Catégorie : Théâtre

  • Retour sur « Art », la brillante comédie de Yasmina Reza

     

     

    L’art n’a pas de limite, n’a pas de fin et encore moins d’utilité pratique. Ce n’est plus à démontrer, la sensibilité dans l’art n’est que subjectivité, et la création balaie les dogmes et diktats d’un souffle intolérant et vertigineux. À l’art moderne succède l’art contemporain, cet obscur inconnu à la fois admiré et incompris, courtisé et rejeté.

     

    Né après 1945, l’art contemporain est plus que toute autre création éminemment insaisissable : 1994, Balloon Dog de Jeff Koons, une immense sculpture représentant un chiot qui semble gonflé à l’hélium, une boite de ketchup Heinz peinte par Warhol en 1962, des toiles aux allures d’inachevés d’Antony Gormley en 2000… L’art contemporain repousse sans cesse ses limites. Mais en a t-il vraiment ?

    En 1994, Yasmina Reza compose « Art », pièce phare de son œuvre qui rencontrera un succès international. Il faut tout d’abord vous imaginer un tableau blanc, entièrement blanc, avec des liserés blancs. Une toile donc, d’environ 1m60 sur 1m20, qui porte le nom d’Antrios.

    Yvan (Pierre Arditi), Marc (Pierre Vaneck) et Serge (Fabrice Luchini) sont trois amis de longue date. Dans un décor très sobre et minimaliste, Serge présente à Marc sa nouvelle acquisition de quelques 41.000 euros (200.000 francs à l’époque). Sceptique sur l’art et sur bien d’autres choses, Marc se moque de l’achat couteux de son ami qu’il qualifie de simple « merde blanche ». Serge, amoureux d’art, est étonné de sa réaction, car lui voit dans cette toile quelque chose « d’évident et de paradoxal ». Yvan, le troisième protagoniste, apparaît relativement tolérant, et s’avoue même ému par les couleurs du tableau, au grand dam de Marc. Ne connaissant pas le domaine de l’art, il demande la côte du peintre pour juger du prix. Bien qu’il reconnaisse la beauté de l’oeuvre, il n’y mettrait pas ce prix.

    Toute la pièce tourne ainsi autour de la sensibilité dans l »art, de la valeur d’une œuvre, du génie d’un artiste, et de l’absurdité que cela peut atteindre. Trois hommes représentent trois catégories de réactions face à l’art. Serge parle « d’une éducation à l’art », comme si le luxe d’apprécier ou non une œuvre n’était pas à la portée de tout le monde. Comme si l’art s’apprenait, se domestiquait. Le prix d’une œuvre n’est qu’un détail, c’est la réception qui fonde sa valeur. Pour lui, l’Antrios n’est pas blanc, mais bleu, rouge, jaune. Il voit plus loin que ce qu’il perçoit.

    Marc, ingénieur et rationnel, blâme son ami de l’hypocrisie hideuse dont il fait preuve en achetant l’Antrios et critique sa volonté de faire partie d’une élite artistique snob et ignorante. Marc dénonce le piège de l’art et de l’argent, la pédante idée de se prendre pour un collectionneur, la suffisance de Serge à vouloir leur faire croire qu’il aime profondément son tableau. Yvan, salarié dans une épicerie, se distingue de ses deux compères par son milieu social plus modeste et s’écrase face à ses amis bourgeois et aisés, qui évoluent eux dans un cercle plus intellectuel que le sien. Il ne nie pas être sensible au tableau, et trouve séduisante la poésie qu’il y a dans le fait même d’acheter une oeuvre si sobre et si neutre. Il décrit une certaine idée, insaisissable mais bien réelle derrière la création de l’Antrios.

    « Art » est une critique diffuse de l’art contemporain, et plus que tout de la beauté. Il y a une incompréhension profonde pour le prix si élevé d’une toile si simpliste. Cela voudrait-il dire que plus l’oeuvre est riche, plus sa valeur est grande ? Mais au final qu’est ce que la beauté ? Serge est amoureux de son tableau blanc dans lequel il voit une originalité sans précédent. Il parle même d’un chef-d’oeuvre conçu par un génie, une divinité qui s’élève au dessus des mortels. Le même débat encore et toujours sur la prépondérance de l’oeuvre ou de l’artiste. Si Picasso peignait un point bleu sur une toile blanche, le tableau aurait-il la même valeur que si n’importe qui en faisait de même ? Peut on considérer une toile blanche comme une création artistique à part entière, au même titre qu’un chef d’oeuvre intemporel de la peinture ?

    Le débat est ouvert…

     

    Photo à la Une © Christian Tiffet

     

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    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Art @ Theatrart

     

     

     

  • La Comédie des Champs-Elysées, un ébranlement de la tradition

     

     

    Un ébranlement de la tradition. Voici comment, en 1913, un parisien aurait pu définir la naissance de ce curieux bâtiment, fruit de l’imagination des Frère Perret, qui abrite aujourd’hui le Théâtre, la Comédie et le Studio des Champs-Élysées.

     

    Première structure en béton armé dans une salle de spectacle, imposante façade de marbre blanc aux lignes épurées : l’édifice, véritable incarnation de la Modernité, pare les bords de Seine d’un style résolument Art Déco. Il faut dire que les plus grands ont concouru à en faire un lieu exceptionnel : Lalique, Vuillard, Bourdelle ou encore Roussel ont marqué l’endroit de leur génie.

    Moderne, la Comédie des Champs-Élysées le sera dès son inauguration en 1913 par Léon Poirier (neveu de Berthe Morisot). Elle révèle en effet son audace dès la fin de la guerre, avec le scandale de la pièce « Le Bœuf sur le Toit » de Jean Cocteau, sous la direction de Jacques Hébertot puis, sous celle de Firmin Gémier, avec la programmation d’auteurs étrangers tels que August Strindberg et sa pièce « Mademoiselle Julie ».

    Symbole de l’avant-garde dès 1922 quand débute l’ère Jouvet, la Comédie continue d’offrir au public de nombreuses pièces qui ont marqué l’histoire du Théâtre : c’est ici que « La Machine Infernale » de Jean Cocteau connaît son premier grand succès. C’est également à cette même époque que naît, sous l’impulsion de Louis Jouvet, le Studio des Champs-Élysées, ancienne galerie de peinture reconvertie en salle de spectacle à vocation de théâtre d’Art et d’Essai. Ce directeur aux trente-quatre pièces, vingt-neuf rôles et vingt décors ancre alors et pour longtemps l’identité du lieu.

