Étiquette : David Lynch

  • « Shining » : le mystère Overlook qui attend toujours sous la neige

     

     

    Voilà bien un film qui, depuis sa sortie en salle en 1980, aura fait couler beaucoup d’encre. On ne dénombre plus les articles, les livres ou les documentaires retraçant l’histoire de « Shining ». Des journalistes, des cinéphiles, des professeurs de cinéma, voire des réalisateurs eux-mêmes, s’y sont confrontés, dans leur travaux comme dans leur questionnement sur ce qu’est une œuvre cinématographique, son sens et ses images.

     

    « Shining » appartient ainsi à la race de ces films disséqués, analysés, autopsiés, tant il reste encore aujourd’hui un objet de fascination, plus étrange même que l’histoire qu’il nous raconte. Beaucoup voudraient voir dans la filmographie de Stanley Kubrick, le réalisateur de « Full Metal Jacket », une manière démiurgique et définitive d’aborder chacun des projets dans lesquels il put se lancer.

    Que ce soit avec le polar (« Le Baiser du Tueur », 1955), la science-fiction (« 2001, l’Odyssée de l’Espace », 1968), le genre psychanalytique (« Eyes Wide Shut », 1999), la comédie (« Docteur Folamour », 1964), le film de guerre (« Les Sentiers de la Gloire », 1957) ou le péplum (« Spartacus », 1960), celui qui rêvait de porter à l’écran le personnage de Napoléon Bonaparte a toujours exprimé un certain sens du détail et une lecture toute personnelle du sujet qu’il abordait. Stanley Kubrick reste aujourd’hui encore un personnage assez mystérieux, finalement. Il n’aura dirigé que treize films sur une période d’une quarantaine d’années, quand d’autres en réalisent un par an…

    Car le moins que l’on puisse dire, c’est que Kubrick prenait son temps et préparait beaucoup en amont. Il ne faut pas voir en lui un quelconque génie zélé qui rechercherait absolument le diable qui se cacherait dans les détails, mais plus un perfectionniste, un peu misanthrope, qui aurait eu du mal à déléguer et qui aurait surtout voulu tout faire lui-même…

    Lorsque vous prenez Steven Spielberg, à qui d’ailleurs Kubrick confia un autre projet qui lui tenait à cœur, « A.I. (Intelligence Artificielle) », le réalisateur de la saga « Indiana Jones » a toujours su s’entourer de collaborateurs de confiance, à qui il peut déléguer un certain nombre de tâches, ce qui lui permet de se concentrer sur l’essentiel. Stanley Kubrick, quant à lui, aura finalement consacré plus de temps à des projets avortés qu’à des films menés à terme, justement à cause de ce pêché d’orgueil.

    Au point qu’on pourrait presque le comparer à Terrence Malick, qui lui aussi, jusque dans le courant des années 2000, ne nous avait livré que trois films, impressionnants de maîtrise, avant qu’il ne vive une crise existentielle et que des producteurs « cinéphiles » mais peu scrupuleux ne viennent frapper à sa porte, avec des mallettes remplies de billets verts, pour qu’il finisse par se mettre à tourner depuis vingt ans avec la (presque) frénésie d’un Claude Lelouch…

    Parfois pour le meilleur (« Le Nouveau Monde », « The Tree of Life », « Une Vie Cachée »), mais le plus souvent pour le pire (« A La Merveille », « Knight of Cups », « Song To Song »…), en attendant « The Last Planet » qui devrait sortir dans les prochains mois, avec une histoire consacrée à Jésus et ses apôtres. Une deuxième partie de filmographie en tout cas principalement axée sur la foi, l’amour, la place de l’homme dans l’univers, et des films qui se répondent les uns les autres, avec plus ou moins de bonheur.

    Pour en revenir à Stanley Kubrick, l’affaire est en revanche plus intéressante, tant chacun de ses films reste différent du précédent, avec toujours la volonté de recommencer depuis le début, de tout reprendre à zéro. On pourrait même se hasarder à faire une comparaison avec Sergio Leone, et la volonté presque systématique qu’affichaient les deux réalisateurs de constamment réinventer le cinéma et son langage.

    En adaptant un roman de Stephen King, il semblait évident que Kubrick ne voulait pas seulement satisfaire un caprice, qui eût pris la forme d’un film d’épouvante, à base de scènes grandiloquentes et de seaux d’hémoglobine. Kubrick avait bien peu d’égard pour l’écrivain du Maine et pour son œuvre en général. Et le livre n’était bel et bien qu’un prétexte, ce qui n’empêche cependant pas le film de comporter quelques scènes hyperboliques, assorties de litres et de litres de sang versés.

    Comme si Kubrick, avec son humour particulier, avait cherché à évacuer ainsi tout ce qui pouvait constituer les éléments prédominants de ce style de films, afin de passer ensuite à autre chose, qui l’intéresserait davantage et qui serait sa définition personnelle du « film qui fait peur ». Car il y a bien une méprise avec l’histoire de « Shining, l’Enfant Lumière », qui une fois passée par son prisme n’est plus un film pour simplement faire peur aux midinettes. On est bien loin des « Conjuring » et autres « Sinister », qui tiennent plus du train fantôme que de l’œuvre viscérale. En 1980, on croyait encore au pouvoir des images, sans cynisme ni récupération opportuniste.

     

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    Depuis sa sortie il y a quarante ans, « Shining » a pourtant marqué bien des esprits, en devenant une sorte de modèle du genre. S’il déjoue les pronostics et se détourne des obligations d’usage avec ce genre de récits, Kubrick décode et démonte le logiciel dit « horreur » pour nous emmener encore plus loin, dans un voyage personnel et intuitif. Car « Shining » n’est pas un simple film d’épouvante, mais avec le réalisateur de l’iconique « Orange Mécanique », aurait-il pu en être autrement ?

