Catégorie : Culte

  • Depeche Mode : Le romantique sculpté dans des synthés – Partie 1

     

     

    Première partie : de l’hésitation au sacre

     

    En 1979, le rock connaît des mutations intéressantes, grâce à la musique Punk qui a cassé les codes dès 1977. Plus qu’une évolution musicale, c’est une fragmentation qui s’opère, avec de nouveaux courants et une importance désormais accordée tant aux instruments employés qu’aux moyens mis en œuvre pour exprimer des émotions.

     

    Si le courant Punk ne s’est contenté que des outils déjà existants pour faire valoir ses messages nihilistes, il ouvre néanmoins un nouveau champ des possibles à de nouvelles générations qui n’osaient pas sortir de leurs petites boîtes. Cette émulation qui consiste à dire que désormais tout est possible et que n’importe qui a quelque chose à dire permet paradoxalement de concrétiser pas mal de rêves.

    La musique va se démocratiser… Et il ne sera plus utile d’investir dans une batterie, un ensemble de guitares ou une basse dernier cri. Le synthétiseur permet tout cela et davantage encore. On assiste ainsi à l’explosion des sons électroniques. David Bowie et Brian Eno ont déjà pris les devants dès 1976, avec les albums « Low » et « Heroes », mais cela reste malgré tout encore anecdotique, tant ces nouvelles sonorités électroniques restent diluées parmi les instruments analogiques traditionnels. Kate Bush aussi tend vers cette recherche d’univers et d’ambiances qui deviendront bientôt de nouveaux marqueurs esthétiques. Car la vraie révolution serait justement de ne plus inclure du tout l’instrument à corde dans l’ensemble.

     

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    Dans toute cette agitation et parmi les nouvelles formations en devenir, l’impulsion originelle vient de Vince Clarke et Andrew Fletcher, qui souhaitent créer un groupe de musique en appuyant leur créativité sur la base de ces nouvelles possibilités techniques, avec des sons uniquement provenant de machines.

     

    Originaire de la petite ville de Basildon en Angleterre, Vince Clarke, leader naturel du duo, compose toutes les paroles et musiques. En 1978, les deux compères sont rejoints par Martin L. Gore. Dave Gahan, quant à lui, devient le chanteur de la formation qui va se muer sous peu en Depeche Mode, en passant un casting… Sa voix de bronze et son allure de bad boy séduisent les autres membres.

    La marque de fabrique de ce proto-groupe repose d’abord sur les synthétiseurs, avec une pincée de pop et de sexy en fin de cuisson. Car à l’époque, un nouveau courant émerge, dénommé la « SynthPop », dont les premiers représentants « So British » sont Soft Cell et Sparks ; même si Sparks, formé par les frères Mael dès 1968, est originaire des Etats-Unis. Ils se sont d’abord fait connaître sur la scène « Glam Rock » américaine, avant de découvrir les synthés et s’affranchir des diktats du Rock pour embrasser à leur tour la « SynthPop ». Sans oublier évidemment Kraftwerk qui officie en Allemagne depuis 1974.

    Vince Clarke, plus opportuniste que créatif, voudrait arriver à un mix de tout cela, entre pop joyeuse et moderne et un son plus technique et clinique, sans toutefois devoir verser dans le mimétisme flippant de la formation allemande, coincée entre ses machines et les robots dont elle se revendique. Il ne reste plus qu’à trouver un nom au groupe. C’est Dave Gahan qui va le dénicher par hasard sur la couverture d’un magazine de mode qui s’appelle justement… Dépèche Mode. Avec ce nom à consonance française et l’exotisme de sa sonorité, les quatre garçons vont pouvoir commencer à y croire.

     

     

     

    De son côté, Daniel Miller est un obscur guitariste amateur qui cherche depuis longtemps à explorer de nouveaux univers musicaux, mais il a cependant conscience qu’il n’a pas le talent requis pour se lancer seul dans l’expérience. Il va néanmoins parvenir à monter son propre label, Mute Records, et part en quête d’artistes qui prennent le train des nouvelles technologies et qui ont des idées et de l’énergie à revendre.

    Il signe d’abord Fad Gadget puis ensuite Depeche Mode en 1981. Miller découvre les quatre garçons à l’occasion de l’une de leurs nombreuses performances dans un club londonien. Mais c’est en fait Stevo Pearce, le manager du groupe Soft Cell, qui le premier les avait remarqués un an auparavant. Il fera d’ailleurs figurer leur tout premier titre « Photographic » sur une compilation sur laquelle on retrouve également d’autres formations en devenir, à commencer par le fameux groupe de Matt Johnson, The The.

     

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    En 1981, Depeche Mode sort son tout premier single sur Mute Records, « Dreaming Of Me », qui remporte rapidement un beau succès dans le Top 75 anglais. Le second 45T sorti dans la foulée, « New Life », marche encore mieux. Mais c’est le troisième single, « Just Can’t Get Enough », qui va être élevé au rang de triomphe absolu, aussi bien en Angleterre que partout ailleurs en Europe.

    Fort de ce succès aussi rapide qu’inattendu, l’enregistrement du premier album peut donc être envisagé en toute sérénité. Il s’intitulera « Speak and Spell ». Sorti en 1981, alors que déjà trois singles caracolent dans les charts anglais et étrangers, « Speak and Spell » représente pour Depeche Mode le commencement d’une aventure musicale et surtout artistique incroyable, mais il faut bien reconnaître qu’en écoutant à l’époque cette collection de chansonnettes « Bontempi », il était bien difficile d’imaginer que le groupe allait pouvoir perdurer pendant 40 ans…

     

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    Depeche Mode, qui porte alors surtout la griffe de Vince Clarke, l’initiateur du groupe, ne reflète en effet en rien ce que deviendra, ce que sera ensuite, le son et l’univers Depeche Mode. Car sur « Speak and Spell », tout est sautillant, guilleret et frais. En ce début des années 80, on voyait des groupes se former pour disparaître aussitôt, tentant de surfer sur les autres succès électroniques, d’Ultravox à The Human League, en passant par Visage, Soft Cell ou Fad gadget… Et dans ce contexte, Depeche Mode est un groupe parmi tant d’autres… Quant à ses chansons, elles n’offrent pas grand chose de très passionnant. Tout y est sucré et naïf. La voix de Dave Gahan est encore toute timide, comme larvée au fond de sa coquille.

    L’album se vend très bien mais, paradoxalement, Vince Clarke semble dépassé par les événements et décide de tout laisser tomber. Interloqués mais pas abattus, les trois autres comparses décident de continuer l’aventure sans leur mentor, ce qui s’avèrera finalement être une très bonne chose pour la suite de l’entreprise. C’est Martin L. Gore qui va dorénavant s’occuper d’écrire les textes et une partie des compositions musicales. Ils doivent cependant trouver un autre musicien pour les concerts…

    C’est Alan Wilder qui est choisi, mais celui-ci ne participera pas à la conception du deuxième album qui sort en 1982, « A Broken Frame ». Le quatrième single, « See You », extrait du 33 tours, atteint la 6ème place du Top 40 et devient le plus gros succès du groupe. Cet album reste encore trop rattaché au précédent, avec cette musicalité sautillante instaurée par Vince Clark, qui entretemps est parti explorer d’autres univers en fondant d’abord le groupe Yazoo avec la petite punkette à la voix soul, Alison Moyet, puis Erasure en 1985.

     

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    Pourtant, le tout dernier morceau du disque, « The Sun and the Rainfall », recèle déjà les germes de ce que va devenir Depeche Mode, avec toute cette mélancolie entretenue et la tristesse élégante qui seront bientôt l’ADN de la bande de Basildon. A noter également que pour la première fois dans une chanson, on entend une guitare, sous la forme d’un riff clair et bien détaché du reste de l’arrangement. D’ailleurs, dans l’album suivant, sur le titre d’ouverture, « Love, In Itself », on perçoit cette fois-ci un accord de guitare sèche, mais il faudra néanmoins attendre sept longues années pour que l’instrument rejoigne durablement les productions du groupe.

    En 1983, peu de temps avant l’enregistrement du troisième album, « Construction Time Again », sort un maxi 45 tours et son tube « Get The Balance Right! ». Mute Records sortira d’ailleurs ainsi trois autres maxis avec la même maquette. Un de couleur bleue, l’autre vert et le dernier brun. Un maxi sur la face A et trois chansons sur la face B.

    Avec « Get The Balance Right! », Martin L. Gore, en charge des arrangements, propose quelque chose de bien plus mûr, sec, industriel et diablement efficace. Ce morceau va d’ailleurs servir de graine originelle à de jeunes DJs de Detroit, et définir la base de ce que seront les premiers morceaux électro et techno de l’histoire. Un changement musical s’opère indéniablement…

     

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    A l’époque, de nombreux groupes et musiciens exploitent à fond le filon du synthétiseur, qui est devenu en quelques années la marque déposée, Le Son de la décennie à venir. On pense évidemment à Jean-Michel Jarre en France, avec ses albums « Champs Magnétiques » ou « Oxygène », qui s’écoulent comme des petits pains.

    Cependant, la spécificité de Depeche Mode, comparé à ses rivaux, ce sont ses mélodies et surtout des textes qui ne tendent pas vers un futur béat et science-fictionnel, mais partent plutôt dans l’introspection, le romantisme noir et désespéré, la mort et la religion. Martin L. Gore se sert ainsi de ces sonorités particulières et de l’habillage sonore désormais identifiable comme d’un oxymore, pour mieux fondre ses états d’âme ainsi que ses pensées tourmentées et intimes.

    En 1983, Alan Wilder va enfin pouvoir participer à la création de l’album « Construction Time Again », troisième opus du groupe anglais et dont certains prétendront qu’il est le premier véritable album à imposer le son « Depeche Mode ». Wilder s’occupe de l’ossature des morceaux et de la ligne directrice de l’ensemble. Il s’impose comme l’arrangeur et l’architecte de cet opus et il y signe également deux titres, « Two Minutes Warning » et « The Landscape is Changing ».

    L’ambiance est ici toujours plus industrielle et les sons nets et précis. La voix de Gahan s’améliore et devient plus mélodieuse, même s’il lui faudra encore attendre quelques années de plus pour que son timbre nous hérisse vraiment le poil. Le premier single de l’album est instantanément un carton, « Everything Count ». Un tube comme ce groupe nous en offrira à la pelle par la suite…

     

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    Mais un tube Depeche Mode, finalement, qu’est-ce que c’est ? C’est fédérateur, innovant, excitant, jamais entendu auparavant et à la capacité implacable de vous obliger à n’écouter plus que ce groupe en boucle, tout en revenant constamment sur leurs anciens albums… Bref, Depeche Mode est addictif. C’est une drogue dure. Et viendront d’ailleurs ensuite des opus où les tubes iront par deux, puis par trois, par quatre, jusqu’à des albums entiers de tubes !

    Avec « Construction Time Again », Martin Gore creuse davantage encore le sillon, dans l’attente d’un futur état de grâce. La connaissance des machines et leur utilisation est toujours plus parfaite. On sent que Gore et Wilder ne peuvent pas juste se contenter d’approximations, mais tendent toujours vers le beau et l’imparable.

    S’inspirant de la musique industrielle allemande, les premiers samples apparaissent ici et là dans les morceaux. Sonorités métalliques, textes plus ou moins politiques sur les méfaits du capitalisme et ambiance crypto-communiste sur les deux pochettes des disques, entre femme russe à la serpe dans son champ de blé, lumière étrange et forgeron, son marteau à la main, sur le flan d’une montagne. Imagerie d’Epinal qui renforce un peu plus encore l’identité originale et singulière du groupe.

    L’album devient disque d’or au Royaume Uni et connaît un énorme succès partout en Europe, et surtout en Allemagne.

     

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    Ce n’est donc pas complètement un hasard si le groupe part à Berlin en 1984 enregistrer son 4ème album. Avec sa pochette toujours aussi originale, sur laquelle on voit un couple de jeunes mariés dans un décor d’usine, « Some Great Reward » pousse encore plus loin ce qui a été initié dans « Construction Time Again ». A savoir, des sons lourds, durs et métalliques. Si l’on devait y voir une forme de thématique, on pourrait alors dire que ce dernier opus est le troisième de la série « Musique Industrielle Allemande », mais aussi l’aboutissement de cette trilogie.