    La Comédie se développe ensuite durant quelques années sous des directions brèves et variées (Jean Sarrus, Roger Capgras, Roland Pietri, Claude Sainval), poursuivant toujours la même mission : promouvoir et soutenir le théâtre d’essai. Cette vocation si chère à l’institution est notamment prépondérante sous la direction de Claude Sainval qui verra, dès 1948, Jean Anouilh créer nombre de ses pièces, pour la première fois, à la Comédie.

    Dès 1977, la relève est assurée et la Comédie poursuit sa mission d’excellence, de créativité et d’exigence. Les années Guy Descaux sont rythmées par les performances de comédiens de renom tels que Jean-Claude Brialy, Maria Pacôme, Lambert Wilson, Robert Hirsch. La salle Art Déco sera, quelques années plus tard, sous la direction de Jacqueline Cormier, le cadre de grands succès de Théâtre, notamment « Art », de Yasmina Reza, qui remporte deux Molière en 1995 et dont la renommée est aujourd’hui internationale.

    A partir de 1994, la Comédie, résolument avant-gardiste, s’anglicise sous l’impulsion de Michel Fagadau qui, en véritable connaisseur, programme et met en scène de nombreuses pièces du répertoire anglo-saxon afin de les faire connaître au grand public : Donald Margulies, Bernard Shaw, Agatha Christie, Andrew Payne ou encore Harold Pinter illustrent alors la ligne artistique de l’institution de l’avenue Montaigne. C’est en 2007 que sa fille, Stéphanie Fagadau-Mercier, directrice artistique du Studio des Champs-Élysées programme, pour la première fois, des spectacles à destination du jeune public.

    Depuis le décès de Michel Fagadau en février 2011, Stéphanie Fagadau-Mercier perpétue l’héritage d’un siècle de création théâtrale au sein d’une maison engagée pour la découverte, l’originalité, l’exigence et l’affirmation d’une vraie politique en faveur du Théâtre, dans ce qu’il a de plus vivant, de plus libre et de plus essentiel, prouvant ainsi le dynamisme d’une institution privée centenaire et qui s’efforce, depuis sa naissance, de présenter au public ses propres créations.

    De grands noms du théâtre s’y sont succédés tels que Jacques Hébertot, Louis Jouvet, Jean Anouilh, Jean Cocteau, Claude Sainval, Michel Fagadau, ainsi que des distributions remarquables tels que Pierre Brasseur, Jacqueline Maillan, Fabrice Lucchini, Catherine Frot, Mathilde Seigner, Robert Hirsch, Anny Duperey, Bernard Giraudeau, Jean Piat, Philippe Noiret, Jean Rochefort, Claude Rich, Michel Bouquet, ou encore plus récemment Gaspard Proust.

     

     

     

  • Gaspard Proust : Dansons Vite avant l’Apocalypse

     

     

    Gaspard Proust, le maître de l’humour noir, est de retour sur scène pour les ultimes représentations de ce « Nouveau Spectacle ». Son écriture millimétrée, son phrasé subtil et le regard ironique qu’il porte sur le monde qui nous entoure font de lui un humoriste singulier. Impertinent, cynique et corrosif, vous serez sensible à sa plume et à son humour ravageur.

     

    Que n’a-t-on pas entendu sur Gaspard Proust ? Impertinent, cynique, corrosif, brillant… Il se définit d’ailleurs lui-même comme un « cartésien désabusé » ! Une chose est sûre, dès ses premières apparitions sur scène, il a raflé la mise en conquérant un public depuis lors acquis à sa cause, au point de parvenir à devenir incontournable, sans pour autant être vraiment présent médiatiquement. Celui qu’on a longtemps considéré comme le fils spirituel de Pierre Desproges, n’épargnant rien ni personne, décoche des flèches acérées, l’air de rien, avec son allure de dandy désenchanté.

     

    « Gaspard Proust est dérangeant, sans concession, à l’aise plus que jamais dans son rôle de punk en habit de bourgeois. » (Le Monde)

     

    Petit-fils, par son père, d’une rescapée de Ravensbrück et d’un enrôlé de force dans l’armée allemande, Gašper Pust naît et grandit en république socialiste de Slovénie, avant de s’installer, à cause du travail de son père, en Algérie où il vit durant douze ans. Il y fréquente l’école primaire française d’Hydra, dans une atmosphère « à la Camus, mais pour de vrai ».

    En 1994, à la suite des attentats qui secouent Alger, il quitte le pays pour Aix-en-Provence où il finit sa terminale C dans une institution catholique. Il sort diplômé de la Faculté des Hautes Etudes Commerciales de l’Université de Lausanne et devient gestionnaire de fortunes en Suisse en 2000. Mais il réalise vite qu’il s’ennuie, ne voyant pas de finalité intéressante à ce travail qui n’est motivé que par l’argent. Il concède se sentir très loin de ce qu’il est vraiment…

    C’est alors qu’il perçoit un important bonus, qui lui permet de démissionner et de partir s’installer dans les Alpes, à Chamonix, pour s’adonner à sa passion, l’alpinisme. Il se met ensuite à l’écriture de textes humoristiques et débute sur scène en Suisse, puis à Paris.

    A l’instar d’autres humoristes qui se sont frottés à la vraie vie avant d’entrer dans la carrière, l’histoire de Gaspard Proust commence donc par un triple renoncement… Renoncement au socialisme, au passeport français et à la facilité obscène du monde de la finance. Ce qui dénote d’une intelligence vive, alliée à une lucidité implacable et un détachement face au monde qui l’entoure.

    Et c’est probablement la raison pour laquelle Gaspard Proust se permet tout. Ses plus fidèles aficionados savent que soir après soir, il va taper sans distinction aucune sur les hommes, les femmes, les catholiques, les juifs, les musulmans, les bourgeois, les bobos, les Parisiens, les riches, les pauvres, la gauche ou la droite. Ce qui devrait pourtant nous sembler grotesque et pathétique, Gaspard Proust parvient par son humour sans filtre à nous en amuser.

     

    [arve url= »https://www.dailymotion.com/video/x16gt6e » align= »center » title= »Gaspard Proust déclenche un fou rire en imitant François Hollande » description= »Gaspard Proust » maxwidth= »900″ /]

     

    Tout le monde en prend pour son grade, regarde son voisin, se pince pour y croire avant de s’installer dans un rire généreux et essoufflé par la rapidité avec laquelle cette fine gâchette de l’humour lâche ses coups. Gaspard Proust déteste les interviews et ne se sent bien que sur scène, même si ce n’est en fait pas vraiment lui qu’on vient y voir, « mais ce monstre que le public paie pour être dans la surenchère ».