    Il n’y a pas que nos nerfs qui y sont sollicités, mais également nos souvenirs. Kubrick en appelle à tout ce que l’on trimballe en nous depuis notre enfance. Toutes ces peurs nourries de l’irrationnel et de ces choses tapies dans l’ombre, auxquelles on ne peut donner de nom. La peur et le dégoût de nous-même…

    « Shining » s’éloigne donc du roman initial et laisse de côté tant les références aux Indiens que celles aux pouvoirs du petit Danny ou du vieux cuisinier de l’hôtel, Dick. Kubrick survole rapidement ces thèmes et préfère jouer avec ses propres motifs. Et ses propres obsessions… Le pouvoir appelé « Shining » n’est finalement plus qu’un prétexte au film. Il faudra attendre sa suite directe sortie il y a environ un an, « Doctor Sleep », avec Ewan McGregor, pour se rapprocher davantage du matériau de base du roman de Stephen King, lui qui a d’ailleurs toujours affirmé détester l’adaptation de Kubrick.

     

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    Découvrir « Shining » à sa sortie en 1980, c’était un peu comme recevoir le même coup de hache dans le ventre que reçoit l’un des personnages de l’histoire. Heureux celles et ceux qui n’avaient pas découvert le roman avant de voir le film, et qui pouvaient ainsi ne pas être influencés par le récit de King.

    Et puis, il y a Jack Nicholson, bien-sûr ! Difficile d’imaginer un autre interprète, tant le travail accompli pour incarner cet écrivain qui devient progressivement fou à lier confine au sublime. Les sourcils de l’acteur n’ont jamais aussi bien servi un personnage et justifié ainsi la démence qui le ronge. Nicholson devient incontournable avec ce film, au même titre que le décor même de l’hôtel OverLook, qui est un protagoniste à part entière de l’histoire.

    Car tout dans ce lieu exprime une intention, un doute, une respiration. Des motifs de la moquette sur laquelle roule la voiture à pédales de Danny à ceux à fleurs de l’étage où dorment les Torrance, en passant par les éléments en bois, les escaliers de la grande salle de séjour, la cuisine, les couloirs, les dépendances, tout y devient très vite suffoquant et l’angoisse que l’on ressent ne va que crescendo jusqu’au climax vécu presque comme une libération, comme si on parvenait à ressortir la tête de l’eau. L’hôtel est filmé à la manière d’un corps, organique, et ceux qui y rentrent deviennent des intrus que le bâtiment se devra d’expulser ou de phagocyter ; et c’est ce qui arrivera justement à Jack.

     

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    Plus qu’un simple trip sous acide, le film est également un voyage mental et temporel, où toute notion de temps y est abolie, pour mieux nous laisser exsangue à la fin… « Shining » ne se résume pas à une simple adaptation du livre ou à une lecture en image ; il en va d’ailleurs de même pour sa suite, « Doctor Sleep », intéressante à plus d’un titre, même si elle reste malgré tout un peu trop conforme au roman, pour que le malaise attendu ne puisse s’installer…

    En tout cas, l’adaptation de Kubrick, même si elle fut tant abhorrée par Stephen King, s’avérera pourtant très importante pour le cinéma, en évoquant ce qui est tapi derrière nous, dans les angles morts. Gageons qu’un cinéaste comme David Lynch aura récupéré à son compte cette lecture inédite de la présence des esprits anciens parmi nous, afin de créer son propre univers, en particulier avec son « Twin Peaks: Fire Walk with Me ». Et plus généralement, les emprunts sont évidents dans d’autres productions du réalisateur du magnifique « Elephant Man », lui aussi sorti en 1980.

    A l’heure des jump scares et des effets gore, aussi outranciers qu’inoffensifs, replonger dans ce film impie et immersif nous rappelle à tout moment que nous ne sommes pas seuls et que l’on nous épie. Le mal n’attend que le moindre faux pas pour passer à l’action… Stanley Kubrick abordera au moins à cinq reprises dans ses films le thème de la folie, sous des angles différents. Un monde parallèle en soi…

    « Shining », le film a ouvert une brèche pour nous faire accéder à un autre monde qui nous était jusqu’alors interdit. Et personne, depuis, ne semble vouloir la refermer. On se complaît ainsi à fixer ce miroir, où l’on y voit nos propres abysses.

     

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  • Les 40 ans d’Elephant Man

     

     

    « Elephant Man », le chef d’oeuvre de David Lynch, fête ses quarante ans. Pour célébrer cet anniversaire comme il se doit, le film ressort au cinéma ces jours-ci dans une version restaurée 4K, ainsi qu’en Blue Ray.

     

    Découvrir ce film à sa sortie en salle en 1980, quand on a onze ans, c’est un choc, une déflagration. Jusqu’alors, l’enfant n’a pas été en mesure d’observer autour de lui une pareille vision du monde et de ceux qui le peuplent. C’est un peu plus tard, en grandissant, qu’il peut mieux analyser l’œuvre de David Lynch et comprendre ses singularités, son approche et l’incroyable force dont il se pare.

    « Elephant Man » est un classique, un très grand film. Et au-delà de l’émotion qu’il nous procure, il reste encore, quarante ans plus tard, une vision humaniste, sincère et frontale. Mais c’est aussi une piqure de rappel, avec son message universel qui nous dit que peu importe l’apparence ou la couleur de peau, ses origines et son histoire, l’être humain est libre de ses choix et de son destin. Être bon ou mauvais ne dépend que de lui, et certainement pas d’un tiers, de son passé ou de son environnement.

    Produit par Mel Brooks, celui-ci propose à David Lynch, un jeune réalisateur qui vient de se faire remarquer avec son premier film « Eraserhead », de mettre en scène et apporter sa vision personnelle sur cette adaptation au cinéma de la biographie du docteur Frederick Treves, consacrée à la courte et tragique vie du phénomène de foire John Merrick, atteint d’une maladie orpheline et incurable, la neurofibromatose, et exploité pour l’extrême difformité de son corps.

