Unis de 1965 à 1969 sur le réseau CBS et à partir de 1967 en France, dont la première en noir et blanc, soit 104 épisodes au total, font des « Mystères de l’Ouest » probablement l’une des séries les plus originales des années 60-70.

     

    « Les Mystères de l’Ouest », étonnant mélange de western, de science-fiction et de fantastique, saupoudré d’une bonne dose d’humour et de dérision, nous racontent les aventures trépidantes de James West et Artemus Gordon, deux agents très secrets au service du président Ulysses S. Grant, dans les années 1870. Pour les besoins de leur mission, les deux compères vivent et se déplacent à travers l’Ouest américain à bord d’un train luxueux.

    West et Gordon, deux hommes prêts à tout pour faire respecter la loi et déjouer les plans nécessairement infâmes d’ennemis de l’ombre, parmi lesquels le célèbre docteur Miguelito Loveless, homme de petite taille mais grand esprit malfaisant ; un génie du crime capable de créer d’improbables machines meurtrières pour ourdir de terribles complots contre les Etats-Unis d’Amérique.

    Le personnage du Dr Loveless, qui apparaît dans dix épisodes des « Mystères de l’Ouest » entre 1965 et 1968, certains parmi les meilleurs de toute la série, est incarné par le génial Michael Dunn. Génial n’est pas un vain mot, tant l’acteur était doté d’un quotient intellectuel hors du commun (178, soit 18 points de plus qu’Albert Einstein). Il commence en effet à lire tout seul à l’âge de trois ans, gagne peu de temps après plusieurs concours d’orthographe nationaux. Très doué pour le piano et doté d’un beau brin de voix, il se lance dans une carrière de pianiste de jazz, mais il rêve de faire carrière au cinéma. Michael Dunn est hélas atteint de nanisme et souffre de malformations osseuses qui rendent ses déplacements difficiles.

    Malgré son handicap, il pratique néanmoins divers sports – comme la natation et le patinage – et exerce de nombreux métiers, dont celui de détective dans un hôtel, avant de débuter sa carrière au cinéma et à la télé à l’âge de 28 ans. Il jouera dans plusieurs films, surtout d’horreur, et sera nommé pour l’Oscar du meilleur acteur de second rôle dans « La Nef des Fous » en 1966.

    Mais le rôle qui le rend célèbre est définitivement celui du savant fou des « Mystères de l’Ouest ». Véritable génie du mal, Loveless est cependant un méchant des plus sympathiques, grâce à sa verve, sa bonne humeur et les numéros de chant et de musique dont il nous gratifie à chacune de ses apparitions. Déguisé en Robin des Bois, Shérif d’une petite ville emprisonnée dans un tableau dans lequel il a piégé les autres personnages, Michael Dunn écrase de sa petite taille ses partenaires, par sa présence et son jeu d’acteur. Il chante, joue du piano et danse, cabotinant sans cesse pour notre plus grand plaisir…

    Les épisodes des « Mystères de l’Ouest » se caractérisent par un schéma immuable. Nos deux héros sont confortablement installés dans leur train luxueux. Ils se voient confier une mission et se rendent sur les lieux soit en train soit à cheval. Un groupe de malfrats dirigé par un grand méchant – souvent fou et qui rêve de diriger le monde, à l’instar de la série des James Bond – commet des exactions.

    Jim se fait ensuite capturer, souvent après avoir cédé aux charmes d’une femme perfide. Artie, qui pratique à merveille l’art du déguisement et qui utilise des gadgets sophistiqués, vient à son secours. Nos deux amis parviennent à s’échapper, grâce à l’ingéniosité d’Artie (Ross Martin) et aux talents physiques de Jim (Robert Conrad), et finissent par mettre hors d’état de nuire les méchants.