     

    « Sur scène, il règne encore une vraie liberté, pour peu que l’on construise un truc cohérent et que les gens soient avertis de ce qu’ils vont voir. Mais, moi qui viens d’un pays communiste, une société où on doit tout le temps faire attention avant de s’exprimer m’inquiète. De ce point de vue, la France me fait parfois penser à l’ex-Yougoslavie. La seule différence est qu’on ne risque pas d’aller au goulag, mais qu’on risque plutôt une mort sociale. »

     

    Car Gaspard Proust s’agace qu’on ne puisse plus tout dire en France. Et c’est sûrement l’un des derniers humoristes à ne pas trop se brider de ce point de vue-là qui en fait le triste constat… Mais il s’en fout, il n’est pas Français et n’envisage plus de le devenir… « La France, ce n’est pas seulement une vague idée fumant au dessus de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Non, la France, c’est une réalité brute, c’est une terre, un peuple, une culture ; bref, un monde, avec sa musique, sa respiration. Tourmentée, diverse, fabuleuse. Mais aujourd’hui, je connais peu de personnes venant des pays de l’Est, et je ne parle même pas de nos amis suisses, qui voudraient du passeport français. Car un pays qui se méprise à ce point, qui s’incline devant tout, n’est plus attirant. Qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui ? Sincèrement, moi, je ne sais plus ». Celui qui se dit qu’aujourd’hui Serge Gainsbourg « ne pourrait sans doute plus écrire une chanson comme « No Comment » », n’est « pas sûr que Voltaire reconnaîtrait son pays ».

    Alors, pour combattre ce recul de la liberté d’expression, il opte pour le « naturel ». Pour l’instant, il est l’un des rares humoristes à remplir encore les salles, mais il assure que le jour où ça ne marchera plus, « il y aura toujours quelque chose à en apprendre. Je ne recherche pas d’exposition ». Lui préfère compter sur le bouche-à-oreille pour gagner sa vie plutôt que « d’aller me vendre dans des émissions en disant : « Venez, c’est formidable ». Ce n’est pas dans ma nature ».

     

    [arve url= »https://vimeo.com/233271093″ align= »center » title= »Bande-Annonce du « Nouveau Spectacle » de Gaspard Proust » description= »Gaspard Proust » maxwidth= »900″ /]

     

     

    Loin des promos fracassantes, des affiches provocantes, des fixettes pathologiques d’humoriste engagé pétant dans la soie à la Christophe Alévêque ou des interviews larmoyantes façon Stéphane Guillon, vous savez, le gars né à Neuilly, qui critique tout mais qui court les plateaux télé pour expliquer tellement c’est dur de se faire licencier, Gaspard Proust est devenu un véritable phénomène. Son « Nouveau Spectacle », inauguré à la Comédie des Champs-Élysées fin 2016, a déjà attiré 300.000 spectateurs en 450 représentations.

    De retour Avenue Montaigne depuis octobre 2019, le comédien fait salle comble et annonçait au Point en novembre qu’il prolongeait la dernière version de ce seul-en-scène jusqu’en avril 2020. À l’heure où les humoristes font grise mine, il est l’un des seuls à remplir son théâtre. Et ses fidèles parmi les fidèles savent que, soir après soir, il se renouvelle, refuse les facilités et va déranger…

    Il souffle sur ce « Nouveau Spectacle » un vent de fraîcheur et de cynisme qui égalera, à n’en pas douter, le succès de son précédent spectacle, « Gaspard Proust Tapine ». Et nous pouvons faire confiance à son écriture millimétrée, à son phrasé subtil, au regard ironique qu’il porte sur le monde qui nous entoure. Tiens, si nous l’écoutions quelques instants parler des bobos-écolos Parisiens qu’il affectionne tout particulièrement…

     

    « J’ai bien davantage de respect pour les soixante-huitards qui ont eu les couilles d’aller dans le Larzac pour élever des chèvres. Ils ont eu du bon sens et ont surtout appliqué leur idéologie plutôt que faire des fraises en rooftop. Ce localisme de pacotille me fait doucement rigoler. Je trouve ça grotesque. Et on va nous expliquer que c’est écolo ! Quel rapport véritable à la nature peut-on avoir en vivant à Paris ? Est-ce que ces gens ont regardé une fois avec un œil neutre où ils habitaient ?

    Les écolos-urbains, c’est un oxymore. Ils ne comprennent rien à la nature. Ils pensent que faire de l’écologie, c’est arroser trois carottes qui poussent sous un arbre greffé sur un trottoir de la place Monge dans un atelier « écolo-participatif jardinatoire de vivre-ensemble urbain à composter ». Ils ne savent pas ce que c’est d’aller chercher du bois en forêt, de le couper, d’allumer un feu de cheminée. Ils vivent en apesanteur. Si ce n’était que ça, ça m’irait encore, mais, en plus, ils donnent des leçons de morale aux autres. Je veux bien qu’on m’apprenne la vie quand on la connaît. Faire des pistes cyclables au milieu des voitures : quel intérêt ? Il n’y a que d’un esprit malade que peuvent sortir de telles idées. Et le pire ? On en est fier. Ils font tous la course pour être le plus écolo. Dans quel but ? Transformer Paris en Creuse… Mais, allez-y dans la Creuse ! Allez au bout de votre raisonnement, repeuplez les campagnes ! Il y a l’embarras du choix. »

     

    Gaspard Proust, « Dansons Vite avant l’Apocalypse » !

     

    Comédie des Champs-Elysées, Paris
    Du 19 septembre 2019 au 25 avril 2020
    Durée : 1h30 environ

     

     

     

  • Albert Camus, mort un 04 janvier…

     

     

    Il y a soixante ans précisément, le 04 janvier 1960, disparaissait l’un des plus grands écrivains de la littérature française. S’il voue sa vie entière au théâtre (« Caligula », « L’État de Siège », « Les Justes »), ses romans (« L’Etranger », « La Peste », « La Chute ») et son œuvre de journaliste l’imposent comme l’un des principaux acteurs de son temps.

     

    Journaliste, philosophe, romancier et dramaturge, Albert Camus reçoit le Prix Nobel de Littérature en 1957. Pour ce « Français d’Algérie » pauvre et sans racines, le tragique est indissociable de l’aspiration à un bonheur qu’il sait aussi précaire que le soleil de midi.

    « Je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil », écrit Albert Camus dans « L’Envers et l’Endroit ». Il est né dans un domaine viticole près de Mondovi, dans le département de Constantine, en Algérie. Son père a été blessé mortellement à la bataille de la Marne, en 1914. Une enfance misérable à Alger, un instituteur, M. Germain, puis un professeur, Jean Grenier, qui savent reconnaître ses dons ; la tuberculose, qui se déclare précocement et qui, avec le sentiment tragique qu’il appelle l’absurde, lui donne un désir désespéré de vivre, telles sont les données qui vont forger sa personnalité.