    Avec son noir et blanc intense et mélancolique, David Lynch choisit de jouer sur les apparences et bousculer les conventions. D’un côté, le réalisateur met en exergue l’hypocrisie ambiante et le lissage de ces conventions dans la société victorienne, au coeur même de cette Angleterre de la fin du 19ème. De l’autre, il nous dépeint le côté obscur de l’époque, avec son peuple et ses gens ordinaires, et nous confronte à ce que l’on peut ressentir viscéralement face au spectacle de la monstruosité, sans protocole ni politesse outrancière ; cette monstruosité dont Lynch se sert à dessein, pour émouvoir sans sensiblerie, en nous rappelant tout de même que derrière chaque aspect se cache avant tout un homme.

    « Elephant Man » fait directement référence au film « Freaks » de Tod Browning sorti en 1932, avec l’univers du cirque et de ses êtres « différents » qui vont aider John Merrick à s’échapper de la cage dans laquelle il est enfermé. Des monstres finalement plus humains que les humains, emprunts de solidarité et de bienveillance.

    Anne Bancroft et Anthony Hopkins, les deux interprètes principaux, composent chacun dans leur rôle respectif d’infinies variations, entre contradictions, paradoxes et hésitations, face à ce qui les dépasse et les questionne. Quant à John Hurt qui campe un John Merrick plus vrai que nature, noyé sous d’innombrables couches de latex pour les besoins du maquillage créé par Christopher Tucker, il est saisissant de justesse.

    Et malgré l’aspect général de ce corps qui n’a plus rien d’humain, l’acteur impose son jeu bouleversant, où tout se passe dans le regard et cette façon maladroite qu’il a de se mouvoir, pour parvenir à nous émouvoir aux larmes. Car si on pleure tout au long du film, ça n’est pas tant du fait de l’apparence ou de la démarche du personnage que John Hurt incarne avec une telle vérité, mais plutôt qu’il parvient de façon imparable à nous forcer à affronter notre propre honte.

    La musique du compositeur John Morris participe aussi pleinement à la réussite du film. Il empreinte ainsi l’Adagio pour cordes de Samuel Barber pour les besoins du final, lorsque John Merrick s’endort pour la dernière fois dans son lit, où il veut s’allonger comme l’enfant du petit tableau accroché au-dessus de lui. Il sait qu’en s’endormant de la sorte, il mourra par asphyxie…

    Avant de mettre fin à cette existence de souffrance et d’enfermement, il contemple une dernière fois les objets qu’on lui a offerts, la maquette de l’église qu’il a construite, qu’il a signée de son nom comme s’il s’agissait d’une œuvre accomplie, puis se couche. Le film se termine sur la voix de sa mère ainsi que sur l’image du petit portrait de celle-ci en médaillon qui apparaît : « rien, rien ne meurt jamais ».

    Il s’endort paisiblement, non pas comme un animal ni même un éléphant, mais simplement comme un homme…

     

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  • David Lynch : « Blue Velvet, The Lost Footage »

     

     

    A l’occasion de la restauration 4K du chef-d’oeuvre de David Lynch, « Blue Velvet » sorti en 1986, le réalisateur s’est associé à The Criterion Collection pour ressortir de ses cartons 51 minutes de rushs inédits du film, réunis dans un documentaire exclusif de 70 minutes intitulé « The Lost Footage », paru le 28 mai 2019.

     

    On connaît le goût immodéré de David Lynch pour les images perdues, qui s’égarent dans les méandres du subconscient de ses créations. Le meilleur exemple reste les « Missing Pieces » de « Twin Peaks », qui compilaient plus d’une heure et demie d’images non utilisées dans le montage final de « Fire Walk With Me », le spin-off de la saga « Twin Peaks », et qui servirent de prélude à « The Return », la saison 03 de la série, parue en 2017. Documents édités en 2014 lors de la sortie du coffret Blu-Ray des deux premières saisons, et essentiels pour quiconque s’est déjà essayé à la résolution des innombrables énigmes issues entre autres de la « Black Lodge » et de ses forces en présence.

    Une sauvegarde et une récupération des images, donc, qui font l’objet d’un nouveau documentaire consacré cette fois à un autre film mythique du réalisateur : « Blue Velvet », sorti en 1986, mettant en vedette Kyle MacLachlan, Isabella Rossellini, Dennis Hopper et Laura Dern. The Criterion Collection – qui a déjà restauré « Mulholland Drive », « Eraserhead » et « Fire Walk With Me » en 4K – a donc dévoilé le 28 mai dernier pas moins de 51 minutes d’images perdues, elles aussi restaurées, de « Blue Velvet », sous la forme d’un documentaire intitulé « The Lost Footage ». Déjà présentes dans le Blu-Ray qui fêtait le 25ème anniversaire du film en 2011, ces images n’avaient pas encore été réunis dans un seul et même documentaire.

     

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    La plupart de ces images retrouvées servent d’introduction au personnage de Jeffrey Beaumont interprété par Kyle MacLachlan. Dans le montage final, nous ne connaissons effectivement presque rien de ce Beaumont qui, au fil du film, révèle son sens du voyeurisme. Fascination perverse expliquée notamment par ces scènes coupées. Des rushs sur lesquels figurent les personnages de Laura Dern, sa petite amie apprentie détective, et Isabella Rossellini, la demoiselle en détresse psychologiquement instable, sont également présentés dans « The Lost Footage ».

