Catégorie : Culte

  • Quand l’Equipe bouclait la Grande Boucle…

     

     

    Après la Première Guerre Mondiale, pénuries obligent, la plupart des coureurs du Tour de France arboraient de vieux maillots gris serpillère et il était bien difficile de reconnaître le leader de la course. Vint alors aux organisateurs l’idée d’un tricot jaune pétard. C’était il y a cent ans… L’occasion pour les anciens du journal « L’Equipe » de remonter en selle… et dans le temps.

     

    Pour la première fois, à l’occasion du centième anniversaire de la création du Maillot Jaune, les plus belles plumes de L’Équipe – de 46 à 106 ans ! – racontent l’histoire du Tour de France. Ces journalistes évoquent le rôle qu’ils ont pu jouer dans l’épreuve et les liens, souvent personnels, tissés avec les plus grands champions, de Louison Bobet à Romain Bardet, en passant par Fausto Coppi, Jacques Anquetil, Bernard Hinault ou Eddy Merckx.

    Une centaine de récits – totalement inédits, riches en révélations – et plus de 400 photos pour revivre de l’intérieur la plus grande course cycliste au monde. Style flamboyant, puissance des illustrations, émotion des textes, bouffées de nostalgie… Notre histoire du Tour, pour toutes les générations.

     

    « L’Equipe raconte le Tour de France » par l’Association des Anciens de L’Equipe (Ed. Robert Laffont, 350 p., 29 €)

     

     

     

     

  • David Lynch : « Blue Velvet, The Lost Footage »

     

     

    A l’occasion de la restauration 4K du chef-d’oeuvre de David Lynch, « Blue Velvet » sorti en 1986, le réalisateur s’est associé à The Criterion Collection pour ressortir de ses cartons 51 minutes de rushs inédits du film, réunis dans un documentaire exclusif de 70 minutes intitulé « The Lost Footage », paru le 28 mai 2019.

     

    On connaît le goût immodéré de David Lynch pour les images perdues, qui s’égarent dans les méandres du subconscient de ses créations. Le meilleur exemple reste les « Missing Pieces » de « Twin Peaks », qui compilaient plus d’une heure et demie d’images non utilisées dans le montage final de « Fire Walk With Me », le spin-off de la saga « Twin Peaks », et qui servirent de prélude à « The Return », la saison 03 de la série, parue en 2017. Documents édités en 2014 lors de la sortie du coffret Blu-Ray des deux premières saisons, et essentiels pour quiconque s’est déjà essayé à la résolution des innombrables énigmes issues entre autres de la « Black Lodge » et de ses forces en présence.

    Une sauvegarde et une récupération des images, donc, qui font l’objet d’un nouveau documentaire consacré cette fois à un autre film mythique du réalisateur : « Blue Velvet », sorti en 1986, mettant en vedette Kyle MacLachlan, Isabella Rossellini, Dennis Hopper et Laura Dern. The Criterion Collection – qui a déjà restauré « Mulholland Drive », « Eraserhead » et « Fire Walk With Me » en 4K – a donc dévoilé le 28 mai dernier pas moins de 51 minutes d’images perdues, elles aussi restaurées, de « Blue Velvet », sous la forme d’un documentaire intitulé « The Lost Footage ». Déjà présentes dans le Blu-Ray qui fêtait le 25ème anniversaire du film en 2011, ces images n’avaient pas encore été réunis dans un seul et même documentaire.

     

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    La plupart de ces images retrouvées servent d’introduction au personnage de Jeffrey Beaumont interprété par Kyle MacLachlan. Dans le montage final, nous ne connaissons effectivement presque rien de ce Beaumont qui, au fil du film, révèle son sens du voyeurisme. Fascination perverse expliquée notamment par ces scènes coupées. Des rushs sur lesquels figurent les personnages de Laura Dern, sa petite amie apprentie détective, et Isabella Rossellini, la demoiselle en détresse psychologiquement instable, sont également présentés dans « The Lost Footage ».