    Les moyens de la série, malgré des costumes raffinés et des décors luxueux, se révèlent assez limités. Les malfrats sont toujours incarnés par le même groupe de cascadeurs, que l’on reconnaît très vite au fil des épisodes. Nos héros arrivent toujours dans la même demeure, dont le hall et l’escalier nous sont rapidement familiers. La balustrade de la galerie à l’étage est invariablement brisée, suite à la chute du bandit avec lequel Jim se bat…

    Tout le monde se souvient ainsi du jour où la série débarqua en France en 1967, pour ensuite compter à partir de 1973 parmi les programmes phares de l’émission « La Une Est à Vous », produite par Guy Lux et présentée par le regretté Bernard Golay. Les téléspectateurs tombèrent vite sous le charme des aventures rocambolesques, anachroniques et uniques en leur genre, dans la production télévisuelle de l’époque.

     

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    Impossible d’oublier ce générique animé, où l’on voyait un cow-boy entrer dans un bar, terrasser un ennemi invisible d’un coup de revolver avant d’assommer d’un uppercut une jeune femme qui s’apprêtait à poignarder notre beau héros. Oui, le politiquement correct n’était pas encore passé par là. Les histoires faisaient trembler et rien que les titres nous promettaient quelques délicieux frissons ; « La nuit du lit qui tue », « La nuit du détonateur humain », « La nuit des barreaux de l’enfer », « La nuit de la machine infernale » ou encore « La nuit de l’engin mystérieux »… Autant de nuits restées depuis gravées dans nos mémoires.

    Tout cela faisait trépigner les enfants que nous étions, et d’autant plus que tout se finissait bien… Nos deux comparses remontaient ensemble dans le train qui leur servait de quartier général et repartaient sillonner l’Amérique, vers de nouvelles missions tout aussi périlleuses. C’était il y a bien longtemps, mais la série mérite toujours autant d’être redécouverte, même s’il n’est plus question de la regarder avec la naïveté d’autrefois.

    Car l’originalité de la série réside également dans son double niveau de lecture. Première série délibérément gay de l’histoire de la télévision, sous l’influence de son producteur Michael Garrison qui, contrairement aux moeurs de l’époque, affichait ouvertement son homosexualité, « Les Mystères de l’Ouest » assume ainsi un côté parodique et échevelé, avec une volonté évidente de liberté et d’autodérision, à commencer par son titre original, « Wild Wild West ».

    Il est fort probable que cette caractéristique ait pu échapper à l’époque aux jeunes téléspectateurs  que nous étions, mais c’est définitivement ce qui a désigné « Les Mystères de l’Ouest » comme « la grande série classique la plus mal comprise de l’histoire de la télévision », ainsi que le mentionnent Martin Wincker et Christophe Petit dans leur « Guide Totem des Séries Télé ».

    Et effectivement, en y regardant de plus près, on remarquera d’abord les costumes très ajustés de nos deux héros, notamment celui de Robert Conrad, alors qu’aucune autre série western classique ne moulera autant le corps de ses acteurs. Et puis quelques plans rapides, quasi subliminaux, nous offrent un gros plan sur les fesses de Jim, là aussi impensable dans une série diffusée à l’époque, de surcroît destinée au grand public…

    Dans la plupart des épisodes, Jim est capturé et exposé, parfois même écartelé, pantalon ultra-moulant et torse nu, dans des positions à la limite d’une revue SM… Tandis qu’Artemus Gordon se travestit régulièrement en femme, haussant le timbre de sa voix et semblant prendre un plaisir immodéré à cet exercice de travestissement en talons hauts. Et ça ne semble pas être que pour les besoins de sa mission… Artemus Gordon, premier drag queen de la télé ? Ça pourrait faire sens…

    James ne tombe jamais amoureux, même s’il semble se laisser parfois séduire. Des femmes sont souvent invitées à bord du train, à la fin des épisodes, mais elles ont plutôt « un rôle décoratif » et sont probablement débarquées à la station suivante, laissant nos deux héros savourer leur intimité retrouvée… Deux hommes vivant dans un train, symbole ô combien équivoque, qui ne laisse guère de doute quant à leur orientation sexuelle.