    Il écrit, devient journaliste, anime des troupes théâtrales et une maison de la culture, fait de la politique. Ses campagnes à Alger Républicain pour dénoncer la misère des musulmans lui valent d’être obligé de quitter l’Algérie, où on ne veut plus lui donner de travail.

    Pendant la guerre en France, il devient un des animateurs du journal clandestin Combat. À la Libération, Combat, dont il est le rédacteur en chef, est un quotidien qui, par son ton et son exigence, fait date dans l’histoire de la presse. Mais c’est l’écrivain qui, déjà, s’impose comme un des chefs de file de sa génération. Camus a déjà publié à Alger « Noces » et « L’Envers et l’Endroit », quand il est introduit par André Malraux à la NRF : « L’Étranger » paraît en mai 1942, « Le Mythe de Sisyphe » en octobre et « Caligula » en 1944, tandis que Camus achève « La Peste », qui sera son premier grand succès.

    L’écrivain sympathise en janvier 1943 avec Michel Gallimard qui, dès la fin de l’année, le fait entrer au comité de lecture. Directeur de la collection « Espoir » après avoir quitté la rédaction de Combat, il y est moins impliqué que Jean Paulhan ou Raymond Queneau, mais considère la NRF comme son « adresse perpétuelle ». Il y défend Romain Gary, Michel Vinaver, Robert Pinget, Violette Leduc et son « frère » René Char, et est l’éditeur des œuvres posthumes de Simone Weil.

     

     

     

    « J’aime mieux les hommes engagés aux littératures engagées. Du courage dans sa vie et du talent dans ses œuvres, ce n’est déjà pas si mal. » (Albert Camus, « Carnets », 1946)

     

    Rattaché à tort au mouvement existentialiste, qui atteint son apogée au lendemain de la guerre, Albert Camus écrit en fait une œuvre articulée autour de l’absurde et de la révolte. C’est peut-être Faulkner qui en a le mieux résumé le sens général : « Camus disait que le seul rôle véritable de l’homme, né dans un monde absurde, était de vivre, d’avoir conscience de sa vie, de sa révolte, de sa liberté. »

    Et Camus lui-même a expliqué comment il avait conçu l’ensemble de son œuvre : « Je voulais d’abord exprimer la négation. Sous trois formes. Romanesque : ce fut L’Étranger. Dramatique : Caligula, Le Malentendu. Idéologique : Le Mythe de Sisyphe. Je prévoyais le positif sous trois formes encore. Romanesque : La Peste. Dramatique : L’État de siège et Les Justes. Idéologique : L’Homme révolté. J’entrevoyais déjà une troisième couche autour du thème de l’amour. »

    « La Peste », ainsi, commencé en 1941 à Oran, ville qui servira de décor au roman, symbolise le mal, un peu comme « Moby Dick » dont le mythe bouleverse Camus. Contre la peste, des hommes vont adopter diverses attitudes et montrer que l’homme n’est pas entièrement impuissant en face du sort qui lui est fait. Ce roman de la séparation, du malheur et de l’espérance, rappelant de façon symbolique aux hommes de ce temps ce qu’ils venaient de vivre, connut un immense succès.

    « L’Homme Révolté », en 1951, ne dit pas autre chose. « J’ai voulu dire la vérité sans cesser d’être généreux », écrit Camus, qui dit aussi de cet essai qui lui valut beaucoup d’inimitiés et le brouilla notamment avec les surréalistes et avec Sartre : « Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. L’ambition de cet essai serait d’accepter et d’examiner cet étrange défi. »

    Cinq ans plus tard, « La Chute » semble le fruit amer du temps des désillusions, de la retraite, de la solitude. « La Chute » ne fait plus le procès du monde absurde où les hommes meurent et ne sont pas heureux. Cette fois, c’est la nature humaine qui est coupable. « Où commence la confession, où l’accusation ? », écrit Camus lui-même de ce récit unique dans son œuvre. « Une seule vérité en tout cas, dans ce jeu de glaces étudié : la douleur et ce qu’elle promet. »

    Le prix Nobel est décerné à Camus en 1957, pour ses livres et aussi, sans doute, pour ce combat qu’il n’a jamais cessé de mener contre tout ce qui veut écraser l’homme. On attendait un nouveau développement de son œuvre quand, le 4 janvier 1960, il trouvait la mort dans un accident de voiture.

     

    Source : Gallimard

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

     

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  • Une Bonne Soirée avec Kyan Khojandi

     

     

    Vous n’allez peut-être pas me croire, mais j’ai passé la soirée d’hier avec Kyan Khojandi et son gros… micro. Et c’était vraiment « Une Bonne Soirée »… On s’est bien marré, il m’a ramené chez lui, dans son univers. Je l’ai trouvé super attachant, lui et son gros… micro. Tout était là, comme dans un rêve avec Kyan Khojandi, en fait. La vitrine avec mille chevaliers du zodiaque, la boite de préservatifs sous son lit… Je me suis tout de suite senti à l’aise.

     

    Bon, pour être tout à fait honnête… Je ne le connaissais que vaguement encore hier. Je disais d’ailleurs à une amie pas plus tard que dans l’après-midi : « ce soir, je vais au spectacle de… euh… de… et merde… du mec de Bref, quoi. ». Et là, d’un coup d’un seul, je me prends un « Bref ? » en retour. Grand moment de solitude… Moi : « Ben, le mec de Bref sur Canal ». Elle : « Je ne sais pas, j’ai pas Canal ».  Moi : « Mais enfin, tu le connais forcément ! Kia… Kion quelque chose… ». Bref, tout ça pour dire, je le connaissais vaguement.

    Puisque j’ai pris la décision d’être tout à fait honnête avec vous, j’arrive chez lui, enfin, à L’Européen, et je m’aperçois avec effroi que je ne suis pas tout seul. En fait, la salle est bondée… C’est quoi, ce plan foireux ?? Parce qu’en ce qui me concerne, le côté communion collective, moi, eux, Kyan et son gros… micro, ça n’est vraiment pas mon truc. J’aurais préféré un cadre plus intimiste, pour faire connaissance. Bref, on va faire avec…

    C’est Navo qui ouvre le bal. Lui, pour la peine, je le connaissais encore moins que le mec de Bref que je connaissais vaguement. Mais faute avouée à moitié pardonnée, il l’admet lui-même en introduction : « je suis l’autre mec de Bref, celui qu’est pas connu ». Et franchement, très bonne surprise. Tout dans la maladresse feinte et l’auto-dérision, mais très drôle. Et on sent vite que les deux compères, quant à eux, se connaissent très bien.