    Cette fois-ci, ce sont deux énormes tubes qui sont proposés aux charts : « People Are People » et « Master And Servant », respectivement 10ème et 11ème singles du groupe. Là encore, les Anglais rencontrent un énorme succès dans toute l’Europe et la tournée qu’ils entament va les emmener jusqu’au Japon. « Some Great Reward » s’impose sans nul doute comme leur premier grand album…

     

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    Depeche Mode, c’est également un look et une identité vestimentaire forte. Martin L. Gore revient de Berlin avec un arsenal SM, à base de harnais et de shorts en cuir. Les autres, moins inspirés par cet affichage radical, opteront plutôt pour des vêtements noirs et une abondance de cuir. Et ces codes couleurs ne varieront finalement plus vraiment jusqu’à aujourd’hui, ce qui leur apporte cette note intemporelle, ce classicisme, comme une évidence.

    Avec la multitude de concerts qui s’enchaînent à un rythme effréné, Depeche Mode ne chôment pas lorsque sort leur première compilation officielle en 1985, agrémentée d’un single original, « Shake The Desease ». Mêlant habilement mélodie mélancolique à des samples de bruits métalliques ou à des cœurs angéliques, ce nouveau titre révèle une aisance nouvelle dans la façon d’imaginer une chanson. Avec cette nouvelle pépite, la compilation cartonne, moins d’un an après la sortie de leur dernier album studio.

     

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    Plus rien ne semble vouloir stopper l’engouement des fans, la vague du succès comme l’inspiration de Martin L. Gore et Alan Wilder, toujours prompts à créer des chansons envoûtantes. A la même époque, cartonnent également ces autres groupes britanniques dits de « New Wave » : Tears For Fears, Duran Duran, Eurythmics, Simple Minds, Talk Talk et bien-sûr The Cure. A la différence cependant que Depeche Mode cultivent quant à eux un son vraiment spécifique et une ligne générale totalement exclusive, qui ne ressemble qu’à eux.

    L’année 1986 marque un nouveau tournant pour le groupe. « Black Celebration » sort au printemps et augure d’une nouvelle page musicale comme d’une nouvelle direction artistique, avec sa pochette noire luisante et ce montage composite mêlant bannière, surfaces abstraites, tulipes et sur chacun des côtés de la photo, des symboles apparaissant en relief sur le carton de la pochette.

     

     

     

    Martin L.Gore semble enfin s’être entièrement détaché de l’influence « kraftwrekienne » et laisse à Alan Wilder plus d’amplitude qu’auparavant. Ce dernier, nourri de musique sérielle et fan de Philip Glass, va élaborer pour ce disque de somptueux arrangements aussi brillants que sophistiqués, ainsi que deux morceaux qui sont des évidences : « It Doesn’t Matter Two » et « Dressed In Black ». Il y donne aussi la part belle aux échantillonnages divers.

    Le premier single « Stripped » extrait de « Black Celebration », même s’il connaît un beau succès, ne suscitera pas la même adhésion que les précédents tubes. Perçu au premier abord comme plus sombre et expérimental que les précédents opus, l’album va pourtant venir chatouiller les charts américains. Car « Black Celebration » nécessite plusieurs écoutes avant de se donner totalement. C’est justement de cela dont il s’agit… Ce 5ème album studio, probablement moins accessible et plus complexe, va peut-être mettre plus de temps à trouver sa place mais il laissera très vite entrevoir sa force, sa puissance, pour s’imposer comme le premier chef-d’œuvre de Depeche Mode.

    « Fly On The Windscreen » et « A Question Of Time » sont les autres tubes en puissance du disque, quand le néo-gospel « Sometimes » laisse cependant pressentir l’attirance naissante des Anglais pour les sons d’influence Blues. C’est également avec cet album que Depeche Mode entame sa collaboration avec Anton Corbijn, qui deviendra bientôt le clippeur attitré de tous les singles à venir. Il est l’autre pendant évident à l’imagerie du groupe, avec sa sensibilité, son âme et son humour curieux, décalé.

     

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    A raison d’un album par an, Depeche Mode semble ne plus vouloir faire de pause dans son ascension effrénée… C’est au printemps 1987 que sort un nouveau single qui remporte aussitôt un énorme succès un peu partout. Car désormais le moindre morceau du groupe est attendu comme le messie. « Strange Love » est bien moins sombre et torturé que ce que nous avait proposé le groupe avec son précédent opus.

     

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    « Music For The Masses » ne sort qu’à l’automne de la même année. Avec le choix de ce titre, qui peut sembler de prime abord quelque peu sarcastique, le nouvel album de Depeche Mode, tout en séduisant toujours plus d’auditeurs sur le Vieux Continent, va partir à la conquête des Etats-Unis. Le groupe a fait appel au producteur des Tears For fears, David Bascombe, qui avait déjà cassé la baraque avec « Songs From The Big Chair » deux ans plus tôt..

    Le son de l’album est toujours plus ample et les morceaux sont taillés pour être joués désormais dans des stades de foot. « Never Let Me Down Again », qui ouvre le disque, en est la parfaite illustration, calibré à la perfection pour entamer un concert et donner la chair de poule à tous les aficionados dès les premières notes. « Strange Love » semble avoir été conçu comme un leurre, car le reste de l’album se drape comme à l’accoutumée d’ambiances plus sombres, ésotériques et désespérées, dont émane un souffle nouveau, très cinématographique.

    Alan Wilder n’y est pas étranger, tant il y poursuit ses expérimentations, à la recherche de sons et d’ambiances inédites. Mais il commence à se sentir quelque peu à l’étroit, dans ce format Pop que lui imposent la loi du marché et surtout l’identité du groupe. Beaucoup plus intimiste et expérimental, Wilder peut cependant sans gêne démontrer toute l’étendue de son talent, avec ses créations personnelles sorties en marge de Depeche Mode à partir de 1988 et signées sous le pseudo Recoil.

     

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    S’ensuit une énorme tournée aux Etats-Unis, durant laquelle Depeche Mode devient encore plus populaire que dans son propre pays d’origine, qui semble lui tourner le dos toujours un peu plus, album après album. De ce voyage initiatique en Amérique et de cette très longue tournée sont tirés en 1989 un film documentaire ainsi qu’un double album live sobrement baptisé « 101 » (le cent unième et dernier concert).

    Et c’est là que l’on réalise que Depeche Mode tient aussi bien le haut du pavé en studio que sur une scène. On y découvre une foule extatique totalement assujettie au jeu scénique de David Gahan, grand showman, véritable rockstar, à l’instar d’un Mike Jagger ou d’un James Brown ; ce qui une fois de plus vient bousculer les idées reçues sur ce groupe que beaucoup de détracteurs se plaisent à détester, ne pensant voir que de tristes sirs derrière leurs machines, sous prétexte que leurs sons proviennent uniquement de boites à rythmes et de séquenceurs.

    Suite à cette consécration absolue, plus un mois ne passe sans qu’il n’y ait une nouveauté DM dans les bacs, entre singles, maxis ou divers remixes. En 1989, Depeche Mode sortent leur 23ème single, « Personal Jesus », mais il faudra encore attendre sept mois avant de découvrir ce que renferme le nouvel album dont est extrait ce titre. Cette fois-ci, la guitare est partie « prégnante » du morceau. Un son bluesy à souhait, franc et puissant, qui surprend d’abord l’auditeur avant de le ravir. Une fois de plus, on a affaire à un tube en puissance, innovant, avec son gimmick si entêtant.

     

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    En ce début 1990, soit tout juste dix ans après la formation hésitante d’un duo et de leurs premières chansonnettes pop, « Violator » paraît à la fin de l’hiver, tout en majesté, racé, arrogant, supérieur, magnifique et envoutant, avec sa pochette entièrement noire tranchée au centre par une rose rouge. Les thèmes de prédilection de Martin L. Gore, qui compose toujours tous les textes des chansons, sur les rapports humains, l’amour, la domination, la religion, le bien et le mal, vont coller parfaitement à ses nouvelles compositions, agrémentées d’un son pur et glacial.

    Un chef d’œuvre ne se rationalise pas, ne se commande pas et ne s’imagine même pas. Ici, en l’occurrence, c’est la conjoncture de plusieurs talents réunis au diapason, en phase, qui a permis à neuf morceaux absolument parfaits d’être ainsi créés. Un album clair, évident, sec. Si des velléités soul déjà suggérées précédemment sur l’album « Black Celebration » se sont affirmées sur le premier single extrait du disque, « Personal Jesus », le reste de la production revient à des fondamentaux intemporels.

    Et c’est « Enjoy The Silence » qui deviendra finalement leur plus gros tube et le single le plus entendu partout dans le monde. A l’origine, ce qui ne devait être qu’une ballade guitare-voix devient la chanson que l’on connaît, sous l’impulsion d’Alan Wilder qui en accélère le tempo avant de la réarranger et de la remixer. « Halo », « World In My Eyes », « Policy Of True » constituent la liste des autres énormes tubes de l’album, tous d’une redoutable efficacité.

    Chaque morceau est parfait, ciselé comme un bijou. Neuf titres, pas un de plus… Neuf chansons, pour prétendre à l’excellence et à une certaine forme de perfection gravée dans le marbre. A compter de « Violator », impossible désormais d’échapper à Depeche Mode et encore moins à cet album qui sacre le groupe définitivement.

    Au point que les quatre compères pourraient s’arrêter là et tout laisser en plan, car après un tel disque, une telle apogée, on ne peut oser affronter la réalité de l’aspect absolument vertigineux de ce qui est en train de se passer, que l’on a besoin de calme et de silence pour réfléchir à l’après. C’est à l’image d’ailleurs de ce clip dans lequel Dave Gahan, portant une couronne et une cape rouge à col d’hermine, s’assied sur son transat pliant au sommet de la montagne.

    Un roi, certes, mais toujours avec des doutes…

     

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  • 1979, l’année qui changea le monde, Episode 08 : « The Wall » by Pink Floyd

     

    [kleo_pin type= »circle » left= »yes » right= » » top= » » bottom= » »]          « FOCUS » : un article de fond sur un thème que nos rédacteurs ont sélectionné.

     

     

    L’année 1979 est définitivement une année-charnière, comme la fin d’un cycle. Elle scelle le sort des dernières utopies. Le monde prend une pelle et enterre à la hâte les cadavres encore fumants de nos illusions perdues. Après 1979, rien ne sera plus vraiment comme avant…

     

    Coincée à la fin d’une décennie qui paraît un peu creuse, durant laquelle les dirigeants politiques semblent manquer de charisme (le pâle Carter face au cowboy médiatique Reagan, VGE après De Gaulle et Pompidou), l’année 1979 n’attire décidément pas les flashes. Et pourtant… Que d’événements considérables ont eu lieu cette année-là, autant de tremblements qui ont marqué la face du monde et dont on ressent encore les répliques quarante ans plus tard.

    Révolution iranienne, arrivée de Saddam Hussein au pouvoir en Irak, début de la Guerre d’Afghanistan qui mènera à la chute de l’URSS et à l’apparition du terrorisme islamiste, second choc pétrolier et crise économique mondiale, paix entre Israël et l’Egypte, fin des Khmers Rouges… Il n’est pas insensé de penser que 1979 a en réalité été l’année la plus importante de l’après-Seconde Guerre Mondiale.

     

    Certains disques deviennent cultes pour des raisons parfois assez obscures, qui défient les lois métaphysiques voire tout simplement l’entendement, et c’est définitivement le cas de « The Wall » de Pink Floyd. Culte, ce double-album l’est indiscutablement, d’autant plus qu’il a été adapté ensuite au cinéma par Alan Parker. Et une chose est sûre avec cet opus : il ne laisse pas indifférent. On aime ou on déteste, souvent les avis sont très tranchés, mais il déchaîne les passions.

     

    Car « The Wall », c’est un peu le début de la fin de Pink Floyd, en fait… Tout commence par un concert durant lequel Roger Waters commet l’irréparable : cracher sur un fan au premier rang, qui l’agaçait particulièrement. Après cet incident, Waters va donc rêver de pouvoir s’isoler en montant un mur autour de lui, qui ne l’empêcherait pas de jouer sur scène, mais qui lui permettrait en revanche de ne pas voir le public dans la salle. À partir de là, à mesure que Waters sombrait peu à peu dans la paranoïa, le concept de « The Wall » prenait forme. Il en composait d’ailleurs presque tous les titres, dans un climat qui devenait détestable, avec son lot de tensions, notamment avec Wright.