    L’esthétique sado-masochiste, qui nous aura probablement échappé à l’époque, semble encore davantage s’affirmer dans les épisodes où apparaît le Dr Loveless, jaloux du corps d’athlète de James West. Pour s’en convaincre, un court extrait du dialogue final de l’épisode « La nuit du printemps meurtrier » (Saison 01, Episode 27). Nos deux amis regardent d’un air triste le lac dans lequel Miguelito vient de se noyer – du moins le croient-ils – et ça donne :

    Artemus : « Tu ne veux pas le croire mais c’est ainsi, il est mort. »
    James     : « Tu as peut-être raison. La haine est un lien aussi fort que l’amour. »
    Artemus : « Que veux-tu dire ? »
    James     : « Il va me manquer. »

     

    Alors, avec « Les Mystères de l’Ouest », aurions-nous affaire à la toute première série crypto-gay de l’histoire ? Pourquoi pas, sachant que son créateur Michael Garrison était un homosexuel affirmé et assumé ; une transgression audacieuse et plutôt légère pour l’époque, qui nous invite à la regarder désormais d’un œil moins naïf et plus coquin. Honni soit qui mal y pense…

    En tout cas, « Les Mystères de l’Ouest » reste encore aujourd’hui la série western la plus originale de l’histoire de la télévision. Mécomprise, elle mérite d’être redécouverte pour en saisir toute l’ironie, l’inventivité et ce décalage délicieusement absurde qui lui permet finalement de ne pas trop prendre de rides et de fêter cette année son 55ème anniversaire. Allez, pour finir, découvrons (ou redécouvrons) l’épisode 01 / Saison 01 datant de 1965.

     

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  • Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 6)

     

     

    PARTIE I

     « Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »

     

     

    CHAPITRE IX

     

    Le collège

    Comparé à la maternelle ou à l’école primaire, je me suis senti au collège moins comme une écrevisse prise au piège qu’un condamné à mort en sursis. Mais avec le recul, je me suis néanmoins dit que beaucoup de ces enseignants étaient tout juste bons pour l’hôpital psychiatrique. Entre le prof d’histoire-géo, bonapartiste, qui restait bloqué presqu’une année entière sur le nain corse et une prof de maths aussi petite qu’hystérique, qui pouvait changer de nature de cheveux en quelques secondes, passant de raide à frisé puis de long à rasé, à mesure que nous prenions l’eau de toute part, tentant vainement de comprendre le sens même du calvaire qui nous était imposé. Très perturbant.

    Nous avions également droit à une prof de travail manuel qui nous faisait faire des pompons en laine ainsi que des poupées géantes en bouchons de liège. Et j’avoue ne jamais avoir bien compris où pouvait résider l’intérêt de ce genre de matières. Cette femme était de surcroît effrayante, avec son maquillage de clown, sa coiffure en chignon thermo-moulé, son parfum Mitsouko de Guerlain imbibant la moindre molécule d’air ambiant, ses tailleurs impeccables et un lointain accent germanique. Exagérément sévère, considérant la matière qu’elle nous enseignait, et totalement risible : « aujourd’hui, les enfants, nous allons fabriquer un cendrier de deux mètres en épluchures de pommes de terre, durci à la glaise puis cuit au lance-flammes… Et je ne veux rien entendre ! »

    Il y avait aussi cette professeur de musique, mademoiselle Enizan, qui exigeait que ses élèves viennent à ses cours en « Rhythmics », soit-disant pour une meilleure acoustique. Elle se prenait pour Mireille, avec son petit conservatoire, et rentrait dans une fureur noire si l’un de nous avait le malheur d’oublier les fameux chaussons. Tout cela pour des cours de flûte-pipo… Et attention, elle ne voulait voir personne en chaussettes ! C’était quasiment idéologique. Celui qui avait malencontreusement omis ses chaussons de danse encourait de terribles sanctions, à commencer par celle de se faire sectionner un à un les orteils au sécateur : « Laaaaaaaa, Miiiiiiiiiii, Réééééééééé… Allons, les enfants, on reprend tous ensemble… il était une bergèèèère et ron et ron, petit patapon ! ».