     

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    « Le spectacle de Kyan ? Ouais, je l’ai vu au début des années 20. » 

     

    C’est au tour de Kyan Khojandi de monter sur scène, et là, j’ai un peu honte, parce qu’il reçoit un accueil de feu de la salle, qui semble très bien le connaître, quand je ne le connaissais que vaguement quelques heures plus tôt… Bref, j’ai un peu honte…

    Je parviens enfin à surmonter mon embarras pour découvrir au fil d’un show rondement mené un bien bel artiste. Probablement le meilleur spectacle de stand up que j’ai eu l’occasion de voir. Un vrai fil rouge, une histoire, et pas simplement une succession de sketchs. L’écriture est pointue et rythmée. Kyan Khojandi parvient à faire le grand écart entre la modernité du propos et les valeurs héritées de ses origines orientales.

    Drôle et à la fois profond, l’artiste se livre totalement, en alternant à merveille moments de rire et instants plus poignants et émouvants. Tout sonne juste, tant il maîtrise l’art de transformer avec talent les petites galères de la vie en sketchs absolument hilarants. Bref, un vrai numéro d’équilibriste.

    Il a beau prétendre « qu’un jour, il est né, et que depuis, il improvise », Kyan Khojandi sait où il va, et surtout d’où il vient… Et ces deux certitudes, qui sont loin d’être anecdotiques, donnent une personnalité de toute évidence tournée vers les autres et reposant sur quelques valeurs qu’il est parfois utile de rappeler, telles que gentillesse, honnêteté et transmission.

    Seule ombre au tableau… Je dois avouer que cette histoire avec Christophe Schneider, je… je l’ai un peu pris personnellement, m’appelant moi-même Christophe. Alors maintenant, Kyan, je me devais de te le dire… Tu as passé la soirée à me pointer du doigt. Du pouce, en fait. Eh bien, après toutes ces années, tu avais encore la crotte de nez de Christophe Schneider collée sur ta main… Et c’était quand même un peu dégueu…

    Mais malgré cette sombre histoire de crotte de nez, une heure trente de pur bonheur… Bref, je suis heureux de pouvoir enfin dire : « Hier, je suis allé voir Kyan Khojandi sur scène à L’Européen et c’était génial ».

     

    En cadeau, l’intégrale de son spectacle précédent, « Pulsions », créé en 2016.

     

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  • Les 100 ans de Mogador

     

     

    Cette année, le Théâtre Mogador fête ses cent ans. Inspiré du Palladium de Londres, c’est une des plus grandes salles de spectacle de Paris, qui accueillit les revues de Mistinguett dans les années 30, puis le théâtre de Jérôme Savary, avant de devenir le temple de la comédie musicale à la Française dans les années 90. Aujourd’hui, Mogador héberge un spectacle de Broadway en version française, « Chicago ». 

     

    Le Théâtre Mogador, c’est cent ans de spectacle, et surtout cent ans de spectacles musicaux, de Mistinguett à Annie Cordy, de « Starmania » à « Chicago ». Une salle monumentale où les grandes comédies musicales de Broadway ou du West-End de Londres font aujourd’hui escale à Paris. Pas étonnant puisqu’on doit son existence à un producteur londonien, formé par l’inventeur du music-hall en personne, Charles Morton.

     

    « La création du Théâtre Mogador naît d’une belle histoire. Une histoire d’amour… Un impresario anglais, Sir Alfred Butt, décida de bâtir et d’offrir ce théâtre à son amoureuse, une danseuse française, Régine Fleury, qu’il découvrit lors d’un spectacle. Il lui fit donc cadeau de ce théâtre à l’Anglaise, constitué d’un seul bloc, sans poteau, ce qui vous permet de bien voir la scène, quelle que soit la place que vous occupez. » (Laurent Bentata, Directeur de Mogador)

     

    Pour concevoir Mogador, Sir Alfred Butt s’inspira d’un des théâtres dont il était propriétaire à Londres, le Palladium. Le premier nom du Mogador était le Palace Théâtre. Il est inauguré en 1919, avec une revue menée par la danseuse et maîtresse de l’homme d’affaires anglais. Un fiasco… Il finit par délaisser son amoureuse. Constatant que Butt avait pris ses distances suite à l’échec du lancement de son théâtre, elle en fit de même, de façon certes plus radicale, en se donnant la mort.

    Cette fin tragique n’a cependant pas porté malheur au théâtre parisien… A la tête du Théâtre Mogador à partir de 1925, les frères Isola vont marquer l’esprit du lieu. Prestidigitateurs, déjà propriétaires de l’Olympia et des Folies-Bergère à Paris, Emile et Vincent Isola vont imposer durablement le genre de l’opérette.

     

    « Les frères Isola ont toujours voulu investir et ils pariaient surtout sur de gros spectacles, avec toujours le souci d’en donner au spectateur pour son argent. les shows démesurément couteux qu’ils produisaient l’étaient souvent à fonds perdus, du fait du nombre d’artistes sur scène, des costumes et des décors somptueux. Mais c’est probablement ce qui a permis de faire connaître Mogador. » (Laurent Bentata)

     

    Tandis qu’au Moulin-Rouge, les revues étaient constituées de tableaux successifs sans véritable fil rouge, à Mogador, sous la direction des frères Isola, on assistait à de vrais spectacles, avec intrigues et rebondissements. Certaines pièces sont importées des Etats-Unis, telles que « No No Nanette », un classique qui sera repris plusieurs fois à Mogador entre 1926 et 1966.

     

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    Henri Varna va perpétuer l’héritage des frères Isola en prenant la direction du Théâtre Mogador entre 1940 et 1969. Sous sa houlette, Marcel Merkès et Paulette Merval forment le couple numéro un de l’opérette à partir de 1947, avec notamment « Rêve de Valse ». Après lui, le théâtre se cherche un second souffle. On peut y croiser Annie Cordy en « Hello Dolly » en 1972.

    C’est ainsi que Mogador commence à accueillir d’autres types d’événements artistiques au début des années 80, entre les concerts des Clash ou d’Higelin en 1981, jusqu’aux spectacles de Jérôme Savary. Le metteur en scène élira ainsi domicile à Mogador avec son « Cyrano de Bergerac » en 1983. Une grande dame est aussi passée par ici… Barbara. La chanteuse y fit d’ailleurs ses débuts comme choriste à 17 ans, dans la pièce « Violettes Impériales » de Vincent Scotto. Elle revient à Mogador en 1990, pour trois mois de concerts. Mogador était le théâtre de Barbara, et c’est grâce à elle qu’il fut classé monument historique.

     

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    Avec les années 90, c’est le retour aux sources pour le Théâtre Mogador, qui devient le repère parisien de la comédie musicale, entre « La Légende de Jimmy », « Les Misérables », « Cabaret », « Starmania » ou encore « Notre-Dame de Paris », avec un modèle de spectacle adapté spécifiquement aux goûts du public français, alliant des numéros musicaux et des tubes qui s’enchaînent.