    Waters fait alors appel à Bob Ezrin, qui a accédé à la notoriété dans les années 70 en produisant des albums devenus célèbres, notamment pour Alice Cooper, mais aussi pour Lou Reed, Aerosmith, Peter Gabriel ou encore Kiss, et également réputé pour certaines boursouflures dont il a le secret. Wright voulait quant à lui être impliqué dans la production, au même titre qu’Ezrin, Gilmour et Waters, mais selon certains témoins de l’époque, il avait beaucoup de mal à bouger de sa chaise. Et selon le claviériste, Waters se montrait tellement parano durant l’enregistrement de l’album, au point d’emporter les bandes après les sessions de studio, qu’il était difficile de trouver sa place. Ambiance, ambiance…

    « The Wall » se démarque aussi complètement des deux productions précédentes de Pink Floyd, en paraissant sous la forme d’un double album-concept. Une bonne façon de se distinguer, d’ailleurs. Bref, il est double et ça n’est pas un détail, mais il est surtout constitué essentiellement de titres très courts. Beaucoup font d’ailleurs office d’interludes et sur les vingt-six morceaux qui composent l’album, seuls trois dépassent les cinq minutes.

    Waters ne laisse en revanche aucun temps mort, tout est lié, l’histoire se déroule, sombre, implacable, jalonnée de réminiscences de sa jeunesse anglaise : un père mort à la guerre, une mère trop possessive, un système scolaire qui tente de le faire entrer dans un moule trop étroit pour lui… Tout cela, l’auditeur va pouvoir le vivre pleinement à travers le personnage de Pink (bon, pour les noms, il faut reconnaître que le bassiste ne s’est pas trop foulé…), qui construit un mur imaginaire pour se protéger de ce qui l’entoure, avec tous les dysfonctionnements qui en résultent.

    Pink va devenir une rock star, se marier, être cocu et sombrer dans une folie quasi schizophrénique, qui va le conduire à s’imaginer en dictateur fasciste. Seul un procès, dont il serait à la fois l’accusé et le plaignant, pourrait lui rendre son humanité. Difficile aussi de ne pas y voir des indices quant à la mégalomanie grandissante de Waters…

     

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    Le concept est donc très ambitieux. La musique de Pink Floyd va se faire moins aérienne, moins éthérée que par le passé. Elle se veut plus directe, certainement moins fine également. « In The Flesh? » surprend d’ailleurs par son aspect assez rude. On remarque rapidement le travail fait sur la guitare, claire, limpide. La rythmique se résume quant à elle à sa forme la plus primaire, presque primale, et elle ne se montre jamais aventureuse. Mais Gilmour est toujours bien présent, son jeu permet de rehausser certains passages, pourtant sujets à caution (« Another Brick In The Wall Part II », adulée ou détestée, tellement loin des standards auxquels nous avaient habitués le groupe).

    De nombreux moments forts ressortent, depuis le morceau-titre, divisé en trois parties, dont la seconde deviendra un tube planétaire et un véritable cri de révolte pour tout élève comprenant l’anglais, au « Comfortably Numb », qui porte la patte de Gilmour et ressemble le plus au Pink Floyd traditionnel, mais qui divise également ; entre ceux qui y voient un des plus grands titres des Britanniques et ceux qui n’entendent qu’une tentative ruinée par la production de Ezrin. Chacun se fera son avis, mais le fait que beaucoup de groupes (dont Anathema) aient repris cette chanson devrait pourtant nous donner une vague idée de sa qualité intrinsèque.

    En revanche, certains passages de l’album s’avèrent plus étranges. La fin de l’album part en roue libre et on sent là l’influence de Bob Ezrin. Ce dernier est d’ailleurs crédité sur « The Trial », mais à l’écoute de ce morceau, on se dit que ce n’est pas du Pink Floyd. On se croirait plus face à une chute de studio de « Welcome To My Nightmare » d’Alice Cooper, avec ses chœurs presque dissonants, dans l’exagération, pour apporter la théâtralité nécessaire à un tel concept. On grincera peut-être des dents face aux paroles de « Waiting For The Worms », racistes et dérangeantes, qui expriment la haine du Pink version dictateur, on soufflera face aux nombreux titres servant d’interludes, qui font entre trente secondes et une minute trente et qui ne servent vraiment qu’à faire du liant, pour que la musique ne se taise pas, même si cela plombe parfois la dynamique de l’ensemble.

     

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    On peut faire un parallèle entre « The Wall » et l’album « The Lamb Lies Down On Broadway » de Genesis, avec lequel il partage de nombreux points communs : vision différente de la musique pratiquée (chez Genesis, cela se traduisait par des parties instrumentales plus développées, avec une guitare qui savait se faire Heavy quand il le fallait), le format double, le départ d’un membre important à l’issue de leur enregistrement : Peter Gabriel de Genesis, Richard Wright de Pink Floyd.

    Mais surtout, « The Wall », malgré son concept qui parle d’enfermement volontaire, brise les murs entre les genres. Il est devenu l’archétype du concept-album grand public ainsi que certainement le disque le plus connu de Pink Floyd, avec sa pochette simple, épurée, mais d’une efficacité rare et son hit que l’on fredonne plus facilement qu’un « Shine On You Crazy Diamond », par exemple.

    Et de surcroît, il fut un pont et une source d’inspiration pour de nombreuses formations Metal qui cherchaient à enrichir leur discours. Trent Reznor, pour ne citer que lui, ne s’est pas caché du fait qu’il s’en soit inspiré pour le terrible « The Downward Spiral » de Nine Inch Nails et qu’il apporta un souffle nouveau au Prog’ Anglais, entre concept fort et nihilisme Punk, en participant à sa mutation.

    D’où le paradoxe de « The Wall ». Album culte, précurseur, inventif et fédérateur comme rarement un album a pu l’être, mais qui tourne le dos à ce qu’était intrinsèquement Pink Floyd au moment de sa sortie, au point que des petits malins affirment qu’il s’agit tout simplement du premier album solo de Waters, entouré de « Guests » de luxe. La production, menée par Ezrin, modifie également le langage d’une formation en y amenant ses propres idées, ses propres délires, qui ne sont pas forcément ceux des Anglais, mais qui se marient tant bien que mal, à condition qu’on adhère à cela.

    « The Wall », c’est un album en déséquilibre constant, où le meilleur peut côtoyer le pire, mais qui demeure malgré tout une pierre angulaire du Rock dans sa dénomination la plus large. Et c’est ainsi qu’il s’avérera être le début de la fin pour un groupe qui se dissolvait petit à petit et qui malgré la gloire, vivait ses derniers moments avant un split inévitable…

     

    Sources : « Nightfall in Metal Earth » / « Rock Fever » / « Le Figaro Culture »

     

     

     

  • 1979, l’année qui changea le monde, Episode 07 : Actuel

     

    [kleo_pin type= »circle » left= »yes » right= » » top= » » bottom= » »]          « FOCUS » : un article de fond sur un thème que nos rédacteurs ont sélectionné.

     

     

    L’année 1979 est définitivement une année-charnière, comme la fin d’un cycle. Elle scelle le sort des dernières utopies. Le monde prend une pelle et enterre à la hâte les cadavres encore fumants de nos illusions perdues. Après 1979, rien ne sera plus vraiment comme avant…

     

    Coincée à la fin d’une décennie qui paraît un peu creuse, durant laquelle les dirigeants politiques semblent manquer de charisme (le pâle Carter face au cowboy médiatique Reagan, VGE après De Gaulle et Pompidou), l’année 1979 n’attire décidément pas les flashes. Et pourtant… Que d’événements considérables ont eu lieu cette année-là, autant de tremblements qui ont marqué la face du monde et dont on ressent encore les répliques quarante ans plus tard.

    Révolution iranienne, arrivée de Saddam Hussein au pouvoir en Irak, début de la Guerre d’Afghanistan qui mènera à la chute de l’URSS et à l’apparition du terrorisme islamiste, second choc pétrolier et crise économique mondiale, paix entre Israël et l’Egypte, fin des Khmers Rouges… Il n’est pas insensé de penser que 1979 a en réalité été l’année la plus importante de l’après-Seconde Guerre Mondiale.

     

    En France, malgré les Trente Glorieuses et l’embellie économique qui prévaut depuis la fin de la seconde guerre mondiale, mais qui ne rime pas forcément avec bien-être populaire, un besoin de liberté et de changement souffle dans l’air du temps depuis la fin des années 60 et la mort de De Gaulle. Le premier choc pétrolier va venir cristalliser les peurs de la société quant à son avenir.

     

    C’est dans ce contexte que naît le magazine Actuel ; d’abord un simple petit journal consacré au free jazz et aux musiques alternatives, fondé par Claude Delcloo en 1967, Actuel est ensuite repris par Jean Karakos (Mr Lambada) et devient à partir de 1970 le principal périodique underground francophone, qui couche alors sur papier le manifeste des mouvements libertaires post-mai 68 et popularise le journalisme Gonzo. En 1970, donc, nouvelle équipe, nouvelle formule, autour de Jean-François Bizot (directeur), Michel-Antoine Burnier (rédacteur en chef), Patrick Rambaud, Bernard Kouchner, puis Claudine Maugendre, Jean-Pierre Lentin, Léon Mercadet et beaucoup d’autres.

    Le journal se démarque de la presse gauchiste & langue de bois de l’époque et devient vite le magazine de référence de la génération hippie en France. Parmi les sujets traités, tout ce qui a trait à la contre-culture, en phase avec ce qui se passe dans d’autres pays comme les USA, l’Angleterre, l’Allemagne ou la Hollande : la route, les communautés, la drogue, le rock, le cinéma, le féminisme ou l’écologie.

    Tout s’arrête à l’automne 75, dans un climat de sympathique lassitude, comme un ultime pied de nez, la première année où le journal fait des bénéfices (5000 F !)…

     

     

     

    Après deux almanachs, Actuel renaît donc de ses cendres en 1979, sous une nouvelle formule. Cette fois-ci, l’accent est davantage mis sur les reportages au long cours, autour du monde, avec de nombreuses photos et une grande diversité dans les sujets abordés. Mais l’esprit défricheur est toujours là… Pour la petite histoire, c’est dans Actuel que nous entendrons parler pour la première fois en France de l’Internet, au début des années 90.

     

     

     

    Puis l’équipe d’Actuel se lance dès 1972 dans l’aventure Nova Press, la société de média éditrice des magazines Nova Mag ou City Magazine, un peu trop superficiel et avec peu d’articles de fond, qui s’arrêtera en 2004. Alors, peut-être un jour Actuel renaîtra-t-il une nouvelle fois de ses cendres ? Parallèlement, Bizot et sa bande créaient en 1981 Radio Nova, la station de la « Sono Mondiale ». Il a aussi repris « La Radio Jazz », avec Frank Ténot (ancien de « Pour ceux qui aiment le jazz » et « Salut les Copains » sur Europe 1), devenue TSF Jazz en 1999. Son immense discothèque était sa fierté.

    Dans « Un Moment de Faiblesse » paru en 2003, Jean-François Bizot racontait son combat contre le cancer, qu’il appelait « Jack le Squatter ». Mais Jack a fini par l’emporter le 8 septembre 2007…

    Pour ceux qui souhaitent aller plus loin dans la découverte ou la re-découverte de ces années Actuel, vous pouvez vous référer à l’ouvrage passionnant et extrêmement bien documenté, « Les Années Actuel, Histoire d’une Contre-Culture » de Perrine Kervran et Anaïs Kien, paru en 2010 aux éditions Le Mot et le Reste.

     

     

     

    Lieu de contre-culture emblématique des années soixante-dix, Actuel reste ignoré par l’histoire en général et celle de la presse en particulier. Jean-François Bizot, riche héritier, mécène dans l’âme et mao repenti, a eu sa révélation aux Etats-Unis. II y rencontre la freak culture et la free press, qui vont le conforter dans son désir de faire un journal. II ne concevra dès lors la vie et le travail que dans le collectif.

    Ce livre, construit autour des témoignages de ses collaborateurs, est l’écho de cette aventure collective. II dessine le portrait d’une jeunesse bourgeoise, cultivée, imprégnée de la guerre d’Algérie, de l’héritage sartrien, de la décolonisation et des grandes aventures de la presse d’après-guerre. Ces jeunes gens sont politisés, passés par Sciences-Po, revenus du militantisme gauchiste, attirés par l’underground et désireux de participer aux révolutions minuscules et à la contestation rigolarde qui se sont substituées au « Grand Soir » de Mai 68. Ce collectif qui donne naissance au journal Actuel ou à Radio Nova va créer un style qui imprègne aujourd’hui encore le paysage médiatique et audiovisuel français.