    J’étais à l’agonie et je redoublais naturellement ma 6ème, dans l’indifférence générale. A l’annonce de cette nouvelle, mes parents, extrêmement accaparés par leur commerce, avaient tout juste affiché un mécontentement assez relatif, voire plus que modéré, avant de retourner à leurs fleurs. Ils avaient une boutique dans le centre-ville, ouverte 7 jours sur 7, de 09h00 du matin à 20h30 le soir.

    Jamais ils ne m’aidèrent pour mes devoirs, que je ne faisais d’ailleurs jamais, et ne s’en inquiétaient pas outre mesure. A peine rentré à la maison, j’étais déjà devant Goldorak et Albator. Ces deux-là auront en quelque sorte été les artisans majeurs de mon échec scolaire. Candy Neige André et le Petit Prince des Collines y auront également activement participé.

    Mon cursus calamiteux se poursuivait ainsi, tel un lent calvaire, année après année. En 5ème, on ne me fit pas redoubler et on m’accorda le passage en classe suivante, malgré mes résultats plus qu’indigents. Car tous savaient au fond d’eux que c’était sans espoir et qu’ils aurait mieux fait de me mettre dans un sac avec des chatons avant d’aller incognito nous noyer en forêt…

     

     

    CHAPITRE X

     

    S’enseigner à soit même

    A présent, recontextualisons les faits. Nous étions au tout début des années 80. Je vivais dans cette petite ville de province paisible appelée Niort ; « Niort, Niort, deux minutes d’arrêt ! ». Tous les mercredis et les samedis après-midi, avec mon argent de poche, je me précipitais au cinéma pour découvrir les films qui venaient de sortir. Et ce ne furent que des chocs immenses.

    Lorsqu’on a entre neuf et onze ans, on ne mesure pas encore à quel point des films comme « L’empire contre-attaque », « Les Aventuriers de l’Arche Perdue », « E.T. », « Tron », « Shining » ou « Blade Runner » vont vous marquer à vie et constitueront les fondements de votre éducation culturelle, vos goûts, vos références, tout en vous apportant une certaine vision du monde. J’ingérais avidement tout ce que je voyais au cinéma, et si de surcroît j’appréciais, il me fallait absolument posséder tout ce qui pouvait faire référence au film en question, à commencer par sa bande originale.

    Juste après avoir vu « Elephant Man » à sa sortie en salle en 1980, je me précipitais ainsi chez le disquaire, afin de me procurer la B.O. du film, dans le seul but de réécouter encore et encore l’adagio « For String » de Samuel Barber. Le chef d’oeuvre de David Lynch m’avait bouleversé au point que le 33 tours que j’usais inlassablement sur ma platine deviendrait un leitmotiv, une façon de concevoir et d’appréhender l’existence. Éprouver une joie infinie, à en être si triste… Ce serait mon jardin secret, mon refuge. Ce fut d’ailleurs le premier disque que j’achetais, et je découvrais ainsi le concept d’affirmer mes propres goûts.

    Avec les trente francs que je recevais de ma mère chaque semaine, je pouvais aller voir un film, m’acheter un 45 tours ainsi qu’une nouvelle figurine Star Wars. Pour un 33 tours, soit je demandais une rallonge, soit je devais économiser…

    Les albums d’Earth Wind And Fire ou l’immense « Thriller » de Michael Jackson allaient ainsi m’ôter toute envie de suicide. Et contre toute attente, je découvrais le plaisir de sautiller et de bouger mes hanches sur leur musique, comme si je percevais une sorte d’appel inconnu émis des tréfonds de mon corps. Je dansais souvent seul dans ma chambre, pris de frissons étranges à la simple écoute de Maurice White ou Philip Bailey, sans me douter un seul instant que l’armoire normande commençait à sacrément tanguer et que quelque chose d’énorme voulait désormais en sortir. La petite ballerine s’était à présent muée en nageuse est-allemande. À moins qu’il ne se fût agi d’un catcheur mexicain ou d’un lutteur turc.