     

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    « Blue Velvet » marque définitivement une césure dans la carrière de David Lynch. Il incarne une rupture assez radicale avec ses précédents films et peut être interprété comme la matrice des films suivants ; les partis pris du mystère, de l’enquête, de la violence et de l’érotisme (entre autres) y sont esquissés. A certains égards, « Blue Velvet » annonce plusieurs thèmes et caractères qui apparaîtront de nouveau dans la saga « Twin Peaks » : le jeune enquêteur qui annonce Dale Cooper ; le point de départ sordide de l’enquête (une oreille coupée et pourrie, un cadavre nu enroulé dans du plastique…). Jusqu’à ce que David Lynch recrée une scène similaire, telle une réminiscence, dans la dernière partie de « Twin Peaks: The Return », lorsqu’il réunit Kyle MacLachlan et Laura Dern pour une scène érotique (quoique terrifiante).

     

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    Source : Zack Sharf pour Indie Wire (Février 2019)

     

     

     

  • Indiana Jones, retour sur l’archéologue le plus célèbre du cinéma

     

     

    « Indiana Jones & Les Aventuriers de l’Arche Perdue » sort en 1981. Spielberg, Lucas, John Williams, Harrison Ford, comme un quarté gagnant, une martingale… Exactement ce dont rêvait un public avide de ce nouveau cinéma que propose Hollywood depuis 1977 avec « Star Wars », et qui portera un coup fatal à ce que l’on appelait Le Nouvel Hollywood. 

     

    Avec « Les Dents de la Mer » en 1975 (titre original « Jaws »), Steven Spielberg entérine un cinéma qui se veut plus adulte, dépressif et sombre. Voici donc venu le temps de ce qu’on allait désormais appeler les « Blockbusters »… Car il faut bien reconnaître qu’à partir de ce film, les compteurs du box office américain et mondial allaient sacrément s’affoler. Mais c’est probablement la Saga « Indiana Jones » qui va le plus contribuer à propulser le réalisateur et producteur au rang de cinéaste le plus rentable de l’histoire du cinéma.

    C’est George Lucas qui apporte ce projet sur un plateau à son ami Steven Spielberg. Lucas est depuis sa plus tendre enfance un fan de ces séries télévisées appelées « Serials », et suite au triomphe de la « Guerre des Etoiles », il voudrait créer une nouvelle franchise de ce type. De son côté, Steven Spielberg vient d’essuyer un refus pour acheter les droits d’adaptation de la bande dessinée « Tintin ». En outre, il rêve également de réaliser un épisode de James Bond mais là encore, fin de non-recevoir de la famille Broccoli

    Pour Spielberg, frustré et amer suite à ces deux refus consécutifs, la proposition de Lucas tombe à point nommé et pourrait constituer un beau lot de consolation… D’autant que Spielberg vient pour la première fois de sa courte carrière de mordre la poussière avec le film « 1941 », qui est un flop retentissant. Le tandem va ainsi concocter une relecture du serial et du cinéma à l’ancienne en y injectant de la vitesse, des nazis, de la magie et le savoir-faire inimitable du réalisateur de « Duel ». C’est ainsi que dès sa sortie en 1981, « Indiana Jones & Les Aventuriers de l’Arche Perdue » devient le film d’aventure ultime par excellence.

     

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    Son triomphe absolu au box-office appelle donc une suite. Mais Spielberg traîne la patte… Il n’aime pas particulièrement le concept de la franchise, et le principe de devoir revenir sur ses œuvres, surtout s’il considère avoir tout donné dès le premier essai, tant en terme de spectacle que d’émotion. Entretemps, en 1982, sort ce qui ne devait être qu’un petit film intimiste tourné relativement vite et qui deviendra contre toute attente son plus gros succès : « E.T., l’Extra-Terrestre ».