     

     

     

    « Tellement fiers d’évoluer dans un système parallèle, où les valeurs de base étaient pelle-mêle, Peace, Unity, Love and Having Fun, le Hip-Hop n’a jamais eu besoin de guns ni de gangs, mais plutôt de la foi de ceux qui en défendent la mémoire et l’éthique, les valeurs essentielles, celles qui créent encore l’étincelle, lorsque je me rappelle des premières heures du terrain vague de la Chapelle. A l’époque, les héros s’appelaient Actuel… » (Suprême NTM, 1995)

     

    Et pour finir, si nous devions choisir un titre parmi tant d’autres qui symbolise le mieux l’esprit Actuel, alors ce serait probablement celui-ci…

     

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  • Les Dessins d’Alex Tavoularis pour Francis Ford Coppola

     

     

    Dans les collections de la Cinémathèque se trouve une série de dessins et de storyboards signés Alex Tavoularis. Ces planches se rapportent à cinq films de Francis Ford Coppola : « Apocalypse Now », « Outsiders », « Le Parrain 2 », « Rusty James » et « Tucker ».

     

    Tour à tour crédité en tant que directeur artistique ou production designer, métiers que le cinéma français connaît mal, Alex Tavoularis a aussi fait partie des équipes décoration de « King of New York » et « Snake Eyes » d’Abel Ferrara, ou encore dessiné quelques storyboards pour le premier épisode de « La Guerre des Étoiles » (1977). Mais son activité principale fut surtout celle, un peu mystérieuse, d’illustrateur pour le cinéma, la plupart du temps en étroite collaboration avec son frère Dean Tavoularis, le légendaire directeur artistique qui accompagna Coppola sur presque tous ses projets, du « Parrain » en 1972 à « Jack » en 1996 – à l’exception de « Cotton Club » et « Dracula ».

     

     

     

    Dans un entretien pour les Cahiers du Cinéma (n° 665, mars 2011), il décrit ainsi leur collaboration : « C’est surtout mon frère Alex qui a fait les storyboards des films sur lesquels j’étais production designer ; il était comme mon assistant. On s’en occupait parfois pour une séquence particulière complexe, ou parfois pour un film entier, comme ça a été le cas pour Tucker de Coppola ». Les deux frères ont commencé à travailler ensemble sur « Little Big Man » d’Arthur Penn (1970). Dean avait quant à lui débuté quelques années plus tôt avec le même Arthur Penn sur le film qui a symboliquement lancé le Nouvel Hollywood : « Bonnie and Clyde » (1967).

    Parmi les dessins conservés à la Cinémathèque se trouvent notamment dix planches de storyboards du « Parrain 2 » (1974) ; le storyboard des séquences finales du « Outsiders » (1983) ; des croquis du bateau PBR et de l’hélicoptère Huey sur « Apocalypse Now » (1979) ; un magnifique dessin de la rutilante voiture Torpedo de « Tucker » (1988) ; et une scène de cimetière disparue de « Rusty James » (1983).

     

     

     

    LE MEURTRE DE DON FANUCCI DANS LE PARRAIN 2

    On se souvient de cette lancinante évolution parallèle en travellings entre le gros mafieux en habit, Don Fanucci (Gastone Moschin), qui parade dans la rue un jour de fête, et Vito Corleone (Robert De Niro), qui le suit des yeux depuis les toits avant de s’introduire dans son immeuble, d’enlever une ampoule pour rester dans l’obscurité, et de l’abattre sur son palier. Alex et Dean Tavoularis ont fait eux-mêmes le parcours et ont entièrement storyboardé cette séquence, « faisant le film sur le papier », comme le décrit Dean Tavoularis, qui livre une anecdote passionnante sur la scène en question : « On avait tout tourné précisément, sauf un plan. Et on ne pouvait filmer ce plan manquant que le jour où on quittait New York pour aller tourner la suite du film en Italie. Or, quand on est arrivés, le propriétaire était absent. On a été obligés de forcer la porte, le proprio est rentré furieux, il a mis tout le monde dehors, et on a dû reconstruire cet étage avec l’escalier à Rome, pour un seul plan ! ».

    Détail amusant : l’épisode culte de l’ampoule dévissée par De Niro ne se trouve pas dans le storyboard imaginé par les deux frères. Mais le chat que la victime tient dans ses bras au moment du crime a disparu de la scène filmée. Remplacer un chat par une ampoule électrique, voici l’une des curieuses modifications opérées par le passage du dessin au cinéma…

     

    LES « ANIMAUX » D’APOCALYPSE NOW

    Des dessins de l’hélicoptère Huey (surnom donné aux appareils américains de type Bell UH) et du PBR (le Patrol Boat River, bateau de l’US Navy utilisé pendant la guerre du Vietnam) se dégage une certaine beauté, une sorte d’affection pour l’objet dessiné, comme s’il s’agissait d’un être, d’un animal, doté d’un petit nom, en particulier le « Huey », qui est même affublé de dents sur le devant de l’habitacle. Ces dents peintes proviennent des recherches menées sur les hélicoptères utilisés pendant la guerre du Vietnam : certains étaient ainsi personnalisés.

    Alex Tavoularis raconte : « Chaque jour du tournage nous dépendions de ce que la Philippine Air Force voulait bien nous prêter ce jour-là. Certains de nos hélicos décorés étaient utilisés pour leurs actions à Mindanao ou dans d’autres régions troublées, alors que nous avions déjà peint nos décorations dessus. Donc même s’ils n’apparaissaient pas dans le film, ils ont été vus par les rebelles de Mindanao !… ». Quant au bateau, dont il est bien spécifié sur le dessin qu’il correspond à un état de « vieillesse » plus important que le PBR A, il devait montrer des signes de désolation. Le dessin comporte ainsi diverses indications manuscrites : « Ordures sur le pont, canettes, drapeau crasseux ». Alex Tavoularis ajoute que ces précisions sur l’état du bateau étaient particulièrement utiles, puisque le tournage se déroulait hors continuité.

     

     

     

    LA VOITURE DE TUCKER

    La célèbre voiture de « Tucker » semble quant à elle beaucoup plus rutilante, et fait plaisir à voir avec ses trois phares innovants. Les frères Tavoularis ont pratiquement entièrement storyboardé ce film, à partir de discussions dans la propriété de Coppola à Napa Valley avec le cinéaste et le chef opérateur Vittorio Storaro. Tous gardent de ce film-autoportrait de Coppola – le constructeur illuminé bâtit son usine de voitures alternatives aux grandes marques, comme Coppola a fondé son studio Zoetrope en marge des studios hollywoodiens – un souvenir d’amusement extrême, que laisse transparaître ce dessin gai et volontaire.

     

     

     

    OUTSIDERS ET RUSTY JAMES, DEUX FILMS-FRÈRES

    Au printemps 1983, Coppola tourne « Outsiders » à Tulsa, Oklahoma et annonce à son équipe une semaine avant la fin du tournage qu’ils vont finalement rester pour tourner un second film dans la foulée. Ce sera « Rusty James », qui est comme le grand frère turbulent et âpre du « Outsiders ». « Outsiders » est en couleurs, dominé par les tonalités dorées de couchers de soleil, quand « Rusty James » est en noir et blanc, extrêmement graphique, strident, revendiquant des racines expressionnistes. Plus sauvage. Le premier est classique, le second expérimental. C’était la volonté de Coppola.

    De toute sa collaboration avec le réalisateur, « Rusty James », avec ses partis pris graphiques très forts, est le film préféré d’Alex Tavoularis, qui a entre autres dessiné une superbe scène de cimetière fantôme. Fantôme, car elle ne figure pas dans le montage final du film. Le dessin est très beau, et fourmille d’indications pratiques sur les bougies alimentées au gaz, la limousine, les types de projecteurs à fournir pour la scène. Le storyboard des scènes finales de « Outsiders » est passionnant car on y retrouve quasiment tout l’enchaînement des événements qui constituent la fin du film.

     

     

     

    On comprend aussi comment la mise en scène trouve des raccourcis pour faire avancer le récit plus fiévreusement. Un exemple : dans le storyboard, Dallas (Matt Dillon), poursuivi par la police, fait d’abord un arrêt dans la réserve d’une blanchisserie, éponge sa blessure, reprend sa fuite et trouve ensuite une cabine téléphonique d’où il appelle ses copains. Dans le film, il trouve la cabine téléphonique dans la réserve de la blanchisserie, y passe son coup de fil, et laisse derrière lui une tache de sang sur un amas de linge blanc. Le cinéma va plus vite que le crayon…

     

     

     

    En observant tous ces dessins, les souvenirs plus ou moins vifs se mettent bien sûr à affluer, et l’on est tenté de rechercher les similitudes avec le film existant. Mais c’est une fausse piste. Il faut plutôt regarder ces croquis comme une manière de cartes postales paradoxales. Des cartes postales que quelqu’un enverrait avant de partir en voyage. Car souvent tel storyboard ou tel dessin ne correspond plus à la forme finale du film ; on n’en reconnaît çà et là que quelques bribes. Le film lui-même, le processus de tournage ont modifié cette forme, l’ont digérée, l’ont même parfois niée. Ce sont des rêveries instantanées d’une forme possible du film.

    Comme l’explique modestement Alex Tavoularis : « Les dessins spécifiquement faits pour le cinéma ne sont que des outils pour aider le réalisateur, le directeur de la photo et le production designer à visualiser des choses qui n’existent pas encore. Ils sont faits pour ça et uniquement pour ça. La reconnaissance de ces travaux en dehors de leur fonction initiale ne peut être que dans une perspective historique ». Il n’empêche que lorsqu’on se plonge dans la contemplation de ces dessins, un peu de magie oubliée affleure… « Peux-tu changer la couleur des montagnes ? » demandait Michelangelo Antonioni à Dean Tavoularis, trouvant les roches trop grises sur le tournage de « Zabriskie Point »… Non, mais imaginer un film avant qu’il existe, ce n’est pas si différent.

     

    Source : La Cinémathèque Française

     

     

     

  • 1979, l’année qui changea le monde, Episode 06 : « Apocalypse Now »

     

    [kleo_pin type= »circle » left= »yes » right= » » top= » » bottom= » »]          « FOCUS » : un article de fond sur un thème que nos rédacteurs ont sélectionné.

     

     

    L’année 1979 est définitivement une année-charnière, comme la fin d’un cycle. Elle scelle le sort des dernières utopies. Le monde prend une pelle et enterre à la hâte les cadavres encore fumants de nos illusions perdues. Après 1979, rien ne sera plus vraiment comme avant…

     

    Coincée à la fin d’une décennie qui paraît un peu creuse, durant laquelle les dirigeants politiques semblent manquer de charisme (le pâle Carter face au cowboy médiatique Reagan, VGE après De Gaulle et Pompidou), l’année 1979 n’attire décidément pas les flashes. Et pourtant… Que d’événements considérables ont eu lieu cette année-là, autant de tremblements qui ont marqué la face du monde et dont on ressent encore les répliques quarante ans plus tard.

    Révolution iranienne, arrivée de Saddam Hussein au pouvoir en Irak, début de la Guerre d’Afghanistan qui mènera à la chute de l’URSS et à l’apparition du terrorisme islamiste, second choc pétrolier et crise économique mondiale, paix entre Israël et l’Egypte, fin des Khmers Rouges… Il n’est pas insensé de penser que 1979 a en réalité été l’année la plus importante de l’après-Seconde Guerre Mondiale.

     

    Palme d’or à Cannes en 1979, le film de Coppola a marqué l’histoire du cinéma par son tournage apocalyptique, les caprices de Marlon Brando et les millions de dollars engloutis. Mais quarante ans plus tard, le cinéaste impose sa maestria et sa maîtrise avec un superbe nouveau montage, baptisé « Apocalypse Now Final Cut ».

     

    C’était il y a quarante ans, les écrans de cinéma rougissaient de flammes sur la musique des Doors, des palmiers brûlaient en torche… Le fantasque lieutenant-colonel Kilgore bombardait une plage du Vietnam au son de « La Chevauchée des Walkyries » de Wagner. Et lâchait ces mots comme une bombe de plus dans ce déluge de feu : « J’adore l’odeur du napalm au petit matin »…

    Avec cette réplique et cet assaut d’hélicoptères, comme avec d’ailleurs beaucoup d’autres scènes mémorables au fil du voyage halluciné du capitaine Willard (Martin Sheen), traquant le colonel Kurtz (Marlon Brando) pour l’éliminer, en pleine guerre du Vietnam, « Apocalypse Now » a fini par prendre la place qu’il méritait dans l’histoire du cinéma. Majestueusement… Pourtant, c’est dans l’incertitude totale que le film de Francis Ford Coppola commença sa carrière, en 1979.