    J’écoutais tout ce qui pouvait afficher des sons soul, funk et groovy. Il me semblait d’ailleurs avoir toujours connu cette musique, ainsi que ses voix et ses interprètes, lorsqu’elle était jouée à la télé. Et là, je devenais dingue. Je savais qu’elle était là depuis longtemps, enfouie en moi sans que j’en eus pleinement conscience, et que plus je m’aventurais dans ces styles musicaux et plus il me paraissait évident que tout cela allait de pair avec l’armoire normande et ce qu’elle contenait…

    Le vendredi ou le samedi soir, il arrivait que j’aille au cinéma avec mon frère, mais plutôt pour voir des films d’horreur. J’ai pu ainsi allègrement me faire dessus en découvrant en salle « Alien, le 8ème Passager » ou « Le Loup-Garou de Londres ». ce fut également l’avènement de la cassette VHS et des magnétoscopes. « Massacre à la tronçonneuse », « Evil Dead », « L’Exorciste » ou « Poltergeist » furent ainsi les parrains peu recommandables de mon baptême des sens.

    Tous ces films eurent à l’époque les mêmes effets, sur mon imagination point encore étanche, que certains psychotropes. C’est aussi en ce début des années 80 que je me révélais fan de musique en général et que j’absorbais tout ce qui sortait, entre pop, rock, funk, musique de film et classique ; Depeche Mode, The Cure et leurs premiers albums en vinyle, que j’allais d’abord écouter chez Disco+ ou Favreau, les deux seuls disquaires de Niort.

    Rétrospectivement, je ne m’étais jamais dit qu’un jour, j’éprouverai une telle mélancolie à l’égard de la musique et ses supports de l’époque, entre K7 et 33 tours, comme une sorte de vecteur générationnel. Car lorsque les choses commencèrent à s’accélérer et que l’on assista en direct à l’avènement du CD, du MP3, puis du streaming, le tout condensé en une poignée d’années, on tenta de feindre la surprise et d’accepter ces révolutions technologiques, pour ne pas perdre la face vis-à-vis des générations suivantes, qu’on envie et qu’on déteste en même temps.

    Nous étions une génération fétichiste, puisqu’à notre époque, la musique était avant tout un objet. Ce plaisir immense qui consistait à acheter un vinyle, se précipiter chez soi, dans sa chambre, extraire le disque de sa pochette, le mettre sur la platine puis poser le bras sur le sillon. Entendre d’abord ces petits craquements familiers, puis ce son rond, chaud, plein…

    Passer tant d’après-midis, de dimanches, à écouter The Cure et leurs complaintes, avec « Pornography », « Some Great Reward » de Depeche Mode, « The Hurting » des Tears For Fears, « Soul Mining » du groupe The The, pendant que dehors il pleut, que le monde poursuit sa rotation aveugle tandis que le nôtre, lui, tourne en sens inverse. J’imaginais ainsi mettre sur orbite mon propre monde, bien différent de celui que l’on tentait de m’imposer.

    Pour la littérature, ce fut tout aussi confus. J’ai choisi les premiers livres que j’ai lus au doigt mouillé, sans qu’ils m’aient été imposés. Le tout premier, « Moins que zéro », était également le tout premier écrit par Bret Easton Ellis. J’enchaînais ensuite avec une novellisation du film « Poltergeist » puis « Chroniques Martiennes » de Ray Bradbury ; étrange sélection à l’aveugle… Les couvertures attiraient d’abord mon attention, avant que je n’aille découvrir le texte au verso.

    Work in Progress…

    Je devais me construire seul pour l’instant et je me sentais comme une grosse éponge qui n‘avait pas encore servi, comme un disque dur vierge.

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)

     

     

     

  • « Tout Simplement Noir », une sacrée bonne nouvelle

     

     

    Avec le vrai-faux documentaire « Tout Simplement Noir » sorti en salle le 08 juillet, les mauvaises langues n’auront probablement pas manqué de relever qu’on n’aurait pas pu rêver meilleur timing pour ce genre de pochades malpolies.