    Pourtant, « Indiana Jones et le Temple Maudit », qui sort en 1984, sera aussi un énorme succès, malgré le ton plus cynique et désabusé de l’histoire. L’ambiance plus sombre et anxiogène peut surprendre un temps mais parvient à donner au film une certaine patine et un statut d’œuvre culte, avec ses scènes de gore totalement décomplexées, tout droit inspirées de deux films de genre et d’aventure de Fritz LangLe Tombeau Hindou » et « Le Tigre du Bengale »), en plus glauque encore. En tout cas, ce « Temple Maudit » constitue un bel exemple de cinéma borderline qui contrebalance avec le premier volet, extrêmement tenu.

     

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    Pour des tas de raisons qui vont probablement du contractuel aux desiderata de George Lucas, un nouvel Indy voit le jour et sort en 1989. Un troisième épisode, « Indiana Jones et la Dernière Croisade », censé être d’ailleurs le dernier, qui vient un peu tardivement et n’a déjà plus le bon parfum, ni dans l’énergie ni dans l’envie, du plaisir de cinéma. On a plutôt affaire à un film à la limite du remake du premier volet, dans lequel Spielger a remplacé l’Arche par le Saint Graal…

    Les nazis y font leur grand retour et on y retrouve à peu de choses près les mêmes scènes, poursuites et péripéties incluses. Personne ne semble y croire, même pas John Williams… Le film va cependant pas trop mal marcher, mais son succès ne repose plus que sur de la pure nostalgie.

     

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    En 2008, presque vingt ans après le premier opus, sort en grande pompe, en ouverture du Festival de Cannes, « Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal »… A l’annonce de ce 4ème volet, nous pouvions raisonnablement être quelque peu dubitatifs, mais en même temps, force était de reconnaître que cette bonne vieille fibre nostalgique titillait encore notre curiosité malsaine…

    Voir un Indiana Jones vieillissant, accompagné cette fois-ci de son fils dans cette nouvelle aventure. Allez, pourquoi pas… Cet ultime volet pouvait laisser présager quelques belles et surtout inédites idées dans le scénario. Sachant qu’avec le chemin parcouru par Spielberg depuis « Les Dents de la Mer » et les films qu’il avait enchaînés depuis, on pouvait s’attendre à un vrai concentré d’aventure, d’humour, d’ironie, un mélange de références et de gros morceaux de bravoure. Mais le résultat fût bien pire que tout ce que l’on aurait pu imaginer…

    Le spectacle auquel on assiste devient vite dérangeant, tant Spielberg, Lucas, Williams, Ford et les autres, ont de toute évidence renoncé dès les premières minutes à cette entreprise. Mais le doigt déjà bien pris dans l’engrenage infernal, ils vont devoir aller jusqu’au bout… Car ce dernier volet d’Indiana Jones est une longue agonie sinistre. Les scènes dites d’action sont tellement boursouflées, recouvertes d’effets numériques pour masquer tant bien que mal l’effondrement interminable de l’ensemble, qu’elles n’ont plus rien de cohérent.

    Catastrophe paroxysmique du film, la scène dans la jungle, lors de la fuite des trois protagonistes qui se font finalement rattraper très vite par la méchante, est à l’image du reste de ce bien piteux Royaume du Crâne de Cristal. Tournée dans un décor minable, on assiste médusé à un échange entre Harrison Ford, qui tente de sauver les meubles, et Karen Allen, toute momifiée, fronçant les sourcils et levant les bras au ciel… Un spectacle pathétique et vexant pour tous les fans, qui ne voient en ce dernier volet qu’une sombre histoire de contrat arrivant à échéance et la nécessité absolue d’achever la bête agonisante. Bien curieuse façon pour Spielberg de remercier son public…

     

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    … Et pour les plus masochistes, rien n’est encore perdu car même au fond du trou et de la boue jusqu’à la taille, l’entreprise de démolition Lucas, Spielberg & Co creuse encore à la recherche d’un hypothétique filon encore inexploité à ce jour, en annonçant pour 2021 un Indiana Jones 5 ! Alors, elle est pas belle la vie ?