     

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    « Blue Velvet » marque définitivement une césure dans la carrière de David Lynch. Il incarne une rupture assez radicale avec ses précédents films et peut être interprété comme la matrice des films suivants ; les partis pris du mystère, de l’enquête, de la violence et de l’érotisme (entre autres) y sont esquissés. A certains égards, « Blue Velvet » annonce plusieurs thèmes et caractères qui apparaîtront de nouveau dans la saga « Twin Peaks » : le jeune enquêteur qui annonce Dale Cooper ; le point de départ sordide de l’enquête (une oreille coupée et pourrie, un cadavre nu enroulé dans du plastique…). Jusqu’à ce que David Lynch recrée une scène similaire, telle une réminiscence, dans la dernière partie de « Twin Peaks: The Return », lorsqu’il réunit Kyle MacLachlan et Laura Dern pour une scène érotique (quoique terrifiante).

     

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    Source : Zack Sharf pour Indie Wire (Février 2019)

     

     

     

  • Lars von Trier : du lard, de l’art, du Lars… ou du cochon

     

     

    Parmi la longue liste des réalisateurs clivants qui aiment entretenir cette image immorale et extrême de leur art, on peut dire que Lars von Trier y tient une place de premier choix. En France, dans le même registre, on pense tout de suite à Gaspard Noë, le maître étalon de ce qui se voudrait un cinéma révolutionnaire et extrême.

     

    « Element of Crime », « Epidemic » et « Europa », les trois premiers vrais films du cinéaste danois Lars von Trier, après qu’il eut réalisé moult courts-métrages, possédaient pourtant un certain parfum de nouveauté, entre expérimentation, travail sur l’image et le son. Ici, il re-visitait le polar, la SF ou la fable politique avec personnalité et audace. De 1984 à 1991, il aura en tout cas tracé les sillons d’un cinéma nouveau, formel et étonnant. La noirceur était également déjà au rendez-vous, mais plus comme une figure de style et une volonté anticonformiste de ne pas être confondu avec l’esthétique de l’époque.

    A partir de « Breaking the Waves » (1996), sorti après son incursion furtive dans le fantastique pur avec sa mini-série « The Kingdom » (« L’Hôpital et ses Fantômes »), produite pour la télévision danoise et distribuée en salle en France sous la forme d’un film en deux parties, assez indigeste, la dépression qui semblait couver depuis toujours se manifeste au grand jour.

    Le réalisateur des « Idiots » et co-inventeur du concept pipo « Le Dogme » part très loin dans un délire hystérico-judeo-chrétien-pensum à base de relecture de la Bible, mais à l’envers, d’un cynisme déguisé en princeps philosophique assorti d’un nihilisme gothique et d’actrices marionnettes qu’il se plaît tant à malmener. Tout cela à grand renfort de tout ce qui choque et qui pourrait, voire qui se doit, d’ulcérer les âmes bien pensantes.

    Seulement, ce cinéma-là ne s’adresse pas pour autant aux bonnes personnes. Le public qui le suit est constitué globalement de tous ceux qui ont envie de briller dans le noir de l’inculture cinématographique générale, en se calant dans les angles aigus de ce cinéma hermétique et bien au creux d’un soit-disant rejet de l’humanité. « Breaking the Waves », le chemin de croix d’une femme (de toutes les femmes ?), dans le but de retrouver, ou de perdre, ce qui lui restait d’humanité. Une vision de la femme comme éternelle martyre face à l’homme, pudride, lâche et érotomane.

    N’est pas misanthrope qui veut, et même Maurice Pialat, haï et craint de son vivant, savait raconter des histoires, avec des personnages forts qui nous enveloppaient de leur trajectoire jusqu’à son terme. L’empathie restait tout de même un vecteur primordial pour que l’on puisse adhérer.

    La filmographie de Lars von Trier prend donc un virage à 90 degrés précisément à partir de « Breaking the Waves » et la critique le couvre aussitôt de louanges. Même si on ne saisit pas vraiment où il veut en venir, les festivaliers de tous poils pressentent le potentiel du réalisateur danois, surtout s’il persévère dans ce sens, en choquant le bourgeois et en nous proposant cette description à la hache de la femme, élevée au rang d’éternelle pécheresse.

     

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    Alors, on prétendra forcément que c’est là toute la force de l’humour protestant des gens du nord. Soit… Mais là aussi, n’est pas Pasolini qui veut. Et il ne suffit pas de montrer des horreurs, le tout agrémenté d’une réalisation convulsive et parkinsonienne pour savoir exposer froidement sa vision du monde et sa haine de l’humain.

    La liste des actrices qui rêvent alors d’être « secouées » par cet artiste hautement névrosé et qui acceptent, comme Nicole Kidman, Björk ou Charlotte Gainsbourg, de « jouer » un peu à ces laborieuses constructions conceptuelles aussi prétentieuses que malsaines, s’allonge… Des cimes seront atteintes avec notamment « Antichrist » et « The House that Jack Built ».

    Le réalisateur de « Dancer in the Dark » empile les visions les plus subversives et les plus dérangeantes, avec comme seul et unique but à atteindre, celui de nous retrouver la tête dans la cuvettes des toilettes. Ses obsessions morbides aux relents de bile, toujours confites de judéo-christianisme, n’évoquent en réalité plus grand-chose de très en phase avec notre époque.

    Tout n’est cependant pas à jeter dans sa filmographie… Parmi ses oeuvres les plus ludiques ou les plus regardables, dans l’approche originale de leur sujet, on peut noter « Dog Ville » et le diptyque « Nymphomaniac ». Sans doute car Lars von Trier nous y démontre qu’il peut parfois laisser de côté ses obsessions sur le martyr du Christ et de l’éternelle culpabilité judéo-chrétienne.