    En 2007, la version française du succès mondial « Le Roi Lion » est présentée pour la première fois au Théâtre Mogador, ouvrant la voie à d’autres mastodontes tels que « Mamma Mia! », « Sister Act », « Grease » ou encore le légendaire « Cats » de Broadway. Un autre nom de comédie musicale emblématique s’étale aujourd’hui en grosses lettres au fronton du Théâtre Mogador, « Chicago, le Musical ».

     

    « Chicago a véritablement révolutionné Broadway. Ça n’est pas pour rien que ce spectacle est un record absolu de longévité. A l’époque où il fut créé, en 1975, le chorégraphe américain Bob Fosse jouissait déjà d’une énorme réputation, pour avoir mis en scène certains des plus grands succès de la comédie musicale. » (Laurent Bentata)

     

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    ✓ « Chicago, le Musical », mis en scène de Ann Reinking et Véronique Bandelier, jusqu’au 30 juin au Théâtre Mogador.

     

     

     

  • « Girls and Boys » de Dennis Kelly au Théâtre du Petit Saint-Martin

     

     

    La pièce du dramaturge britannique Dennis Kelly, « Girls and Boys », à découvrir jusqu’au 16 mars au Théâtre du Petit Saint-Martin.

     

    « Girls and Boys », c’est l’histoire d’une rencontre fortuite dans un aéroport, qui se transforme peu à peu en relation passionnée. Pour son premier seul-en-scène, la comédienne Constance Dollé est une vraie révélation.

     

    « J’ai rencontré mon mari dans la file d’embarquement d’un vol EasyJet… Et je dois dire que cet homme m’a tout de suite déplu. »

     

    Chaque soir, la comédienne Constance Dollé invite quatre personnes du public à prendre place sur scène, autour de sa table.

     

    « On se prend toutes les émotions en pleine figure, et c’est un moment hors du temps. »

     

    La femme qu’elle incarne leur parle alors de tout, son couple, sa carrière, son rôle de mère, dans un monologue nerveux et bouleversant écrit par le dramaturge britannique Dennis Kelly. En une heure et demi, « Girls and Boys » nous embarque, de la comédie à la plus sombre des tragédies. Du grand théâtre…

     

    « Notre amour, c’était intense. En fait, c’était dingue. J’imagine que je n’ai pas besoin de vous expliquer, vous avez déjà vécu ça au moins une fois dans votre vie. Enfin, j’espère… »

     

    « C’est un texte incroyablement politique. Ça parle des rapports humains, des rapports, comme le titre l’indique, entre les hommes et les femmes. Un texte qui interroge le genre, le monde actuel dans lequel on vit, mais qui interroge ce qu’est, d’une certaine manière, l’humanité. » (Constance Dollé)

     

    « Ah ouais, je me suis amusée. De l’alcool, des drogues… Beaucoup de cocaïne. Et de partenaires sexuels différents. C’était vraiment sympa. Et drôle ! Et aussi destructeur et déprimant… »

     

    « C’est raconté avec beaucoup de sobriété, et ça donne à réfléchir en partant, donc le pari est gagné. Du théâtre intelligent. »

     

     

     

     

  • Jean Piat : Le Roi est mort, vive le Roi

     

     

    Après l’annonce de la disparition de Jean Piat, le monstre sacré du théâtre et la grande vedette des « Rois Maudits » au début des années 70, une pluie d’hommages s’est abattue sur la toile.

     

    Notamment ceux de Françoise Nyssen et Emmanuel Macron, qui saluait « ce géant qui brûlait de passion pour le théâtre et les grands textes ».

     

    « Le comédien Jean Piat, sociétaire honoraire de la Comédie Française, nous a quittés. Le monde du théâtre perd l’un des siens. Son interprétation magistrale dans le feuilleton « Les Rois Maudits » lui a valu l’amour du grand public et a marqué les générations. Mes pensées vont à ses proches. » (Françoise Nyssen)

     

    Réaction aussi de son partenaire sur scène, Francis Huster, qui s’est souvenu de l’émouvante standing ovation pour Cyrano de Bergerac, au micro de RTL : « J’ai vu cette demie-heure d’applaudissements, pendant laquelle Jean Piat arborait ce visage d’enfant… »

     

    Jean Piat, soixante-dix ans de carrière, dont vingt-cinq à la Comédie Française, était encore sur les planches l’année dernière en compagnie de Mylène Demongeot, avec « Love Letters » d’Albert Gurney, à la Comédie des Champs-Elysées.

    Il était Andy, elle était Melissa, et nous suivions leur correspondance amoureuse tout au long de leur vie. Une nouvelle manière pour le comédien d’exprimer son amour du jeu.

     

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    « C’est une pièce d’amour, et exprimer l’amour au théâtre, c’est toujours important. Love Letters, c’est l’histoire d’un amour compliqué. Melissa et Andy se sont connus à l’enfance, et les amours d’enfance se traduisent finalement très rarement par un amour continu et durable à l’âge adulte, et encore moins à l’âge de la vieillesse. Et là, ça continue… » (Jean Piat, Entrée Libre en janvier 2016)

     

    Jean Piat, un des plus beaux CV du théâtre français, amoureux des grands auteurs… Il a aussi été metteur en scène, notamment d’une pièce d’Alfred de Musset. Et il a prêté sa voix grave au cinéma, celle du magicien Gandalf dans « Le Seigneur des Anneaux » ou encore incarné Robert d’Artois dans « Les Rois Maudits » pour la télévision française.

    On ne peut résumer la carrière de Jean Piat en cinq minutes tant elle fut dense. Alors c’est lui qui va le faire, et ça démarre par les planches, sa grande passion, qu’il a découvertes à l’adolescence.

     

    P comme… Planches

    « Je me sens chez moi sur une scène de théâtre. Il faut dire qu’il y a bien longtemps que je fréquente les planches. J’ai commencé à 17 ans. Vous savez, le sentiment que, brusquement, le silence vous envahit. Quand on me propose quelque chose, à mon âge, ça n’est pas parce que je voudrais mourir en scène, c’est ridicule, mais plutôt parce que j’ai l’impression de pouvoir continuer encore, et d’éviter le silence, ce grand silence, quand le téléphone ne sonne plus, que les propositions n’arrivent plus. Alors, on m’a proposé Love Letters et j’ai accepté, avec le sentiment d’avoir encore des choses à exprimer au théâtre. »

     

    V comme… Voix

    A six reprises, Jean Piat a prêté sa voix à Ian McKellen, alias Gandalf dans « Le Seigneur des Anneaux ».