     

     

     

  • Silence Plateau | Mes Meilleurs Copains

     

     

    Sorti en 1989, « Mes Meilleurs Copains » de Jean-Marie Poiré a été victime d’un mauvais timing… Les films de type « Bromance » ou « week-end à la campagne entre amis » n’étaient pas encore à la mode et on peut même dire que « Mes Meilleurs Copains » fut précurseur dans le genre.

     

    Mais le fait est que ce film fut vraiment un bide à sa sortie en salle et qu’il ne gagna ses galons d’oeuvre-culte qu’au fil de ses maintes diffusions à la télévision, à l’instar du « Père Noël est une Ordure ». Pourtant, « Mes Meilleurs Copains » est probablement le film le plus sincère et le plus touchant de Jean-Marie Poiré, comme une invitation introspective à l’amitié, aux souvenirs et aux histoires d’amour foireuses.

     

    « J’ai failli crever, moi, avec ce film ! Je suis resté deux ans sans travailler après. J’aimais bien le film, je le trouvais sympa mais j’aurais bien aimé qu’il marche un peu mieux, parce que j’étais au bord de changer de métier, là, pour le coup ! » (Jean-Marie Poiré)

     

    « Mes Meilleurs Copains » est un appel du pied à tout ce qui peut nous renvoyer à une nostalgie pétrie de souvenirs collectifs et de situations jumelles à nos propres jeunesses. Tous les acteurs sont parfaits, employés de manière juste. Le film ne se contente pas d’être drôle, avec ses scènes de flash back, mais la tendresse et les moments qui embuent les yeux sont aussi nombreux. Gérard Lanvin en contre-emploi de bourgeois ringard, le regretté Philippe Khorsand en metteur en scène jaloux et vindicatif, Jean-Pierre Bacri en publicitaire gay amer, Christian Clavier… en Christian Clavier, et enfin une découverte enchantée avec Jean-Pierre Darroussin en guitariste perché sous Xanax.

     

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    « Mes Meilleurs Copains », c’est à la fois le « Péril Jeune » de Cédric Klapisch et le « Vincent, François, Paul et les Autres » de Claude Sautet ; ce genre de films choraux, si bien écrits et si simplement filmés, où tout est évident dès le début, qui nous embarquent dans un monde parallèle dans lequel on voudrait aussi se trouver et pouvoir partager ces moments-là avec les personnages.

    Sur un canevas assez simple, Poiré nous présentent des potes d’enfance amoureux dans le passé de la chanteuse de leur groupe d’adolescents, qui se retrouvent tous lors d’un week-end en Normandie, dans la maison de l’un d’eux, où est également conviée la fameuse muse qui vit désormais au Québec et qui, quant à elle, est devenue une star de la chanson. Les souvenirs vont très vite remonter à la surface, avec les règlements de compte habituels, les déceptions, les regrets et les petites mesquineries qui collent en général à ce type de situations.

    Alors oui, Il n’y a peut-être pas tout à fait la magie des dialogues de « Clara et les Chics Types » sous la houlette de Jean-Loup Dabadie, ou encore la mise en scène ample à souhait d’un Sautet pour « Vincent, François, Paul et les Autres », mais la générosité des situations et des anecdotes qui remplissent l’histoire de ces meilleurs copains, comme un album de photos trop rempli, fait que le film se voit et se revoit, en y découvrant toujours de nouvelles répliques et de nouveaux regards dans les yeux de ces acteurs, au diapason, qui les rendent à chaque fois encore plus crédibles dans leurs rôles respectifs.