    Mais le summum du lavement à la façon von Trier sera atteint avec « Melancholia », qui ne déroge pas à la règle et nous impose une enfilade de scènes interminables mettant en scène des personnages qui se balancent des saloperies à la figure, un peu à la manière d’un film de Patrice Chéreau, mais sans la manière et sans qu’à aucun moment, on en comprenne réellement les enjeux. Il y a ce vague concept de fin du monde, avec pourtant cette assez belle idée d’une planète géante qui viendrait percuter notre bonne vieille terre, et par la même occasion balayer nos petites mesquineries, notre pénible égocentrisme, nos minables problèmes d’égo, notre humanité moribonde et exténuée…

     

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    Et il faut bien avouer que sur le papier, l’idée donnait envie, avec ces premiers plans et le prélude de l’opéra « Tristan et Yseult » en fond musical, qui sonne comme une installation grandiose à la Fondation Cartier ou au Palais de Tokyo… Mais seulement, on est assis dans une salle de cinéma ou dans son salon, tout cela dure des heures et Wagner, au bout d’une quinzième écoute sur des ralentis d’une planète mauvâtre qui se rapproche inexorablement de notre terre, finit par nous saouler dans les grandes largeurs en nous dégoûtant du compositeur allemand, avec comme dirait Woody Allen, « l’envie irrépressible d’envahir la Pologne »…

    « Melancholia » est un film malade, dans le sens où il est réalisé par un homme qui peut faire à peu près ce qu’il veut, sans qu’aucune voix ne s’élève à la ronde, pour lui suggérer que peut-être que cette grande liberté artistique, cette audace créative, cette folie domptée et libératrice qui caractérisent un artiste, qu’il soit cinéaste, musicien, plasticien ou photographe, se sont ici muées en une sorte de vide embarrassant. Au-delà de toute considération esthétique, formelle ou de fond, la vision de ce « film » ne vaut peut-être que par ses quinze premières minutes et ses cinq dernières…

    Alors on peut aussi renvoyer dos à dos Lars von Trier et un autre cinéaste qui a aussi sa carte et qui, quoi qu’il fasse, aura l’assentiment d’une certaine presse quand, dans le même temps, il sera décrié par un large pan du public : David Lynch. Et j’en suis féru… Mais c’est comme ça ! Lynch me touche et fait vibrer une part de mon être et de mon inconscient, tandis que Lars von Trier me révulse lorsque qu’il est, pour d’autres cinéphiles, une source infinie de réflexion et de plaisir. Une façon de se faire violence et d’aimer tremper les mains dans un dissolvant…

    Sur un plan gustatif, en ce qui me concerne, j’ai toujours préféré la chair du poisson à celle du porc…

     

     

     

  • Michael Haneke, l’imposteur

     

     

    Michael Haneke entretient depuis ses débuts au cinéma une certaine aura faite de mystère, de froideur et de sérénité.

     

    Cette « pose », qui est aussi la marque de fabrique des oeuvres de Michael Haneke, divise toujours autant tout en traçant ainsi une ligne droite. Il y a d’un côté les admirateurs ébahis qui voudraient se reconnaître dans cette idée, cette façon de conceptualiser notre époque, notre société. Et puis quelques détracteurs dont je fais partie qui détestent aussi bien le personnage que ce qu’il veut nous dire, avec ce regard porté sur ses congénères, s’exprimant toujours de façon clinique et détachée.

    L’empathie et tout autre sentiment lié à l’affect semblent dégoûter celui qui voue un culte à la musique de Schubert et au metteur en scène Ingmar Bergman. Il en résulte donc un cinéma froid, austère, sévère mais aussi, paradoxalement, avec ce goût prononcé pour les « effets » et les « chocs » que cela provoque. Autant de dissonances qui ponctuent ses créations… Haneke voudrait réinventer le cinéma et s’en servir comme outil de réflexion, tout en piochant dans ce qu’il y a de plus trivial, de plus facile, dans la façon de raconter une histoire.

    Cela donne une filmographie à la pédagogie du chaos savamment entretenue par un réalisateur-professeur dont les films, tels des livrets, doivent finir par constituer une bibliothèque entière. Il a commencé par nous enseigner la violence du monde et de notre civilisation avec « Le 7ème Continent » ou « Benny’s Video » et bien-sûr le traumatisant comme tout aussi vain « Funny Games ». Il a continué à vouloir explorer cette thématique en cherchant dans le passé avec « Caché » et « Le Ruban Blanc », ou encore avec l’uchronie science-fictionnelle « Le Temps du Loup », et toujours ce questionnement sur l’origine du mal, ses fondements et ses causes.

    Pari louable, certes, sauf que ce thème est sans doute celui le plus utilisé dans l’histoire du cinéma et par extension sur tous autres supports confondus. Un thème donc que Michael Haneke pense redéfinir en balayant tout ce qui aurait pu être écrit, peint ou filmé à ce sujet, en nous assénant sa dialectique façon « leçon de chose ». Pour chacun de ses nouveaux films, il est à noter que s’il garde toujours ce sérieux à lunettes inaltérable, il ne parle en fait jamais de ses films avec un discours qui le définirait comme réalisateur. Ce qui en dit long sur ses accointances avec le cinéma comme art et forme.

    Il évoque au contraire chacun de ses films tel un universitaire sûr de lui, qui rentre dans l’hémicycle tout en toisant son auditoire, avec déjà à la bouche deux ou trois arguments-chocs à lui servir. On se souvient par exemple qu’avec « Caché », c’est sur les plates-bandes de David Lynch qu’il essuyait impunément ses semelles crottées, avec un début de film en tous points identique à celui de « Lost Highway ». Il n’hésitait donc pas à plagier Lynch avec un dispositif hors sujet, pour mieux exposer ensuite le vrai projet de son film. Avec « Le Ruban Blanc », il badigeonne à l’excès son film d’une photographie ultra léchée en noir et blanc, pour essayer de donner à l’ensemble une facture de classique instantanée.

    Lassé un temps de théoriser en boucle sur ce sujet, Michael Haneke décide finalement d’aborder un autre grand thème universel, L’Amour. 2h07 pour nous exprimer la vieillesse, la déchéance, la mort… Mais « Amour » aussi parce que c’est le titre de son film, justement, et qu’il s’agit de Jean-Louis Trintignant et d’Emmanuelle Riva.