     

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    « Il y a une bande rythmo qui passe, et il faut rentrer dans le rythme de l’acteur étranger. Ça n’est pas très compliqué, finalement. C’est devenu extrêmement facilité par les moyens techniques nouveaux. Si l’interprète est un bon acteur, c’est assez facile de rentrer dans sa façon d’appréhender le personnage, et on se retrouve, presque comme deux frères. »

     

    A comme… Alfred de Musset

    « Musset dit qu’il ne faut jurer de rien, en amour. C’est un joli proverbe. C’est vrai qu’il ne faut jurer de rien, et encore moins en amour. Ça peut durer toujours, mais ça n’est pas toujours vrai. L’écriture, la tendresse, l’humour qu’il y a dans Musset, ça me ravit. Et puis le romantisme… C’est merveilleux, le romantisme. »

     

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    M comme… Metteur en scène

    « La joie de découper complètement en petits morceaux une pièce… Reconstruire tout ça morceau par morceau, et aider chacun des interprètes à laisser rentrer le personnage en lui. Car contrairement à ce que l’on pense, on ne rentre pas dans la peau du personnage, mais au contraire, on s’efforce de faire rentrer le personnage dans notre peau. »

     

    T comme… Télévision

    « On garde toujours un attendrissement profond pour les personnages qui vous ont donné autant de bonheur, à vous et au public, bien-sûr. Et je crois qu’avec « Les Rois Maudits », le public français a découvert ce qu’était le Moyen-Âge. C’était le commencement de cette ouverture sur un temps qu’on ne connaissait pas très bien. »

     

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    « La démocratie n’existait pas, et c’est peut-être le commencement d’une réflexion, le Moyen-Âge. Ou qui oblige en tout cas à une réflexion politique. »

     

    C comme… Carrière

    « Vous savez, mener une carrière, ça fait partie des choses qui ne m’ont jamais vraiment troublé. Je n’ai pas dirigé ma carrière, non, je me suis juste laissé faire… Et je crois que je n’ai pas à m’en plaindre. »

     

     

     

  • La Scala de Paris : un nouveau théâtre ouvre sur les ruines d’un ancien cinéma porno

     

     

    La naissance d’un nouveau lieu culturel à Paris est assez rare pour être signalée. La Scala renaît donc de ses cendres, sur les ruines d’un ancien cinéma porno, après 18 mois de travaux et 19 millions d’euros d’investissements privés.  

     

    Il y a dans Paris des lieux singuliers, aux destinées bien étranges, bien extraordinaires. C’est le cas de la Scala-Paris, sise Boulevard de Strasbourg. Sortie de terre en 1873, dans une capitale en pleine révolution européenne, elle est née d’un caprice, celui d’une riche veuve amoureuse du célèbre opéra milanais. Tentative égotique de rivaliser avec cet édifice de renommée mondiale, la salle, aux dimensions certes plus modestes, devient très vite un café-concert prestigieux, la coqueluche du Tout-Paris.

    De Fréhel à Félix Mayol, en passant par Mistinguett et Yvette Guilbert, tous se pressent à la Scala jusqu’en 1910, en ce lieu où politiques et artistes viennent se divertir jusque tard dans la nuit. L’après-guerre et la crise de 1929 entraînent une baisse de fréquentation et scelle le destin de ce haut lieu du cabaret parisien.

    Entré en léthargie, le lieu se réveille en 1935, flambant neuf, totalement modifié, suite au rachat par un exploitant de cinéma. Transformée en un cinéma « Art Déco » de toute beauté, la Scala-Paris redevient très vite à la mode, réunissant lors de nombreuses avant-premières tout le gratin du 7ème art jusque dans les années 1960. Puis, le quartier subissant de profondes mutations, les ateliers d’antan disparaissant les uns après les autres pour laisser place peu à peu à la prostitution, aux trafics de drogues et aux squats, l’endroit devient de moins en moins fréquentable.

     

     

     

    Abandonnée, vendue une nouvelle fois, la salle devient en 1977 le premier multiplex de cinéma porno. C’est le début d’une longue déchéance. Très vite, comme le dit le nouveau propriétaire, Frédéric Biessy, l’endroit devient de moins en moins recommandable, de plus en plus glauque, « un des plus grands lupanars de la capitale ».

    Véritable lieu de perdition, la Scala-Paris pense avoir tout vu… Suite à une succession de ventes, conséquence d’une spéculation immobilière féroce, l’ancienne salle mythique tombe en 1999 dans l’escarcelle de la secte « l’Église Universelle du Royaume de Dieu », qui compte bien faire du lieu sa succursale parisienne. Vent debout, les édiles parisiens se lèvent pour faire barrage à ce dessein, en imposant aux nouveaux et heureux propriétaires une affectation culturelle.

    La salle, dans un état pitoyable, se rendort à nouveau. En 2006, un détail architectural – un voisin obtient l’autorisation de s’agrandir en rognant sur la sortie de secours limitant ainsi le nombre de places possibles à une future salle de spectacle – va bloquer tout projet à venir. James Thierrée, un temps intéressé, va finir par abandonner l’idée d’en faire son théâtre.

     

    « Au cœur de Paris, une fosse éventre la capitale. Propre, nette, elle marque l’emplacement de la Scala-Paris, lieu légendaire de la fin du XIXème siècle, tombée en désuétude au fil du temps et des aléas de la vie des Grands Boulevards. Cette salle au destin chaotique, chargée d’histoires, devrait renaître de ses cendres à l’automne 2018 grâce au rêve fou des Biessy, un couple, amoureux de théâtre. »

     

    Après ces multiples vies, certaines plus glorieuses que d’autres, La Scala-Paris renaît enfin de ses cendres. Mélanie et Frédéric Biessy, respectivement associée-gérante du fonds d’investissement Antin Infrastructure Partners et producteur-tourneur privé de spectacle via sa société Les Petites Heures, en font l’acquisition, espérant redonner vie à la scène d’antan, la transformer en un lieu atypique, où l’art vivant pourra s’exprimer sans contrainte. La salle, imaginée par Richard Peduzzi, le scénographe de Patrice Chéreau et Luc Bondy, devra être astucieusement modulable.

    Avant d’investir plus de 15 millions d’euros, dont près de 9 millions apportés par le seul couple sur leurs fonds propres, nos deux passionnés de théâtre font une étude approfondie des lieux, sollicitent l’avis de différents corps de métiers pour évaluer la viabilité de leur projet, trouver une autre sortie de secours et améliorer la capacité d’accueil. Un petit tour sur Google Earth, une plongée dans les dédales de passages inter-immeubles, et une possibilité voit le jour en passant par la rue du faubourg Saint-Denis. Le rêve fou d’ouvrir un nouveau théâtre d’envergure en plein cœur de la capitale se concrétise.