     

    Et pourtant… « Tout Simplement Noir » aurait dû sortir en avril, donc bien avant l’affaire George Floyd ou le retour sur le devant de la scène médiatique du feuilleton Traoré. Jean-Pascal Zadi, l’acteur principal, concède que juste avant la date de sortie en salle initiale, on a certes assisté au plaidoyer (peu convaincant) de l’actrice Aïssa Maïga lors de la cérémonie des Césars 2020, censé mettre en avant la représentation, selon elle encore insuffisante, des noirs dans le cinéma français ; preuve s’il en est que ce sujet ne date décidément pas d’hier, et qu’il risque de faire encore longtemps partie de ces thèmes sociétaux qui divisent.

    Le pitch de « Tout Simplement Noir », en deux mots : JP, un acteur antillais de 38 ans, quelque peu ringard, vivote grâce à de petites vidéos publiées sur YouTube, où il se met en scène dans des sketchs le plus souvent limites et rarement du meilleur goût… Affublé de chaînes ridicules autour du cou, il interpelle les passants dans la rue. Dans une de ces vidéos, on le voit d’ailleurs se faire rabrouer par Maboula Soumahoro, signe rassurant que la militante de toutes les causes finissant par « iste » peut faire preuve d’un soupçon d’autodérision, probablement à son corps défendant…

    Las de ses pitreries, JP opte finalement pour le premier degré, en tentant d’organiser une marche de la fierté noire dans Paris. On imagine que derrière ce semblant de conscience qui le rattrape, il essaie simplement de faire parler de lui, en s’emparant tant bien que mal de l’alibi communautariste. On assiste alors à ses pérégrinations et rencontres fortuites, avec aussi bien des inconnus que des personnalités plus connues, comme Fabrice Eboué, Joey Starr, Lilian Thuram, Claudia Tagbo, Vikash Dhorasoo, Lucien Jean-Baptiste, Eric Judor, pour ne citer qu’eux.

     

    [youtube id= »pUkmpBAB7UA » align= »center » mode= »normal » maxwidth= »900px »]

     

     

    Le concept de « Tout Simplement Noir » pourrait participer de la parfaite petite bricole opportuniste, de celles qui caressent dans le sens du poil tant la communauté noire, remontée, que la blanche, en mal de genoux à terre. Mais que nenni… Jean-Pascal Zadi, l’instigateur de cette farce caustique, ne compte justement pas rester sur des chemins balisés par l’outrance de la société actuelle et s’en tenir à une quelconque caution politiquement correcte.

    Plus on avance dans le film et plus le projet de JP se délite, au fil des interventions successives des personnalités qui jouent leur propre rôle, en défilant devant lui et sa caméra. Le personnage placide et maladroit campé par Jean-Pascal Zadi nous fait en même temps la démonstration que tout n’est pas si simple et que la question « noire » ne se résume pas à une couleur de peau, ni même à une histoire commune, mais bien aux individus eux-mêmes.

    Avec son physique débonnaire, un peu gauche – on croirait même parfois entendre Homer Simpson – le Martiniquais va bousculer « dans son shaker » tant les préjugés que les clichés qui ont la vie dure. Et cette (fausse) comédie ne va jamais précisément là où on pourrait l’attendre. Renvoyant sans cesse dos à dos les notions de communauté, de religion, de couleur ou de politique, on assiste, non sans une certaine jubilation, à un flot d’autocritique et de petites piques, dans ce qui pourrait constituer une séance d’acupuncture collective et salvatrice.

    « Tout Simplement Noir » est brinquebalant, parfois mal fichu, car ce film ne se pense pas en terme de rythme ou de punchlines, mais plutôt comme une succession linéaire de morceaux d’anthologie, où chacun va rire et souvent jaune. Oui, on rit jaune, orange, rouge, voire noir ou blanc, et on est souvent confronté à nos propres petites lâchetés et hypocrisies.

    Nombre de guests connus acceptent finalement de se prêter à ce jeu de chamboule-tout faussement naïf et premier degré, et nous révèlent leur nature profonde, en grossissant simplement le trait qui les définit néanmoins intrinsèquement, avec une mention spéciale à l’humoriste Fary, dans un contre-emploi assez jouissif.