    Michael Haneke qui porte donc une barbe et qui aime tant la musique de Schubert (mais pas dans ses génériques de film, non, après…), n’aime en revanche pas trop la rigolade. Ce qu’il affectionne surtout, à part Schubert, c’est ce qui est clinique, formel et froid. Il aime montrer en longs plans séquences des choses sans intérêt, des tunnels de dialogues filmés en plans fixes et récités par des acteurs hagards.

    Pas de doute, Ingmar Bergman, le réalisateur de « Cris et Chuchotements » est bien le modèle absolu à suivre pour Michael Haneke, et après tout, la Suède et l’Autriche peuvent parfois avoir des similitudes quant à la façon de ressentir le monde, une distance, une ironie à froid. L’Autrichien se dit que le Suédois a su par exemple parler de la mort et de l’amour si souvent, de la maladie ou de la souffrance, tout en ne montrant rien. Mais Haneke croyait qu’il ne montrait rien…

    Car chez Bergman, il y a un tel travail d’écriture que ce qui semble si dépouillé est en fait une économie d’effet et d’affect. Bergman, homme de théâtre, préfèrera exprimer au cinéma ce qu’il ne pouvait pas montrer sur des planches. A savoir les extérieurs, les sensations des éléments rattachés au temps, aux ambiances changeantes, les lumières… Haneke, quant à lui, dans une recherche systématique visant à ne jamais paraître aimable, confond la forme et le fond. A l’image de ce grand rien dans son film « Amour », le décor principal, cet appartement, ce vide qu’il fait photographier pourtant par un grand chef opérateur, pensant gagner en force. Bergman, Pialat ont fait des films dont la lumière était sublime, certes, mais il y a tout le reste aussi.

    « Amour », par son sujet, rappelle un autre film sur la vieillesse et son inéluctable finalité, « Le Chat » de Pierre Granier-Deferre, qui lui aussi parlait de la fin, de déchirement mais surtout « d’amour ». Un couple qui ne s’adressait plus la parole et dont le seul lien était un chat. Un huit-clos dans une maison de banlieue. Le film brassait exactement les mêmes thématiques, mais avec beaucoup plus d’ambition, par souci surtout de ne pas ennuyer le spectateur. Cette idée sans doute jugée « vulgaire » par Haneke le maître, que de vouloir trop raconter, trop étoffer son sujet, créer une intrigue, une histoire.

    Non, pour Haneke, c’est tellement mieux s’il n’y a pas d’histoire, s’il n’y a rien… Un appartement, deux acteurs, une belle photographie et rien d’autre. Alors oui, la forme, le traitement du film de Granier-Deferre, était sans doute moins austère, moins janséniste et donc plus commercial, plus facile mais au moins, « Le Chat » portait une intention, une idée. Il exprimait beaucoup sur la mort en racontant la vie. « Amour » (que ce titre est pompeux, prétentieux et que ce mot passé dans le vocabulaire de Haneke peut devenir intolérable, glacial, déplacé et vain…), quant à lui, n’exprime rien d’autre que ce que nous redoutons déjà sur notre condition. La fin de notre vie comme un long désenchantement.

    Ainsi, retirez tous les artifices, tout cet arsenal dont aime dernièrement s’équiper Haneke pour ses films, à savoir le casting hype, la direction artistique (Darius Khondji) et bien d’autres noms encore prestigieux de la fiche technique, enlevez aussi Schubert (ah ben tiens, y avait longtemps…), et il ne reste plus rien ou une interminable logorrhée filmique amoncelant les lieux communs et les redondances.

    Le seul de ses films avec peut-être un semblant d’idée, une progression et où bizarrement, mais sans doute involontairement, on peut rire, c’est « La Pianiste ». Tout un film sur Schubert, en plus, le rêve, mais aussi les vicissitudes d’une professeur de piano ne sachant pas exprimer ses sentiments autrement que par des pratiques sadomasochistes. Un film donc assez amusant, mais qui ne ressemble en rien à ce que le professeur en tweed a l’habitude de nous imposer. C’est d’ailleurs ce film précisément qui aurait pu hériter du titre « Amour ». Le temps d’un film, Haneke arrive à mettre de côté ses manies habituelles et pétrit à pleine main son matériau.

    Pour parler de cette femme, professeur de Musique, obnubilée elle aussi par Schubert et prisonnière de ses névroses, Haneke dépeint un univers qui s’articule tout autour de son interprète principale, Isabelle Huppert. C’est à un travail d’anthropologiste que fait référence ce film, tant on peut scruter cette femme en péril, au plus près, guettant ainsi le moindre détail. Cette façon immersive de coller à son personnage, de filmer une nuque, une paume, un geste, détonne et finalement crée la tant redoutée empathie. On devient les observateurs muets face à cet être qui se débat dans son glissement vers les abymes.

    On comprend finalement sa façon d’agir, d’essayer de se raccrocher, de tenir et de surtout vouloir communiquer. Le film est bouleversant car il dépeint admirablement cette cruauté larvée, recroquevillée en chacun de nous et épiant le moindre faux pas de l’autre. Des êtres solitaires, malheureux qui ne savent plus sourire, c’est cela dont parle ce film. Aussi malheureuse que forcément méchante, Erika (Huppert) rêve de l’amour comme la solution, un médicament qui la soulagerait puis lui décollerait toute cette souffrance.

    C’est un film forcément insoutenable pour beaucoup mais presque drôle aussi pour d’autres. Outre le personnage de la mère joué par Annie Girardot, une sorte de copie épouvantable d’Erika, une affliction sur jambes, personnage oscillant entre stupidité et résignation et qui provoque souvent de l’amusement, le film n’est pas aussi pesant qu’il laisserait paraître. Michael Hanneke semble en tout cas avoir réalisé son film le plus évident, le plus romanesque et, c’est une gageure, le plus tendre aussi.