     

     

     

  • Channel Zero, la Peur In… American Horror Story, la Peur Out…

     

     

    Allez, rendons-nous à l’évidence, depuis combien de temps n’avons-nous pas eu peur au cinéma ? Cette peur viscérale, irrationnelle, celle que l’on ramène ensuite chez soi et qui nous saisit jusque dans notre lit…

     

    Vous allez me dire que tout est une question de subjectivité… Certes. Car chacun possède son propre bagage émotionnel et ne réagit pas de la même façon en fonction de la situation donnée. Je mettrai donc tout le monde d’accord si je cite la mort et la souffrance comme vecteurs incontournables de ce qui peut engendrer la véritable peur originelle, même si cette perception est désormais souvent galvaudée par un surplus de représentation graphique gérée par le biais d’images virtuelles. Mais on confond hélas bien souvent gore et peur, dégoût et imagination.

    Ces thèmes sont pourtant bien présents dans tout ce que l’on nous propose en salle depuis longtemps, mais la mode des « Jump Scares » a peu à peu supplanté ce qui était auparavant élaboré tout au long du récit pour nous faire ressentir au maximum les craintes des protagonistes. On a désormais tout au plus affaire à des trains fantômes, des attractions de fête foraine qui nous provoquent un petit frisson, mais qui s’oublient dès que nous avons quitté la salle.

    Les « Conjuring », « Anabelle », « Insidious » et autres « Dame Blanche » ne sont que de petits goûters à grignoter, avec ça et là quelques idées intéressantes et des mises en perspective nous rappelant les phobies de notre enfance. On joue avec nos nostalgies et nous sommes des peureux consentants…

    Mais pour un véritable festin tel que « L’Exorciste » premier du nom, dans sa version d’origine avec surtout le doublage français, « Massacre à la Tronçonneuse », « Henry, Portrait of Serial Killer » et même le premier « Amytiville », il nous faudra désormais nous tourner vers la télévision pour savourer et regarder la terreur dans les yeux. Renouer avec cette peur qui vous étreint, vous enveloppe et vous met mal à l’aise…

    L’avantage indéniable qu’il y a avec les séries, c’est que les scénaristes peuvent déjà élaborer leur histoire et peaufiner les personnages, en prenant le temps qu’il faut. Ainsi, la peur n’est plus un prétexte ou une simple nécessité cosmétique pour masquer l’indigence d’un scénario bâclé et parvenir sur une heure trente de métrage à essayer de contenir un suspense artificiel.

    Nous allons à présent nous pencher sur deux séries télévisées américaines récentes qui partagent la même ambition, à savoir : terrifier. Cependant, si l’une réussit son pari, l’autre, en revanche, si elle n’avait pas trop mal commencé, s’est ensuite asphyxiée, ne sachant tout bonnement pas comment se renouveler, restant tellement accrochée à son idée de départ qu’elle en a oublié ses principales motivations.

     

    American Horror Story

    Ambitieuse, opportuniste ou éclairée, cette série tout d’abord séduit. En admettant que la plupart des téléspectateurs ont la mémoire cinéphilique plutôt courte et que les autres qui découvriront ce spectacle ont une culture comblée en références prestigieuses, on peut alors s’amuser et prendre beaucoup de plaisir à suivre les aventures de cette première saison sur le thème de la maison hantée.

    Les créateurs de ce show affichent des inspirations des plus pointues, du « Sixième Sens » à « Rosemary’s Baby », en passant par « Beetlejuice », « Le Loup-Garou de Londres » ou « The Day of the Locust »… Autant de grands films qui ont servi de modèles à cette première salve d’épisodes. Et il en sera de même pour les huit saisons qui suivront, chacune partant d’un postulat et d’une thématique forte. Après la maison hantée, l’asile psychiatrique avec en bonus des nazies, des tueurs en série et même des extra-terrestres pour la Saison 2. Pourquoi pas…

    Pour la troisième saison, on plonge dans l’univers de la sorcellerie, avec son lot de magiciens, de sorts jetés, de vaudou et d’animaux fabuleux issus de folklores en tout genre. La quatrième saison ravive quant à elle l’âme du film mythique de Tod Browning, « Freaks », et le monde du cirque, avec forcément en bonus un serial killer sous les traits d’un clown maléfique.