    À l’heure où tout débat de société est immanquablement séquestré par des minorités bruyantes et toxiques, et où tout se doit d’être binaire, avec d’un côté les éternelles victimes et de l’autre les horribles colonialistes, il faut saluer ce petit film sans prétention qui insuffle une bonne bouffée d’oxygène dans une atmosphère actuelle tellement viciée.

    « Tout Simplement Noir » est une sacrée bonne nouvelle. Et on sort de la projection tout simplement moins con…

     

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  • « Pull My Daisy », le film culte de la Beat Generation

     

     

    « Pull My Daisy » est le premier film réalisé en 1959 par le photographe et cinéaste Robert Frank, en collaboration avec le peintre Alfred Leslie. Le scénario, inspiré d’une soirée chez les Cassady, est un fragment d’une pièce inachevée de Jack Kerouac.

     

    Tourné en 1959, « Pull My Daisy », le film culte de la Beat Generation, réunit la fine fleur littéraire, photographique, picturale et musicale de la contre-culture américaine : les poètes Allen Ginsberg, Gregory Corso et Peter Orlovsky ; les peintres Alfred Leslie, Larry Rivers, Alice Neal ; la comédienne française, alors débutante, Delphine Seyrig ; le marchand d’art David Bellamy, jouant le rôle d’un évêque ; la danseuse Sally Gross ; le musicien David Amram et le photographe Robert Frank… Puis Jack Kerouac, auteur de la trame du film et du commentaire qu’il improvise sur des images déjà montées ; voix-off intense et poétique, que le « Jazz Poet », comme il se définit lui-même, scande de sa voix si profonde et mélodieuse.

    En dépit de sa réputation de totale improvisation, on sait que dans les faits, « Pull My Daisy » fut conçu et orchestré assez précisément par ses deux réalisateurs, Alfred Leslie et Robert Frank. On peut néanmoins se demander comment ils sont parvenus à diriger cette bande de joyeux drilles… David Amram se souviendra d’ailleurs que Robert Frank et Alfred Leslie tentaient tant bien que mal d’aborder le projet avec sérieux, tandis que les autres protagonistes n’avaient de cesse que de les perturber ou de couvrir les indications de jeu par leurs rires… Mais c’est peut-être en cela que réside la spontanéité évidente du film.

    Evocation d’une soirée passée chez l’icône de la Beat Generation Neal Cassady, qui inspira à Kerouac le personnage de Dean Moriarty dans son livre « Sur la Route », et sa femme, la peintre Carolyn Robinson, le film raconte l’histoire d’un « serre-frein » dont l’épouse invite un évêque respecté à dîner. Cependant, les amis bohémiens du cheminot, également présents à la soirée, font joyeusement capoter la fête. Il en résulte quelques effets comiques aussi improvisés qu’inattendus. A noter aussi la présence au générique du propre fils de Robert Frank, Pablo Frank.

    Le photographe John Cohen fut le témoin privilégié de ces journées entières passées à « cueillir la marguerite », et ses clichés pris sur le vif rayonnent d’une incontestable joie communicative.

    Pour retrouver la traduction inédite du génial commentaire improvisé par Kerouac pour les besoins du film, vous pourrez vous référer à l’ouvrage éponyme « Pull My Daisy » publié aux Editions Macula, complétée par une introduction de Patrice Rollet, professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy, ainsi que par un texte de présentation de « Pull My Daisy », suivi de deux entretiens avec les réalisateurs Alfred Leslie et Robert Frank, menés par Jack Sargeant, auteur d’études de référence sur l’histoire des contre-cultures américaines.

     

    [arve url= »https://vimeo.com/92403607″ align= »center » title= »Robert Frank : « Pull My Daisy » (1959) » description= »Robert Frank » maxwidth= »900″ /]

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Pull My Daisy » (Editions Macula) 

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Pull My Daisy » (Article publié sur monoquini.net)