     

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    Fort du succès des « Parrain I et II », Francis Ford Coppola présente en 1979 au Festival de Cannes son nouveau projet inspiré du roman de Joseph Conrad, « Au Cœur des Ténèbres » (non crédité au générique). Il obtient la palme d’or ex-aequo avec « Le Tambour » de Volker Schlöndorff. Un destin inespéré pour un film dont le tournage fut tout bonnement catastrophique. Entre les crises du réalisateur, les caprices des acteurs, les maladies tropicales et la drogue, rien ne prédestinait « Apocalypse Now » au succès dont il fut couronné à l’époque.

    Pourtant, dès sa toute première projection à Cannes en 1979, Coppola n’est pas franchement satisfait du résultat et considère cette première version comme étant toujours « a work in progress ». Il en proposera donc une nouvelle version 22 ans plus tard, en 2001, rallongée de 49 minutes et renommée « Apocalypse Now Redux ». Aujourd’hui, le réalisateur récidive en sortant « Apocalypse Now Final Cut », qui devrait (selon ses propres dires…) être la version ultime de son chef d’oeuvre absolu. 40 ans, c’est le temps qu’il aura fallu à Coppola pour être enfin satisfait de son film le plus emblématique…

     

     

     

    « Apocalypse Now n’est pas un film sur le Viêt Nam, c’est le Viêt Nam. Et la façon dont nous avons réalisé Apocalypse Now ressemble à ce qu’étaient les Américains au Viêt Nam. Nous étions dans la jungle, nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop de matériel et petit à petit, nous sommes devenus fous. » (Francis Ford Coppola)

     

    « Apocalypse Now » nous conte donc l’histoire du Capitaine Willard, missionné en pleine guerre du Vietnam pour trouver et éliminer le Colonel Kurtz, officier des forces spéciales, brillant mais soupçonné de mener sa propre guerre. Ce qui ne devait être qu’une simple opération va se transformer en voyage initiatique et en une prise de conscience choquante de l’horreur de la guerre. Pour être au plus près de la réalité, Coppola n’a d’ailleurs pas hésité à utiliser de vrais cadavres pour certaines scènes…

    Le film s’ouvre sur le jeune capitaine Willard, cloîtré dans une chambre d’hôtel de Saïgon, mal rasé, imbibé d’alcool et sorti de sa prostration par une convocation de l’état-major américain. Le général Corman lui confie une mission qui doit rester secrète : éliminer le colonel Kurtz, un militaire aux méthodes quelque peu expéditives et qui sévit au-delà de la frontière cambodgienne.

     

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    Coppola nous livre à travers son film une sévère critique de la guerre du Vietnam, ce qui sera cependant contredit par certains journalistes ou chroniqueurs à l’époque de sa sortie. Rappelons que l’opinion publique était dans son ensemble défavorable à l’engagement américain en Indochine et que lorsque les vétérans finirent par rentrer au pays, ils furent accueillis non pas en héros, mais plutôt comme des parias et des criminels. En plus de la violence et des abus inhérents à tout conflit, l’inutilité de la présence de l’armée américaine était au cœur des critiques.

    « Apocalypse Now » reflète ainsi le manque de conviction notoire de ces soldats américains, désœuvrés, perdus, qui ne savent même plus pourquoi ils se battent. Ce n’est pas pour rien que dans la scène de la colonie française, le propriétaire de la plantation assène à Willard : « Vous les américains, vous vous battez pour rien du tout ». L’isolement et l’absence de but les poussent donc à toutes les folies.

     

     

     

    Au milieu de ce chaos, Martin Sheen, l’implacable Willard, à la tête de son commando improbable, progresse le long de la rivière, bien décidé à trouver le fameux Kurtz. Au fil de l’eau, il devient spectateur d’un monde complètement à la dérive et comprend peu à peu les raisons qui ont pu faire sortir le brillant colonel des Forces Spéciales du droit chemin. Ce dernier reste d’ailleurs une énigme jusqu’à la toute fin. Le suspense quant à son identité et sa véritable apparence monte crescendo, jusqu’à ce que l’on découvre, sortant de l’ombre, un Marlon Brando métamorphosé. À la fin du film, les deux personnages ne font pratiquement plus qu’un, tant leurs visions respectives de cette guerre et plus généralement du monde semblent désormais liées pour toujours.

     

     

     

    En 1979, à Cannes, la présidente du jury, Françoise Sagan, restera absolument hermétique à « Apocalypse Now », pour lequel le Festival avait été contraint d’accepter au préalable tous les ordres, contre-ordres, caprices et diverses contraintes techniques. Sagan ne jure en fait que par « Le Tambour » de Volker Schlöndorff… Gilles Jacob, conscient quant à lui de l’ampleur de l’œuvre de Coppola, déroge même à la règle qui interdit à un cinéaste déjà lauréat de la Palme d’or de revenir en compétition (Coppola l’avait obtenue cinq ans plus tôt pour « Conversation Secrète »).

    Car un vent nouveau souffle sur Cannes cette année-là… En fait, tout a basculé trois ans plus tôt avec la palme d’or à Martin Scorsese pour « Taxi Driver », qui a fait l’effet d’un électrochoc. On dit que le vieil Hollywood, celui des John Ford et des Vincente Minnelli, est à l’agonie. La relève est là, piaffante d’impatience. On les surnomme les garnements (Movie Brats). Ils détestent les grands studios – Fox, MGM, Warner, Columbia, Universal, Artistes Associés – et inventent déjà le cinéma du XXIème siècle avec des superproductions délirantes.

    C’est une tribu qui rêve de gloire et va qui va révolutionner le cinéma mondial, en pesant « accessoirement » des milliards de dollars au box-office : Roger Corman, Steven Spielberg, George Lucas, Martin Scorsese, Paul Schrader, Michael Cimino, Brian de Palma et Francis Ford Coppola. Justement, ce dernier a choisi son heure pour débarquer en force à Cannes en 1979, avec son film spectaculaire et nietzschéen, présenté en première mondiale. Car après ce festival, rien ne sera plus comme avant… La suite est à lire dans l’excellente série d’articles du Point parue en août 2019, à l’occasion du 40ème anniversaire du chef d’oeuvre de Coppola et de la sortie du « Apocalypse Now Final Cut », version restaurée en 4 K Dolby Atmos, conçue par le réalisateur comme ultime et définitive…

     

     

     

    « Apocalypse Now » en 8 Minutes by Blow Up (Arte)

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    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Apocalypse Now, la faillite de l’histoire » (Le Monde Diplomatique, 1979) 

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »]  Wikipedia

     

     

     

  • Madonna Vs Mylène

     

     

    Madonna affiche une carrière tellement dense qu’elle aurait pu s’arrêter en pleine gloire, il y a déjà plus d’une quinzaine d’années. Finir en beauté à 45 ans avec son chef d’œuvre, « American Life », et laisser derrière elle une pléthore de tubes, une armée d’amants, un monceau de pouvoir et d’argent. Tout ce qui représente une certaine idée du glamour, pour une femme érigée en idole absolue. Forte, obstinée, talentueuse, perfectionniste et de surcroît… bitch.

     

    Attention, à partir de maintenant, j’avance en terrain miné, avec le risque de me prendre une bonne fatwa de la part de la communauté LGBT… Allez, je me lance… Madonna ne s’est jamais embarrassée d’un quelconque amour propre quant à son originalité intrinsèque et sa capacité à créer du neuf. Elle n’a fait que surfer, certes plus qu’adroitement, sur ce qui flottait dans l’air du temps, voire même d’aller récupérer des concepts underground oubliés, de les remettre au goût du jour et finir par les transformer en hype universelle, comme le « Voguing », cette danse communautaire très codée, inventée dans les « Houses » au tout début des années 80 à New York.

     

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    Neuf ans plus tard, avec des danseurs émérites et le soutien indéfectible de Jean Paul Gaultier, à l’époque lui aussi au top, Madonna impose à la terre entière, sans forcer sa nature, cette façon de danser qui fédérera presque toute la communauté gay au sein de son club d’admirateurs et lui permettra accessoirement d’écouler des millions d’albums. En 1991, le documentaire « In Bed With Madonna » parachève l’oeuvre de grand ratissage, pour séduire toujours plus de gays à travers le monde.

     

    [arve url= »https://vimeo.com/13487423″ align= »center » title= »Madonna : « Vogue »  » maxwidth= »900″ /]

     

     

    Madonna poursuit dans cette même direction avec ses albums suivants et pousse les curseurs encore plus à fond, en exploitant à merveille l’imagerie homo tout en usant et abusant de références pointues, entre bondage et SM soft, en passant par les accessoires, la nudité, la gestuelle et les gros mots en concert, dans le seul but de séduire et flatter ce goût pour l’impertinence et l’interdit que tous les gays de la planète cultivent. La vulgarité, comme une délicieuse crème glacée, avec pleins de trucs croustillants dessus…

    Si Madonna est une artiste douée d’un talent certain, elle est de surcroît une femme d’affaires redoutable, dont le seul défaut est probablement de penser qu’elle a encore vingt ans, toujours autant irrésistible, dangereusement exclusive et sulfureuse. Et il n’y aura personne dans son entourage proche pour oser lui signifier qu’à un moment donné, pourtant… Car le temps fait son ouvrage et Madonna, avec ses 60 ans au compteur, s’est transformée ces dernières années en Mado, tenancière de maison close…

     

     

     

    Botoxée, figée, plastifiée, sous blister, la Madone continue aujourd’hui d’exhiber outrageusement son fessier et de se trémousser dans le cadre de prestations scéniques toujours plus embarrassantes. Et cela fait déjà plusieurs albums qu’elle tente de surfer sur les succès de ses rivales, mais le constat n’en est que plus pathétique… Ce qui hier paraissait cool et branché est devenu aujourd’hui peau tendue artificiellement et chagrin.

    Celle qui donna pourtant la vocation à Lady Gaga, Britney Spears, Miley Cyrus, Rihanna, Ariana Grande, en est réduite à tenter de se mesurer à cette armée de poupées luisantes, hyper sexuées et toujours plus jeunes. Et même si Madonna revient aujourd’hui avec un album et une tournée plus intimiste, il y a belle lurette que ses producteurs, musiciens et songwriters ne lui ont pas offert un tube en or massif, du niveau de « Vogue », « Justify My Love », « Frozen » ou encore « Open Your Heart », pour ne citer que ceux-là…

     

     

     

    Mylène Farmer, de son côté, est une exclusivité bien française et accessoirement, elle aussi, l’égérie de nos gays hexagonaux, que l’on retrouve plutôt dans des secteurs socio-professionnels tels que coiffure, coloriste et tout ce qui se rattache plus généralement au monde du maquillage. Mylène Farmer serait en quelque sorte la Madonna du pauvre, comme une cousine de province montée à Paris… Biiim ! Deuxième fatwa sur ma tronche !

    Même si ses chansons fleurent bien la mélancolie surannée, qui pourrait être liée à une adolescence entière passée en chambre de bonne à Cholet, avec toilettes sur le palier, lors de ses concerts, on a la nette impression que Mylène a toujours un peu louché sur ce que Madonna présentait, et il faut bien le reconnaître, avec nettement plus de hauteur et de professionnalisme au crédit de l’Américaine.

    Et malgré une armée de danseurs et une profusion d’effets pyrotechniques sur scène, avec costumes et câbles de remorquage en acier tressé pour léviter dans les airs, les chansons proposées par notre Mylène nationale semblent toujours sorties d’un autre âge, mal arrangées, assorties de beats incertains et de vagues mélodies technoïdes qui sonnent comme ce que l’on peut entendre sur les attractions de fêtes foraines.

    Mylène Farmer ou la Sabine Paturel en version « Darkly »…

     

     

     

  • The Body Snatchers, un cauchemar au cinéma qui dure depuis 60 ans

     

     

    Cela fait plus d’un demi-siècle que « The Body Snatchers » hantent les salles de cinéma, avec au total quatre films qui collent chacun à leur époque respective. De par le sujet commun et ce qu’il véhicule, chacun des producteurs ayant réalisé un des opus a pu y évoquer ses propres frayeurs et obsessions. C’est aussi pour cela que la richesse thématique de l’œuvre originelle reste inépuisable et fournira probablement encore dans vingt ans de nouvelles idées et d’autres angles à explorer, pour ceux qui voudront s’y frotter.