     

    « La Scala est bleue des pieds à la tête, les loges, les murs. Le sol est gris-bleu. C’est le bleu, l’histoire de la Scala, le rêve. » (Richard Peduzzi, scénographe)

     

    En 2016, au moment de leur rachat, les lieux étaient improbables : « C’était une friche totalement abandonnée depuis plus de dix ans, en ruine, et habitée par 200 pigeons », se souvient Frédéric Biessy. Avec son épouse Mélanie, ils n’ont cependant pas reculé devant l’ampleur des travaux qui ont duré un an et demi. La scénographie du lieu a été confiée à Richard Peduzzi, qui a signé la plupart des décors de théâtre et d’opéra de Patrice Chéreau.

    Leur problématique est simple : que faire de cet immense bloc de béton de 25 mètres sur 15 ? Comment l’aménager en une salle moderne, attractive et totalement transformable, pour passer de 550 à 700 places ? Pas de souci, les Biessy font appel aux talents, aux réflexions de nombreuses personnalités du monde du spectacle pour avoir leurs avis et donner corps à leur utopie. Alors qu’il ne reste que les murs, les artistes de tous horizons se succèdent pour visiter le chantier – la plupart seront associés au spectacle à venir.

    Ainsi, Isabelle Huppert, Micha Lescot, les sœurs Labèque, Catherine Frot, Aurélien Bory, Jan Fabre, entre autres, viennent s’approprier les lieux, s’en inspirer, réinventer l’espace. En parallèle, le couple propose à Pierre-Yves Lenoir, l’ancien administrateur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Olivier Schmitt, écrivain et ancien journaliste, à Rodolphe Bruneau-Boulmier, compositeur et producteur à France Musique et enfin à Aline Vidal, galeriste, de rejoindre l’équipe. L’objectif : créer un lieu de vie singulier, unique, un théâtre transcendé, différent de ce qu’offre déjà la capitale, à l’économie alliant les avantages des modèles américains et français. Un pari audacieux, qui pourrait bien dépasser leurs espérances les plus folles.

     

    « C’est un lieu qui attire parce qu’il est nouveau, parce qu’il est un peu particulier dans l’environnement culturel parisien. » (Mélanie Biessy)

     

    Les travaux commencés, les fondations creusées, l’ouverture prévue pour septembre 2018, il est temps pour Mélanie et Frédéric Biessy de se pencher sur leur première programmation. Ils l’ont présentée en avant-première lors du dernier festival d’Avignon, au cours d’une mini-croisière sur le Rhône. Et elle sera exceptionnelle…

     

    Pour commencer, c’est Yoann Bourgeois, l’artiste circassien jouant des équilibres, qui essuiera les plâtres avec un spectacle inspiré par la magie des lieux, qui s’appellera tout simplement « Scala ».

     

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    Puis, Thomas Jolly reviendra avec l’un de ses premiers spectacles, « l’Arlequin Poli par l’Amour » de Marivaux.

     

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    Le réalisateur Jaco Van Dormael et sa complice Michèle Anne de Mey présenteront plusieurs de leurs spectacles dont « Cold Blood », « Kiss and Cry » et « Amor ».

     

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    Le metteur en scène, sociétaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger montera « La Dame de la Mer » d’Henrik Ibsen courant 2018.

     

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    En parallèle, Alain Platel fera découvrir au public parisien son « Projet Bach », Bertrand Chamayou y jouera des pièces pour piano de John Cage. Enfin, en février-mars 2019, une carte blanche sera offerte à l’artiste plasticien Aurélien Bory pour investir les lieux à sa guise. Loin d’être exhaustive, cette liste d’événements a tout pour nous mettre l’eau à la bouche… Car il y aura aussi du nouveau cirque, du théâtre, des concerts, de la danse, soit une programmation plus proche du théâtre subventionné que du théâtre privé. Et l’objectif de fréquentation est ambitieux. Mélanie Biessy prévoit « une jauge de 80 à 90 % de remplissage ».

    Alors, y a-t-il encore de la place pour de nouvelles salles à Paris et suffisamment de spectateurs ? On peut s’interroger même si ces nouvelles salles font des efforts sur la politique tarifaire. Jean Robert-Charrier, le directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin, voisin de la Scala, se montre plutôt optimiste, même s’il faut tenir compte de l’enjeu financier : « Il est difficile de tenir économiquement une salle, en créer une est encore plus difficile. Mais, ajoute-t-il, il n’y a que le projet artistique qui compte ».

     

    « Plus on propose des spectacles exigeants, plus on a un public jeune. » (Jean Robert-Charrier, à la tête du théâtre de la Porte-Saint-Martin)

     

    Jean Robert-Charrier affirme que le renouvellement du public ne se fait pas avec « les vieux spectacles et les vieilles recettes » du théâtre privé, mais avec des affiches plus qualitatives. « Les jeunes se concentrent sur des spectacles exigeants. Et ça c’est très rassurant », conclut-il.

     

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    Source :  pour L’Oeil d’Olivier

     

     

     

  • Antonin Artaud, la douleur et l’ombre

     

     

    Antonin Artaud a quitté ce monde il y a 70 ans, le 4 mars 1948. Il est, de tous les écrivains français, probablement le plus radical dans son projet de transformer l’écriture littéraire, la scène théâtrale et même l’art cinématographique.

     

    Son œuvre, mais aussi sa vie, témoignent de cette folle entreprise et nous laissent des chefs-d’œuvre inoubliables, tels sa reprise du « Moine » de Lewis, « L’ombilic des limbes » ou encore « Le Théâtre et son Double », traité incontournable sur la scène théâtrale. Ses apparitions sur les écrans de cinéma, comme dans « La passion de Jeanne d’Arc » de Dreyer ou le « Napoléon » d’Abel Gance sont des moments aussi hallucinés qu’hallucinants. La folie, puis la maladie feront de sa fin de vie un cauchemar.

    À lire impérativement « Le Théâtre et son Double », essai dans lequel Antonin Artaud définit  le « théâtre de la cruauté » !

    « Le théâtre, comme la peste, est à l’image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénoue des conflits, il dégages des forces, il déclenche des possibilités, et si ces forces et possibilités sont noires, c’est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie. » (Le Théâtre et son Double, Gallimard 1938)

    « J’ai choisi le domaine de la douleur et de l’ombre comme d’autres celui du rayonnement et de l’entassement de la matière. Je ne travaille pas dans l’étendue d’un domaine quelconque. Je travaille dans l’unique durée. » (L’ombilic des Limbes, 1925)

     

    Source : La Cause Littéraire