    Ainsi, tout au long de sa « carrière »,  l’Autrichien calviniste a tenté d’exprimer son aversion pour la race humaine, mais n’a cependant jamais su faire autre chose que singer d’illustres modèles dont les films étaient avant tout des oeuvres faites et pensées pour le cinéma, et non pas des pensums mortifères que l’on étudierait comme des traités de philosophie. Toujours est-il qu’entre l’annonce faite de chacun de ses nouveaux films, les affichages et les acclamations postillonnantes d’un public acquis, il y a tromperie sur la marchandise.

    Pourvu que ça dure…

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images

     

     

     

  • David Lynch : Dick Laurent is dead ?

     

     

    Bill Pullman, le saxophoniste du film « Lost Highway » est seul chez lui. Il semble perdu. On sonne à la porte. Il se lève du canapé où il était assis et va appuyer sur le bouton de l’interphone pour écouter inquiet la personne qui est dehors décliner son identité. Un petit silence, puis une voix rocailleuse prononce cette fameuse phrase énigmatique : « Dick Laurent is dead ». Bien plus tard, nous apprendrons dans une scène alternative qui était l’homme mystérieux à l’interphone qui prononça la fameuse formule. Il s’agissait du personnage de Bill Pullman lui-même…

     

    Avec un univers (parallèle) si singulier, David Lynch nous a toujours proposé au travers de ses différents films, et ainsi jeté ou caché ci et là, des clés et des codes à déchiffrer. Os à ronger pour certains, qui n’y ont vu que de la fumisterie et de la poudre aux yeux. D’autres encore, criant au génie, se sont goinfrés de la moindre miette sans réfléchir pour autant à toutes ces images, toutes ces sensations, proposées par l’homme aux chemises de popeline blanches. Mais beaucoup n’y ont aussi vu qu’une pose, un ton et une démarche chic et snob. Une façon de se différencier du tout un chacun. Car l’art, c’est aussi cela, subjectif… Et les cochons sont omnivores.

    Tout d’abord, on peut essayer malgré tout de séparer la filmographie de David Lynch en deux blocs ou deux sortes de films, malgré leurs contours flous, poreux. D’un côté, retenir la logique interne de certains titres et leur homogénéité (« Elephant Man », « Dune », « The True Story », voire même encore « Blue Velvet »). Des histoires racontées, compréhensibles, avec un début, un milieu et une fin, dans lesquelles les personnages actionnent des leviers narratifs classiques. Puis il y a l’autre catégorie et ces films qui eux-mêmes sont scindés en deux groupes distincts (« Mulholland Drive », « Twin Peaks: Fire Walk with Me », « Sailor et Lula », « Inland Empire »…). Films dichotomiques qui vont apporter à chaque fois leur propre petite révolution au sein même du récit et de son intrigue en cours.

    Ou soit encore sur une base scénaristique solide et verrouillée, avec des personnages ayant des buts précis et évoluant dans des univers concrets… Au début… Car bien-sûr, un glissement se produit toujours. Quelque chose intervient. Une situation inimaginable, qui échappe à tout contrôle, toute logique et qui de toute façon plongera les protagonistes dans l’impensable. Une remise à zéro de toutes leurs certitudes. On peut même déjà à ce stade parler de récits initiatiques semés d’embûches, de périls ou d’épreuves. Certains s’en sortiront, grandis, nouveaux, transformés et puis d’autres ayant échoué concluront le voyage par une mort certaine et définitive.

    Le film « Lost Highway » est celui qui clairement sert de chaînon manquant entre ces deux tendances. La fusion entre une forme schizophrénique et irrationnelle qu’affectionne l’auteur d’Eraserhead, avec des situations généralement perçues d’abord comme concrètes et banales. Lynch crée une passerelle. Ces fils invisibles qui sont ceux d’une toile d’araignée gigantesque.

     

     

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    Mais encore faut-il vouloir essayer aussi d’ériger une nomenclature à la filmographie de Lynch… Si l’on veut jouer ainsi aux archivistes, ne groupons pas alors tous les films par dates comme pour une filmographie classique, en essayant ainsi d’y voir les évolutions plastiques et intellectuelles du réalisateur, mais optons plutôt pour un point de vue musical, comme nous le ferions pour des œuvres de compositeurs. Concerto, symphonie, trio, musique de chambre…

    « Lost Highway » propose une première partie où un couple s’enfonce petit à petit dans ce qui pourrait être à première vue un thriller psychologique sophistiqué. Très vite, ce qui tenait encore comme repère tangible s’estompe pour céder peu à peu la place à un plus grand mystère encore, opaque et cauchemardesque. Intervient alors la fameuse rupture de ton, abrupte comme celle que l’on rencontre dans les rêves. Une deuxième partie de film qui prend ensuite le dessus et impose sa réalité des faits. Une relecture de ce que l’on a déjà vécu, mais inversée, incurvée.

    Pour « Lost Highway », David Lynch a recours, non sans un certain sens de l’humour, à la citation, en invoquant Alfred Hitchcock dans son univers Escherien. Brian De Palma, le réalisateur de « Pulsions » et « Body Double », fut sans doute le premier à phagocyter des figures ultra-iconiques du réalisateur de « Vertigo » en se servant de ses plus grands classiques comme d’une matrice, d’un sac à malice dont il pouvait indéfiniment tirer profit pour asseoir ses intentions plastiques et narratives.

    Pour De Palma, les possibilités sont infinies, telles des mises en abyme à répétition. Toutes ces références hitchcockiennes lui ont du reste permis de proposer une relecture libidinale exacerbée et décomplexée, tirée d’un univers 50-60’s plus corseté par les affres de la censure de l’époque, mais qui pour Hitchcock lui-même permettait aussi d’inventer de nouvelles formes et faire passer ses propres fantasmes.