     

    « The Body Snatchers » est d’abord un roman écrit par Jack Finney et paru en 1955, en pleine purge anti-communiste aussi dénommée « Peur Rouge », initiée par le tristement célèbre sénateur américain Joseph McCarthy. En France, le livre sort bien plus tard, en 1977, sous le titre de « Graines d’épouvante », mais trouve finalement son titre définitif lorsqu’il est réédité en 1994 aux Editions Denoël : « L’Invasion des Profanateurs ».

    « The Body Snatchers » nous raconte donc l’histoire d’une invasion extra-terrestre dans une petite ville américaine. Alors que nous sommes en pleine mode de ces récits de Science-Fiction, où les attaques contre notre planète se font à grande échelle, avec soucoupes volantes et diverses créatures à l’aspect repoussant, l’auteur préfère traiter ici  cette aventure de façon plus intimiste, en mettant en avant surtout la paranoïa ambiante et en la plaçant au cœur de l’intrigue. En substance, un protagoniste, seul contre tous, remonte petit à petit le fil qui le conduira à une révélation finale radicale, mais il sera déjà trop tard…

    Ici, point de vaisseaux spatiaux ni d’humanoïdes verdâtres dégoulinants… La menace d’outre-espace prend plutôt l’aspect de petites graines inoffensives, puis de cosses déposées sous votre lit. Lorsque vous êtes endormis, des sortes de racines, ou de veines, se connectent à votre corps. Un doppelgänger va être ainsi créé et vous remplacer. Ce que vous étiez sera ensuite réduit en poussière, avant que votre double ne s’en débarrasse.

    La série chère au coeur des téléspectateurs de « La Une Est à Vous » dans les années 70, « The Invaders » (« Les Envahisseurs »), créée en 1967 par Larry Cohen, qui nous a quittés cette année, doit beaucoup à l’histoire de « The Body Snatchers », puisque là encore, un homme seul livre un combat perdu d’avance pour prouver au monde entier que le cauuuchemaaaar a déjà commencé… Pour l’anecdote, il est amusant de noter que l’acteur Kevin McCarthy qui tiendra le rôle du héros dans le premier film sorti en 1956, jouera dix ans plus tard un méchant envahisseur dans un des épisodes de la série.

     

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    Il n’aura donc pas fallu longtemps pour que cette histoire soit convoitée par les studios, pour l’adapter au cinéma. En 1956, Don Siegel est le premier à s’y coller… Il adapte le livre et réalise ce qui deviendra un gros succès en salle. Les Etats-Unis sont en pleine guerre froide avec l’Union Soviétique, et même si la chasse aux sorcières instaurée par l’ancien sénateur est terminée, les scénaristes surfent sur la psychose ambiante en imaginant leurs histoires d’invasions extra-terrestres, métaphore à peine voilée de l’aversion des Américains pour les Russes et le communisme, ce dogme politique étrange qui promeut les valeurs du collectivisme, tout en bannissant l’individualisme et le concept de l’être humain comme étant un et indivisible.

    Et c’est exactement ce que raconte en substance cette histoire qui nous dépeint la finalité du projet extra-terrestre, à savoir de nous rendre tous identiques. Ce cauchemar qui nous parle de « grand remplacement » durant notre sommeil, par des doubles identiques, comme autant d’avatars dénués de tout sentiment et de réaction, prend une résonance différente en fonction de l’époque et de ses mentalités. A chaque nouvelle décennie, les réalisateurs qui se sont emparés du matériau ont eu une totale liberté pour adapter ce thème à l’air du temps.

     

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    Dans les années 70, Philip Kaufman adapte donc à son tour le roman et son film résonne différemment ; la peur hystérique des Russes est retombée et les phobies ont déplacé leurs enjeux. Nous ne sommes plus ici dans une petite ville de province mais à New York, et l’action va se dérouler cette fois-ci dans un milieu d’intellectuels et de psychanalystes.

    La version livrée par Kaufman est beaucoup plus viscérale et effrayante, notamment avec certaines scènes aux visions bizarres et puissantes : le chien à tête humaine, le son qui sort de la bouche des infectés lorsqu’ils repèrent un humain et qu’ils veulent alerter leurs congénères, le ton du film plus réaliste et sa fin sans aucune issue possible. Nous sommes bien là dans ce cinéma des 70’s dit du « Nouvel Hollywood », dépressif et subversif à souhait.

    Le réalisateur de « L’Insoutenable Légèreté de l’être » et de « L’Etoffe des Héros » pointe du doigt la déshumanisation programmée, dans cette époque de début de nouvelle crise, avec tout ce que cela sous-entend du mal-être et de l’état schizophrénique de notre société. Un film d’une noirceur absolue…

     

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    C’est quinze ans plus tard que sort la troisième adaptation du livre « The Body Snatchers », sous la férule d’Abel Ferrara. Probablement une œuvre de commande pour ce réalisateur inclassable, mais il va pourtant y injecter sa vision toute personnelle sur le sujet. Nous sommes au début des années 90 et on a encore changé de paradigme. La société est bel et bien rentrée dans une crise structurelle partie pour durer, et tout le monde semble d’ailleurs s’être habitué à cette sinistre perspective. Nous n’avons plus une vision riante du futur et nous avançons tant bien que mal dans nos vies, sans réelle inspiration.

    La très bonne idée de Ferrara ou de ses scénaristes, c’est d’avoir déplacé cette fois-ci l’histoire dans une base militaire. Des militaires, donc, qui deviendraient des clones, sans émotion aucune. Cette idée totalement ironique et de prime abord plutôt tordue, fonctionne pourtant dès le début. Toute la dimension paranoïaque est ici insérée presque sournoisement dans des espaces neutres, comme un ton sur ton ou du bleu marine sur du noir… Le film devient un pur objet filmique et esthétique, avec une photographie où un soleil n’en finit plus de se coucher.

    Le réalisateur de « Bad Lieutenant » instaure un climat singulier et presque féerique. L’ambiance léthargique du film donne l’impression d’assister à un rêve ou une vision subjective de l’héroïne. Ferrara est probablement celui qui réussit le mieux à retranscrire cette peur de s’endormir, de s’abandonner et risquer de devenir à son réveil… un autre.

    Ferrara nourrit ses marottes, tout en laissant de côté cette fois l’aspect religieux, qui est pourtant prédominant dans son cinéma, pour se concentrer juste sur le sujet : l’identité. Avec « Body Snatchers, l’invasion continue », Il nous livre une série B conceptuelle et ludique, pleine d’angoisse et de poésie. Une sorte de mauvais rêve éveillé et cette phrase finale, distordue et prophétique : « Où veux-tu fuir, où veux-tu aller… Il n’y a plus personne nul part comme toi ».

     

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    Difficile de ne pas croire aux cycles, car ce sont encore quinze ans qui s’écoulent avant de découvrir une nouvelle adaptation de « The Body Snatchers », réalisée cette fois-ci par l’Allemand Oliver Hirschbiegel et produite par Joel Silver. Le tournage de cette relecture du roman de Jack Finney ne va pas bien se dérouler, car jugée trop lente par le producteur de « Piège de Cristal » ou de la trilogie « Matrix ». Silver va donc remercier sans ménagement le metteur en scène du film « La Chute », alors que le tournage n’est même pas terminé, et appeler à la rescousse une des sœurs Wachowski, pour rallonger le film inachevé de quelques scènes d’action, qui en manquait cruellement dans le premier montage.

    Mais il faut bien reconnaître que cette 4ème proposition appelée « Invasion » est tout bonnement ratée. Alors que le réalisateur Oliver Hirschbiegel avait imaginé une approche beaucoup plus psychologique, en se concentrant sur les doutes et les questionnements des personnages, le résultat final s’avère n’être qu’une pâle resucée de la version de 1978 de Philip Kaufman, bien loin de l’enjeu fort et original des deux remakes précédents, qui étaient parvenus à parler de leur époque au travers du prisme de cette histoire de science-fiction.

    Cette nouvelle variation sur le changement d’identité ne propose rien de neuf. Elle se contente simplement de piocher quelques idées déjà utilisées dans les précédents opus. Non pas que les acteurs principaux soient mauvais (Nicole Kidman et Daniel Craig), mais le scénario et les dialogues ne vont pas vraiment les aider à tirer leur épingle du jeu ; un jeu fort ou intriguant… Cette fois-ci, c’est un coup pour rien. Le film est un flop critique et public.

     

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    En 2013, Jonathan Glazer réalise l’anxiogène « Under The Skin » avec Scarlett Johansson. Un film fantastique singulier, où l’on pourrait y voir quelques passerelles avec l’histoire originelle de « Body Snatchers ». L’actrice américaine, brune pour l’occasion, incarne une extra-terrestre agissant seule, malgré l’intervention épisodique d’un motard mystérieux. Elle a déjà l’apparence humaine (une sorte de peau en guise d’enveloppe corporelle) et parcourt en camion les rues d’une ville d’Ecosse, la nuit, à la recherche de potentielles victimes masculines qu’elle séduit, pour les plonger finalement dans un bain huileux dans lequel ces dernières seront impitoyablement dissoutes. A la fin, il n’en restera qu’une peau flottant à la surface de ce liquide amniotique létal.

    Le réalisateur de « Birth » nous livre ici son interprétation de ce que pourrait être, selon lui, une invasion douce, intime, chuchotée, avec une vision du roman des années 50 ultra dépouillée, sans paranoïa ni questionnement, mais avec une terrible détresse humaine qui transpire à chaque plan.

     

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    Il se peut qu’un producteur avisé ressente un jour l’envie irrépressible de mettre en chantier un 5ème film adapté du roman de Jack Finney, « The Body Snatchers ».  Notre époque se prêterait d’ailleurs plus que jamais à une nouvelle relecture de l’histoire originelle, entre règne de la technologie, emprise totale des smartphones, des réseaux sociaux sur notre vie quotidienne et la tyrannie absolue de la parole unique. Comme si nous refusions obstinément de prendre conscience de la perte programmée de notre humanité…

    Ce nouveau « Body Snatchers » pourrait dépeindre parfaitement notre monde, et constituer la critique acerbe de ce que nous sommes devenus. Ce film pourrait d’ailleurs commencer par la fin, car si l’on devait tenter de mettre notre évolution terrifiante sur le dos de soi-disants extra-terrestres, on pourrait en déduire qu’ils ont déjà gagné…

     

     

     

  • 1979, l’année qui changea le monde, Episode 04 : « Sugarhill Gang »

     

    [kleo_pin type= »circle » left= »yes » right= » » top= » » bottom= » »]          « FOCUS » : un article de fond sur un thème que nos rédacteurs ont sélectionné.

     

     

    L’année 1979 est définitivement une année-charnière, comme la fin d’un cycle. Elle scelle le sort des dernières utopies. Le monde prend une pelle et enterre à la hâte les cadavres encore fumants de nos illusions perdues. Après 1979, rien ne sera plus vraiment comme avant…

     

    Coincée à la fin d’une décennie qui paraît un peu creuse, durant laquelle les dirigeants politiques semblent manquer de charisme (le pâle Carter face au cowboy médiatique Reagan, VGE après De Gaulle et Pompidou), l’année 1979 n’attire décidément pas les flashes. Et pourtant… Que d’événements considérables ont eu lieu cette année-là, autant de tremblements qui ont marqué la face du monde et dont on ressent encore les répliques quarante ans plus tard.

    Révolution iranienne, arrivée de Saddam Hussein au pouvoir en Irak, début de la Guerre d’Afghanistan qui mènera à la chute de l’URSS et à l’apparition du terrorisme islamiste, second choc pétrolier et crise économique mondiale, paix entre Israël et l’Egypte, fin des Khmers Rouges… Il n’est pas insensé de penser que 1979 a en réalité été l’année la plus importante de l’après-Seconde Guerre Mondiale.

     

    Sorti en 1979, le tube « Rapper’s Delight » de Sugarhill Gang fut le premier tube de l’histoire du rap. Alors coup de génie ou imposture ? Peut-être un peu des deux, mon capitaine…

     

    C’est à eux que le hip-hop doit son immense popularité aujourd’hui. Bien avant que Jay-Z, Snoop Dogg et Kanye West ne débarquent dans nos vies… Et quand, il y a quarante ans, en 1979, ils ont eu la brillante idée d’enregistrer le morceau « Rapper’s Delight », le premier succès rap de l’histoire, The Sugarhill Gang ne se doutait pas une seule seconde qu’il allait propulser le hip-hop, alors un mouvement éphémère local, au rang de phénomène culturel mondial. « J’aurais jamais cru que ça prendrait de telles proportions. À l’époque, on nous décourageait de faire du hip-hop, personne ne respectait ça », explique à l’Agence France-Presse Grandmaster Caz. Ce pionnier est l’un des co-auteurs de « Rapper’s Delight », même s’il n’a jamais été officiellement crédité pour ses paroles.