    Dans la cinquième saison, on aborde les vampires dans le cadre étrange d’un hôtel à la sauce « Shining » ; la sixième saison, le survival campagnard mâtiné de cultes païens et de sacrifices humains. La septième saison a tout naturellement pour contexte l’élection de Donald Trump, en référence au titre même de la série, et montre une réelle prise de position des auteurs. La huitième et dernière saison à ce jour a pour thèmes l’Apocalypse et le Diable, et marque le retour en force des sorcières de la Saison 3.

    Tel un shaker géant que l’on aurait rempli de tout ce qui a cours depuis près de 60 ans, en clichés ou autres idées sur la question, le cocktail obtenu est parfois un peu épais, un peu riche. Mélangeant des traumatismes et faits divers ayant secoué l’Amérique ces dernières années à d’autres légendes urbaines, le tout agrémenté par des ambiances de Soap Opera façon « Desperate Housewives », « American Horror Story » devient ainsi le rejeton (im)parfait, qui justifie son existence en commentant les névroses dont souffre la société américaine depuis toujours, à savoir ses divers complexes de culpabilité vrillés par la religion et son manque, voire son absence, de culture et d’histoire.

    Avec cette galerie de personnages, mortels et fantômes, qui se confondent, s’affrontent, s’aiment et se déchirent, et même si le résultat est parfois confus, des épisodes nous réservent tout de même, à défaut de vrais frissons, des images, des idées formelles sublimes, des acteurs inspirés et surtout, le clou, la cerise, une Jessica Lange impériale.

    Si « American Horror Story » n’est pas la série effrayante et malsaine que l’on espérait (trop d’humour, de décalage et d’enrobage esthétique léché, qui donnent parfois plus l’impression de feuilleter un art book qu’une histoire filmée), on apprécie tout de même l’audace de l’entreprise et sa générosité.

     

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    Channel Zero

    « Channel Zero » est une série qui ne va pas chercher à faire jolie avec de faux concepts et un casting à répétition. On pense tout d’abord à une autre série anglaise intitulée « Black Mirror ». Ici on ne surfe pas sur la mythologie classique ; sorcières, vampires, fantômes, monstres en tout genre, psychopathes actuels pour faire joli et revendications queers sur le dessus, en un fourre-tout façon fête foraine. On s’intéresse davantage à notre société et l’évolution de nos us et coutumes.

    Si « Black Mirror » s’appuie sur notre rapport à la technologie et les dérives que cela entraîne, conséquence et fatalité, dans des récits d’anticipation où chaque point de départ est une projection de ce que l’on vit au présent, « Channel Zero » va plutôt utiliser l’époque actuelle et la tordre façon « Twilight Zone », avec des préoccupations bien ancrées dans le réel.

    Pour l’ambiance générale, on navigue dans des réminiscences très « Lynchiennes ». Les protagonistes vont constamment être confrontés à des situations remettant leur équilibre mental et leur existence même en doute. Il y est question de légendes urbaines remaniées et agrémentées de concepts assez fous. Les visions, les situations que vivent tous les personnages, sont dans leur genre assez inédites. La peur fonctionne systématiquement grâce à l’empathie des personnages, suffisamment neutres, pour que l’on puisse se projeter assez rapidement en eux.

    Que ce soit une émission pour enfants qui ne peut être vue que par les enfants eux-mêmes et qui les transforme en monstres, une maison noire qui apparaît et disparaît à sa guise dans une banlieue pavillonnaire quelconque et qui renferme un monde inversé, une famille ayant pactisé avec une divinité funeste pour obtenir la vie éternelle ou une femme capable de faire surgir ses amis invisibles de son enfance afin de se venger, ce sont autant de thématiques passionnantes dont on peut aimer avoir peur, mais tout en réfléchissant sur notre existence et notre rôle à jouer dans cette vie qui nous est allouée.

    L’inventivité des scénaristes conjuguée au talent indéniable des réalisateurs et producteurs apportent tout le sel à ce programme brillant, innovant et totalement dérangeant. Chacun de ses thèmes tient sur une saison de six épisodes, au cours de laquelle les concepteurs de la série prennent vraiment le temps de développer l’intrigue.