    Brian De Palma, à l’instar d’un autre grand cinéphile, avant d’être un grand cinéaste, Martin Scorcese, a donc tout au long de sa filmographie joué avec le cinéma comme vaste champ de mémoire collective sur l’histoire de ce médium. De la forme sans cesse retravaillée, mais dont la base resterait la même : un socle inaltérable. Le cinéma de Brian De Palma est cérébral et intellectualise beaucoup les figures empruntées.

    Il n’en est rien pour Lynch qui fait du cinéma sur des bases mouvantes et dont les références et emprunts sont utilisés à d’autres fins. On est dans le ressenti et notre cerveau n’est pas sollicité pour trouver différentes grilles de lectures. On se prend de plein fouet des sons et des images qui sont comme des projections mentales débarrassées de toute teneur analytique. C’est à chaque fois une pure expérience sensorielle auquel nous convie David Lynch.

    Pour revenir sur les codes de la « blonde » et de la métaphore sexuelle qui est toujours présente chez De Palma, elle sera en revanche plus diffuse chez Lynch, moins frontale et plus équivoque. Si David Lynch a en effet utilisé la figure ultra référencée de la blonde dans le cinéma Hollywoodien, c’est pour mieux jouer avec et amener le spectateur cinéphile jusqu’à des zones encore plus marécageuses que sa simple libido. La blonde comme symbole de la vamp, la femme fatale ou la garce, pivot central des récits de film noir.

    Il y a l’équivalent en brune devenant alors le pendant alternatif, la possibilité pour d’infinies autres pistes, brouillant les repaires. « Vertigo » donc, film qui n’en finit pas de se décliner, de se faire malaxer, retourner, découper et servir d’inaltérable chambre noire, est bien aujourd’hui devenu le prototype même de fantasme de cinéma méta. Se servir de cet artifice en caressant dans le sens du poil le cinéphile adepte des citations, pour mieux le ferrer et le catapulter ailleurs. Reflet, miroir et glace sans tain, car derrière, c’est David Lynch qui en fait nous observe.

     

     

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    Et c’est d’ailleurs avec « Mulholland Drive » qu’il pousse plus loin encore l’idée de se servir de cette image que renvoie Hollywood pour bâtir son film. Le miroir aux alouettes. Le rêve Hollywoodien passé par le prisme Lynchien et cela devient un cauchemar soyeux et étouffant. Si l’on rajoute enfin « Inland Empire », dans lequel son personnage principal joué par Laura Dern évolue une fois de plus dans le milieu du cinéma, nous avons sans doute là une trilogie sur la thématique du dédoublement, du cinéma et de ses acteurs vue par David Lynch, la folie qui rôde jamais très loin du glamour, derrière le fard et les sourires figés. Les Freaks…

    Toute l’industrie du cinéma vue comme une entité monstrueuse qui dévore tous ceux qui s’en seraient approchés trop près. Il est vrai qu’Hollywood est en soi un formidable objet de fascination comme de répulsion et que David Lynch n’est pas le premier ni le dernier à avoir tenté de s’en exorciser. Bien avant lui, Billy Wilder avec « Sunset Boulevard », Brian De Palma donc et plus récemment encore David Cronenberg et son « Maps To The Stars ».

    C’est sûrement aussi là le point commun entre tous les films de David Lynch, et cette manière qu’il a de concevoir une forme de récit tout en détails précis (qualité de la photographie, du jeu des acteurs, maîtrise totale du cadre, de la mise en scène, de l’utilisation de la musique – ensorcelant Angelo Badalamenti – du montage, surtout des bruitages et de son ambiance sonore). Oui, comme une pensée sur chaque chose, sur chaque objet, comme dans les rêves où certains éléments vont être mis en exergue plus que d’autres, que la netteté se fera sur un contour, l’arrête, tel côté plutôt qu’un autre… Cinéma du ressenti, de l’intuition, du sensitif.

    On ne comprend sans doute pas tout de suite les agissements et les significations de l’intrigue, même parfois pas du tout, et pourtant tout nous semble familier. A quoi bon essayer de comprendre et pourquoi comprendre, d’ailleurs ? C’est l’exact principe du fonctionnement de nos rêves ou de nos cauchemars. On est très souvent spectateur impuissant. Alors, on essaye de se raccrocher à des éléments que l’on tentera ensuite de déchiffrer et d’analyser, voulant ainsi les replacer dans notre propre réalité.

    Dans la série télévisée « Twin Peaks », l’agent Dale Cooper nous parlait de chamanisme, de science des rêves et il prétendait que par cet angle, il allait sans doute pouvoir résoudre l’énigme, à savoir le meurtre de Laura Palmer. Ce n’était pas là juste une astuce narrative. Car il est évident que cette question obsède David Lynch depuis toujours. Il veut comprendre pourquoi nous devons mourir… Et plus que de laisser une empreinte culturelle ici bas, le réalisateur se sert avant tout de ce médium qu’est le cinéma pour tenter de découvrir lui-même cette petite porte qu’il a apparemment dans son cerveau et qui donne sur l’indicible.

    Chacun de ses films est donc une proposition, une invitation à voyager dans son subconscient et par conséquent dans le nôtre. Il est sûrement l’un des seuls artistes qui peut avoir accès comme Alice à ce pays aussi merveilleux que dangereux et en rapporter des visions aussi magnifiques, terrifiantes et si définies. Evidemment, en terme de renouveau artistique, de renouvellement cinématographique, Lynch a fait le tour de la question depuis longtemps et ne crée plus maintenant que de la forme (superbe au demeurant). Tous ses films sont des remakes des précédents et il joue avec nous en s’auto-citant. Mais c’est avec de la musique, des expositions, des installations, qu’il continue à laisser entrevoir ce que son cerveau cache sous ses tapis.

    « Dick Laurent is dead ? ».

    Non, pas encore…

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

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