    Sorti en 1979, ce morceau s’est inscrit dans l’histoire comme le premier tube de rap, permettant au monde entier de découvrir un genre musical nouveau. Surtout, il a permis de graver dans le vinyle cette musique née dans les « block parties » du quartier new-yorkais du South Bronx. « Avoir enregistré en studio est la chose la plus intelligente qu’on pouvait faire pour le hip-hop », se remémore pour l’Agence France-Presse Master Gee, l’un des trois rappeurs de The Sugarhill Gang, interviewé au cours de l’inauguration d’un musée à Washington en janvier. « Commercialement, on était les premiers. C’est comme si on avait marché sur la Lune », explique le rappeur, âgé aujourd’hui de 57 ans.

     

    Tout commence le 6 mars 1979, dans un loft de Manhattan…

    Le soir de son anniversaire, Sylvia Robinson, chanteuse et productrice noire américaine de R’n’B, découvre une musique dont elle ignorait jusqu’à l’existence : le Rap. A cette époque, l’Amérique danse sur les tubes disco de Donna Summer et le Royaume-Uni ne jure que par le « Post Punk » de Police, The Clash ou The Cure. Les rappeurs, eux, se produisent depuis une décennie sur les trottoirs du Bronx et de Harlem, mais personne n’a encore songé à capturer leurs sons. En vingt-quatre heures, flairant le gros coup, Sylvia va monter son label, Sugar Hill Records, et réunir dans un studio trois rappeurs inconnus. Le groupe, baptisé « The Sugarhill Gang », enregistre sur-le-champ une chanson, « Rapper’s Delight », qui deviendra le plus grand tube de l’histoire du rap (15 millions de singles vendus en quinze ans) et lancera cette musique dans le monde entier.

    Retour sur cette nuit de mars 1979 où Sylvia reçoit « un coup de poing en pleine figure ». Ce soir-là, les DJ font scratcher sur les platines les riffs de James Brown. Portés par ces tempos endiablés, des rappeurs prennent tour à tour le micro, improvisant des joutes verbales saccadées. « Ils ont créé l’ambiance extatique d’un choeur de gospel, raconte-t-elle, mais leurs rythmes étaient imprégnés de groove, de blues et de jazz. La foule répondait, chantant aussi énergiquement qu’elle dansait sur le beat ». En rentrant chez elle, Sylvia compose un morceau dont la mélodie, simple mais poignante, s’appuie sur la ligne de basse du célèbre « Good Times » de Chic. Reste à trouver des interprètes…

     

    Mais Sylvia ne connaît aucun rappeur…

    « A l’époque, j’avais 16 ans, se rappelle son fils, Joe Robinson. Je connaissais une pizzeria où travaillait un certain Big Bank Hank, 21 ans, pizzaiolo le jour, rappeur la nuit. J’ai immédiatement emmené ma mère l’auditionner ». Enthousiaste, Big Bank chasse ses clients, ferme sa devanture et commence à rapper dans la voiture de Sylvia. Sur le trottoir, Master Gee, 16 ans, les entend et se lance dans un duel vocal avec Big Bank. Sur ce débarque un troisième rappeur, Wonder Mike, 21 ans. La productrice les conduit dans un studio et recrute six musiciens supplémentaires. Les neuf ne s’étaient jamais rencontrés avant. Le temps d’écouter la composition de Sylvia, et Master Gee attaque : « I said a hip hop the hippie the hippie to the hip hip hop, a you don’t stop… ». Wonder Mike prend le relais : « See, I am Wonder Mike and I like to say hello: to the Black, to the White, the Red and the Brown… ». Les autres enchaînent. Une seule prise suffit : quinze minutes de rap improvisé jusqu’à l’épuisement sur une musique Funky.

    Une semaine plus tard, le single fait un carton. « Tout le monde se demandait d’où venait cette musique étrange : une suite d’onomatopées, de flashs sonores et de mots destinés à frapper l’auditeur », se remémore Joe, qui, depuis 1985, est devenu un membre du groupe. Le public était envoûté et les mots « Rap » et « Hip-Hop » ont envahi le circuit commercial. « Rapper’s Delight » devient ainsi l’hymne du Rap et déferle sur les pistes de danse.

    Toutefois, son accueil dans les milieux du Bronx est moins chaleureux : un soir, un DJ de New York passe le tube dans un club et se retrouve avec un pistolet pointé sur la tempe. « Je te fais exploser la cervelle si tu ne jettes pas cette merde à la poubelle ! », menace ce puriste de la vieille école. Pour lui, Sugarhill Gang ne représente pas l’esprit des pionniers et diffuse des rimes sans contenu. Bambaataa ira jusqu’à dire que cette formation de Noirs se prostitue en imitant les niaiseries des Blancs. Et pourtant, un an après la sortie de ce tube, la première émission radiophonique de rap, « Mr Magic’s Rap Attack », annonce au monde l’arrivée d’un nouveau courant musical…

     

    D’une musique pour draguer les filles…

    « Rapper’s Delight » s’est donc vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde et a même eu l’honneur d’être introduit en 2011 à la très prestigieuse Bibliothèque du Congrès à Washington. C’est à quelques minutes de là que s’est ouvert début 2019 un musée éphémère du Hip-Hop, où étaient exposés plusieurs centaines de micros dédicacés, disques de platines, produits dérivés, posters… La parfaite représentation de quarante ans d’histoire, dont les trois acolytes Hen Dogg (décédé depuis), Wonder Mike et Master Gee sont à l’origine. Loin de lui, pourtant, l’idée de marquer la musique quand Master Gee se met derrière un micro à la fin des années 1970. « Je voulais juste avoir un rencard avec une fille ! » rigole-t-il. « J’étais au lycée, je rappais à des fêtes de mon quartier. Je voulais juste me décrire pour m’assurer que les gens sachent qui j’étais ».

    À l’époque, le Hip-Hop est une culture balbutiante dont le Rap est l’expression musicale et qui tourne autour de quatre éléments : la danse, le graffiti, le « MCing » (la manière de rapper) et le « DJing » (la maîtrise des platines). Pour enregistrer « Rapper’s Delight », The Sugarhill Gang se paie donc le luxe de reprendre la célèbre ligne de basse de « Good Times », le tube du groupe de disco Chic, également utilisée en 1980 par Queen dans « Another One Bites the Dust ». « Avant de rapper, j’étais un DJ et le disco était à la mode à l’époque. Il y avait le funk avec des artistes comme Parliament-Funkadelic, Nile Rodgers… On prenait des éléments dans toutes les musiques autour de nous », explique Master Gee.

     

    … à l’émergence d’un rap « conscient »

    À ses débuts, le rap est festif et aborde des thèmes légers, comme la fête, la drague et l’amour de cette musique, médium utilisé par une minorité noire et discriminée pour s’exprimer. « C’était une libération, un nouveau moyen marrant de s’exprimer », rembobine Grandmaster Caz, qui, du haut de ses 57 ans, continue d’arborer avec fierté ses chaînes « bling-bling ». Au musée de Washington, Grandmaster Caz et The Sugarhill Gang se sont produits pour un concert « old school » avec un autre précurseur du genre : Melle Mel. Ce dernier faisait partie du groupe Grandmaster Flash and the Furious Five, qui en 1982 a sorti une autre pierre angulaire du rap : « The Message ».

    Ce morceau est le premier à avoir décrit avec réalisme la vie et la pauvreté dans les ghettos. Un style « conscient » qui a profondément marqué cette musique, souvent vue, notamment en France, comme le moyen d’expression des sans-voix. Et encore une fois, la révolution est arrivée par accident. « Je voulais juste faire quelque chose de différent, pour me démarquer des textes de base », se rappelle Melle Mel, âgé également de 57 ans. « Il s’est avéré que c’était du rap conscient, mais je voulais juste changer de style ». Si Melle Mel estime maintenant que leur chanson est « la plus importante de l’histoire du rap », le pari était loin d’être gagné lors de son enregistrement.

     

    « Personne n’y croyait vraiment. Je ne pensais pas que ça allait être un succès populaire, parce que c’était un morceau sérieux. Le hip-hop était une manière de s’échapper. Les gens voulaient s’amuser. »

     

    La recette a pourtant pris : grâce à ce tube, les membres du groupe sont devenus les premiers artistes Rap à être introduits au Rock and Roll Hall of Fame, panthéon du rock et de la musique populaire américaine, en 2007. « Cela a permis de mettre notre musique au niveau où elle devait être : aux côtés de tous les autres grands genres », ajoute Melle Mel. Et même si les nouveaux artistes du moment ne connaissent pas forcément leur nom et leurs tubes, les pionniers restent confiants quant à l’évolution du Rap. « On n’arrête pas ce qui est inéluctable et on ne tue pas ce qui est immortel. C’est ça le hip-hop », sourit Master Gee.

     

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    [arve url= »https://vimeo.com/182059976″ align= »center » title= »Sugarhill Gang Interview (2016) » maxwidth= »900″ /]

     

    Sources : Le Point / L’ExpressTélérama

     

     

     

  • Philippe Cohen Solal : La naïveté de croire

     

     

    « Il n’y a pas de stratégie, et encore moins de recettes marketing. J’ai juste la naïveté de croire que si un disque est bon, ça va se savoir. Je compte sur la curiosité de chacun ». C’est ainsi qu’est né au milieu des années 90 le label ¡Ya Basta! Records, « en référence au sous-commandant Marcos, bien-sûr, mais aussi pour dire à la scène tek-house qui commençait à ne faire que se copier : ça suffit, passons à autre chose ».

     

    ¡Ya Basta!, un label de qualité fondé par un artiste éclectique, Philippe Cohen Solal, qui avant d’en arriver là, a déjà accumulé bon nombre d’expériences qui ont façonné la curiosité de cet amoureux de musiques. D’abord réalisateur-programmateur, puis animateur sur les fréquences des radios « libérées », il fut pendant trois ans directeur artistique chez Polydor, avant de s’illustrer au tournant des années 90 avec la première vague électronique française, sur la compilation « Paris Union Recording ».

    Après son expérience « pénible » chez Polydor, il le reconnaîtra plus tard, Philippe Cohen Solal profite de cette courte période de transition professionnelle pour vagabonder, flâner à sa guise. C’est ainsi qu’il découvre un jeune artiste, alors totalement inconnu, qui joue devant les terrasses des cafés parisiens, Keziah Jones. Il produit ensuite un album tek-house, « Bass Academy », un projet finalement avorté, qui l’amène à revenir chez Virgin Sound, « pour éponger les dettes »…

     

    « Je suis devenu producteur et éditeur malgré moi. J’ai trop vu de majors saccager les projets des artistes. Si j’avais pu rencontrer la bonne personne, je n’en serai pas là. Un label, ça prend du temps ». La durée, telle sera l’autre fil inducteur de ¡Ya Basta!…

     

    Mais ¡Ya Basta!, c’est aussi et surtout une histoire d’amitié, symbolisée par un Crew, décliné au fil du temps en de multiples identités : Boyz From Brazil, Stereo Action Unlimited, Fruit Of The Loop… C’est d’ailleurs ce qu’évoque la première compilation du label sortie en 2000, « Rue Martel », qui a connu plus qu’un simple succès d’estime, avec son « Hi-Fi Trumpet » qui a tout du classique, même si Philippe Cohen Solal et Christoph H. Müller, musicien venu de la sphère électronique suisse et son alter ego sur la plupart des projets, l’ont bel et bien couché sur le papier.

    Après une poignée de vinyles et une pelletée de remixes, ils publieront d’ailleurs en cette même année 2000 la suite de leurs aventures, intitulée « The Boyz From Brazil », avant que ces deux sculpteurs de sons redécollent leurs oreilles pour le projet Gotan, initié avec le guitariste Eduardo Makaroff, un Argentin installé de longue date à Paris.

     

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    Avec Gotan Project, direction d’autres cieux, plus mélancoliques, du côté de l’Argentine… Quelques maxis et le premier album « La Revancha del Tango » sorti en 2001 suffisent à imposer sur les pistes noires du monde entier l’improbable succès de cet autre « Nuevo Tango » auquel peu croyait au tout début. Depuis, les trois compères ont creusé leur propre sillon, en donnant une suite au projet originel, de moins en moins électronique, de plus en plus cinématique… Avec à la clef un chapelet de chansons qui s’inspirent des compositeurs les plus emblématiques du style portègne, de celles qui font tout le cachet de l’album studio suivant paru en 2006, « Lunático »…

    Et puis en 2010, un « Tango 3.0 » est venu boucler ce triptyque autour de la rénovation du tango, inscrivant sur l’étendue de la Toile internet cette musique que l’on crut du passé. Dépassée ? Tout le contraire, Gotan Project ose avec cet album des rencontres inédites (entre autres avec le son de la Nouvelle-Orléans et la guitare Surf) au cœur du nouveau millénaire, redonnant au Tango sa définition première : un hybride qui n’en finit plus d’étendre ses connexions.

    Quinze ans pour une kyrielle de maxis et divers remixes, mais juste six disques labellisés ¡Ya Basta!. Dix si l’on ajoute ceux de David Walters, un jeune homme à tout faire tout seul, signé sur le label en 2002, celui de Féloche, un drôle de musicien voyageur qui a mis une décennie à fignoler tel un artisan son premier disque, impur choc des cultures qui le place quelque part entre la Louisiane et la banlieue parisienne, et enfin celui d’El Hijo de la Cumbia, le bad boy du nouveau soundclash made in Buenos Aires.

    Certes, le catalogue affiche peu de sorties. Mais ce choix affirme une cohérence, un label de qualité en ces temps de frénésie discographique. Car moins, c’est souvent mieux. « J’ai toujours voulu sortir peu de disques. Juste les bons. Et me donner les moyens de soigner chaque détail, à commencer par l’artwork et le visuel ». C’est aussi cela la marque de fabrique de ¡Ya Basta!. Chaque pochette, le moindre flyer, tous les clips répondent à une exigence esthétique, à des parti-pris en rupture avec les clichés. Une signature spécifique, celle du regard oblique et élégant de la vidéaste et plasticienne Prisca Lobjoy.

     

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    Le sens de ce nécessaire superflu fit la différence de cette entité qui s’épanouit au moment même où la fameuse French Touch explosait les charts de la planète musique. ¡Ya Basta! en fit partie, mais en électron libre. C’est d’ailleurs outre-Manche que le label obtiendra ses premiers soutiens, les plus fidèles et attentifs à leur univers, que l’on ne peut se résoudre à classer dans un registre bien particulier. « J’ai toujours souhaité inclure des musiques du monde entier, sans jamais chercher à faire des fusions du genre World Music ». Le menu de chaque galette se compose ainsi d’une somme d’ingrédients ajoutés avec parcimonie pour concocter une mixture au goût d’inédit. Entre science et mélodie, pour paraphraser l’appellation de leurs Editions, inspirée de William Orbit.

     

    « Chez ¡Ya Basta!, il y a ce souci permanent de composer, et pas simplement de recycler. Nous, on voulait vraiment créer notre propre univers. Gotan Project n’aurait pu être constitué que de reprises. Nous n’en avons fait que quelques-unes, et à chaque fois, il s’agit de repères, et encore assez flous. » 

     

    A l’image du « Chunga’s Revenge » de Frank Zappa convoqué dans le premier opus de Gotan Project… On trouvera d’autres reprises dans l’album  « The Moonshine Sessions », entre une version imparable d’Abba et une vision improbable des Sex Pistols. Encore une galette préparée avec soin, plusieurs années d’allers et retours, de détours aussi. Du bluegrass trempé dans un drôle d’alambic : un bain de jouvence rétrofuturiste. Le futur, parlons-en justement : « Au lieu de vouloir grossir en signant des projets à tout prix, je préfère me concentrer sur quelques projets auxquels je crois vraiment. J’ai envie d’en faire avant tout mon laboratoire d’idées, sans me prendre la tête. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas ouvert aux collaborations. Bien au contraire ». D’une référence au mouvement zappatiste à une mise en application de la théorie de la décroissance, ¡Ya Basta! a décidément de la suite dans les idées.

     

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    Aujourd’hui, en marge de Gotan Project, Philippe Cohen Solal continue à cultiver son goût immodéré pour les collaborations, notamment avec La Dame Blanche (Yaité Ramos et Baby Lotion). Ils reprennent ensemble la chanson populaire parigote « A Paris » de Francis Lemarque, dans une version Caliente chantée par la cubaine au cigare, qui arpente les scènes internationales depuis plusieurs années en égrénant son Cuban Trap. Ici, le rythme Cumbia avec accordéon et programmation électronique n’en finit pas de rendre un chaleureux et dansant hommage à Paris.

     

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  • « Le Regard de Charles » : Le film d’une vie

     

     

    Au lendemain du premier anniversaire de la mort du chanteur, un film plein de surprises de Marc Di Domenico sort en salle cette semaine : « Le Regard de Charles ». Ce documentaire étonnant réunit des images intimes tournées par Aznavour lui-même entre 1948 et 1982, entrecoupées d’archives télévisuelles rares. 

     

    En 1948, Edith Piaf offre sa première caméra à Charles Aznavour, bien avant que le succès ne lui tombe dessus ; une Paillard, qui ne le quittera plus. Jusqu’en 1982, le chanteur impressionnera des heures de pellicules qui formeront le corpus de son journal filmé. Aznavour filme sa vie et vit comme il filme, pied au plancher, à l’instinct. Partout où il va, sa caméra est là, avec lui, à portée de main. Elle enregistre tout. Les moments de vie, les lieux qu’il traverse, ses amis, ses amours, ses emmerdes…

    Quelques années avant sa mort survenue le 1er octobre 2018, Aznavour dévoile à Marc Di Domenico son trésor : des centaines de bobines, conservées, rangées, à l’abri des regards. Le temps presse… Les deux hommes se lancent alors dans le dérushage de ces films Super 8 et le chanteur décide finalement d’en faire un film, son film.

     

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    « Le Regard de Charles » est monté par thèmes, entre voyages, amours, emmerdes et la magie opère. Aznavour sait filmer, cadrer ; il veut d’abord graver dans le marbre les preuves de sa réussite, comme s’il n’y croyait pas lui-même, puis il se met en scène, confie la caméra à quelqu’un d’autre, partout. Il filme les gens de la rue, ceux qui, comme ses ancêtres, ont connu la misère et l’exil.

     

    « Instinctivement, il place le miroir. Il n’a pas fait de psychanalyse dans sa vie. Mais justement, pour moi, ces images, ce film, cette démarche… On est sur la preuve de l’inconscient. On est dans son esprit. » (Marc Di Domenico, réalisateur)

     

    Le narrateur du « Regard de Charles » n’est autre que l’acteur Romain Duris. Au travers de ses textes et des images d’archives, les spectateurs en apprendront plus sur la vie de Charles Aznavour, de sa relation avec l’Arménie à ses liens avec ses épouses ou même ses enfants. Une manière de prolonger un peu plus les chansons d’un artiste qui a marqué l’histoire de la musique française. « Sans doute là-haut, il sera content de voir qu’il arrive encore à apporter du bonheur aux gens », avoue son fils Misha.

    Sur le tournage du « Taxi pour Tobrouk », Aznavour met sa caméra sur le capot de la jeep et on le voit aux côtés de Lino Ventura. L’été, il filme Françoise Sagan au bord d’une plage, et dans un pas de deux amoureux, il cadre sa femme Ulla qui le filme aussi. « Le Regard de Charles » revient également sur les heures sombres, la mort de son fils, les moments de vanité. Aznavour qui aurait aimé réaliser un film, nous offre celui de sa vie.

     

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    Avec « Le Regard de Charles », c’est un nouveau regard sur Charles Aznavour… par le biais de son propre regard. Celui, à la fois perçant et très humain, qu’il portait sur le monde, la vie, l’amour, sa carrière…

     

    Durant des décennies, Charles Aznavour a fait l’actualité. L’actualité musicale, cinématographique, télévisuelle… et parfois l’actualité tout court. Comme le dit malicieusement la voix de l’acteur Romain Duris au début du documentaire, l’observation ne s’est pas faite à sens unique. « Vous m’avez vu, mais ce que vous ne savez pas, c’est que moi aussi, je vous ai vus… ».

    Dans ce type de film, il faut un narrateur. C’est donc Romain Duris qui a été choisi pour incarner, via son phrasé nerveux, juvénile, direct, le grand Charles. Les textes, qui puisent dans des biographies et interviews, ont été validés par Mischa Aznavour, l’un des fils du chanteur. Ils sonnent très juste, quand on se souvient que Charles Aznavour n’était pas homme à se forcer à enjoliver artificiellement les choses ou à se complaire dans la flagornerie, fût-elle à son propre bénéfice.

    Mais revenons à ce « regard »... Dans ce film fascinant, il est pluriel. Il y a d’abord un regard presque ethnographique, avec ces images en plans larges de voyages en Afrique, en Amérique latine, en Asie… On ressent une volonté de filmer les peuples, les gens, savourant la communication silencieuse enclenchée par le seul regard d’une caméra braquée sur eux. Aznavour le dit dans le documentaire : la misère qu’il percevait en filmant des enfants dans la rue le renvoyait à celle qu’il avait connue durant sa propre jeunesse. Une misère rendue indolore par l’amour que ses parents lui portaient, à lui et à sa sœur Aïda. « On n’avait rien. On avait tout. Je me demande s’ils ont des parents comme ça ».

     

     

     

    Il y a des regards plus intimes encore. Celui, plein d’amitié et d’admiration, porté sur Lino Ventura qu’il a filmé durant le tournage du film « Un Taxi pour Tobrouk ». Enfants, le petit Arménien et le petit Italien vendaient tous les deux des journaux à la criée pour gagner quelques sous. Aznavour nous offre d’autres images, lumineuses, du cinéma d’antan. La beauté de son ami Jean-Pierre Mocky et celle d’Anouk Aimée, captées en marge d’un tournage.

    Il y a le regard amoureux de Charles. Un regard ardent, puis amer, porté sur Évelyne, qui fut sa deuxième épouse, avec laquelle la belle histoire tourna court. Et, bien-sûr, les sublimes images de la femme de sa vie, Ulla, qu’il a épousée en 1967. « Tu ne vois pas mes yeux quand je te filme, ils sont brillants d’émotion », confie le narrateur.

     

     

     

    Il y a le regard de Charles en tant que fils de Mischa et Knar Aznavourian, émigrants arméniens dont il se revendiquait avec autant de fierté que d’émotion contenue. Ce père tant aimé, lui-même artiste, apparaît sur des images personnelles, mais aussi sur d’émouvantes et rares archives de l’ORTF. Et, plus bouleversant encore, il y a le regard de Charles en tant que père. Le père heureux d’une fille aînée, Seda, qu’il a eue avec sa première épouse Micheline, et des trois enfants que lui a donnés Ulla.

    Fait unique dans le documentaire, on l’entend dialoguer avec l’un de ses jeunes fils en même temps qu’il le filme. Mais aussi, le père hanté par la disparition prématurée de son fils Patrick, né d’une liaison dans les années 50, victime d’une overdose à 25 ans. « Je n’en parle pas beaucoup. À chaque fois que j’y pense, la tristesse est infinie et mes yeux pleins de larmes. Il était doux, adorable et secret ».

     

     

     

    Il y a aussi le regard de l’homme sur lui-même, sa carrière, le succès. Un regard d’une sincérité crue, sans complaisance. Presque celui d’un enfant grandi trop vite et qui retourne la caméra contre lui pour vérifier que ce qui lui arrive est bien vrai, que c’est bien lui, le petit Arménien disgracieux sur lequel personne ne misait un kopeck, qui côtoie les grandes stars de son temps… « J’existe. Je me filme, donc j’existe ». Puis le regard de l’homme qui goûte au succès et assume pleinement les plaisirs matériels qui y sont liés. « Je gagne beaucoup d’argent et ne m’en cache pas », assène le narrateur sur des images de piscine luxueuse.

    Il y a enfin les derniers mots du documentaire qui nous sont adressés, et qui nous serrent un peu le cœur quand on se souvient que Charles Aznavour n’a pas eu le temps de voir le résultat de ce travail captivant. Ce livre qui s’est refermé, c’est un peu le nôtre aussi.

    « Le Regard de Charles », un film de Charles Aznavour réalisé par Marc di Domenico, est sorti en salle le 2 octobre 2019, après avoir été projeté en avant-première lors de la clôture du Festival du Film Francophone d’Angoulême le 30 août 2019.

     

    Sources : France Info Culture / France Info