    Avec « Channel Zero », nous avons indubitablement affaire à la série la plus aboutie, la plus moderne et définitive dans ce registre, avec toujours cette peur en filigrane, qui ne se cache plus derrière la porte ou dans un recoin sombre pour nous faire sentir sa présence ; mais une peur qui ne joue plus avec des références empruntées aux classiques de la littérature, ni avec les codes en vigueur ou les règles usitées.

    Et force est de reconnaître que les séries sont aujourd’hui de précieux laboratoires pour nos imaginaires et notre appétit insatiable de nouveauté…

     

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    Quant à la prochaine Saison 9 de la série « American Horror Story », elle se dévoile dans un teaser sombre et mystérieux…

     

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  • Retour sur la série anglaise mythique des 90’s : Absolutely Fabulous ou Ab-Fab

     

     

    A l’aune des années 80, les gays n’avaient pas encore vraiment trouvé leur série télé fétiche. Attention, pas l’un de ces programmes où l’on essaierait de singer cette communauté et ses représentants par le truchement d’infâmes caricatures démagogiques pour familles lyophilisées qui ne devraient surtout pas vaciller devant leurs postes, mais une série qui viendrait bousculer les codes. Et puis explosa sur nos écrans la bombe « Absolutely Fabulous »…

     

    Car dans tous ces programmes, de manière éparse et incongrue, on y secouait des ersatz d’homosexuels, tels des épouvantails, sans que l’on saisisse vraiment le but avoué de la manoeuvre. L’initiative, au bout du compte, se révélait souvent maladroite, en verrouillant toujours et encore les idées reçues par des stéréotypes éculés, rances.

    Dans les années 2000, il y eut bien quelques tentatives à la télé, pour essayer d’illustrer en image la culture « Gay » et décrypter le mode de vie de ces hommes ou ces femmes homos. Bof, bof, bof… Toujours trop lisse. Des séries anglaises ou américaines ont aussi tenté de séduire les spectateurs, mais en vain. Les plus connues, de « Queer As Folk » à « Angels in America », en passant par « The L World » ou la dernière en date, « Looking », essaient depuis une quinzaine d’années de braquer les projecteurs sur des microcosmes LGBT urbains, de petites bulles dans lesquelles frétillent des panels représentatifs de ce que serait la communauté Gay aujourd’hui. Bref, de la discrimination positive en infusion servie dans un joli service en porcelaine…

    Avec ces séries, on peut donc assister à de bien gentillets enfilages de perles et d’anecdotes sur la vie de tous les jours et les états d’âme de tous ces métrosexuels qui s’aiment entre eux. Le problème, qui rend l’exercice en général peu crédible, c’est qu’ils sont tous jeunes, beaux, blancs (avec ici et là peut être un Latino ou un Afro pour donner cette petite touche Benetton qui fait encore mouche…), parfaitement sculptés dans ce moule à fantasmes d’une représentation qui n’existe pas vraiment dans la vraie vie… Bref, tout cela sonne hélas parfaitement faux…

    Alors que ces séries conçues spécialement pour la télé et le câble, toujours plus nombreuses, accessibles et généralement de bonne facture, devraient en toute logique entacher sérieusement la crédibilité des films réalisés pour le cinéma, on constate paradoxalement que c’est plutôt au cinéma que les gays sont le mieux représentés, avec originalité, audace et le souci de s’accompagner de véritables questionnements, en tentant d’éviter le piège de la sempiternelle version gay de « Sex and the City ».

    On se souviendra ainsi de « Maurice » de James Ivory, ou vingt ans plus tôt de « Reflet dans un Œil d’Or » de John Huston, deux films qui parlaient à deux époques différentes de la difficulté d’être ou de vivre en tant qu’homosexuel dans une société aveugle et sourde, toute entière trempée dans un bain amniotique d’hypocrisie complaisante.

     

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    Plus récemment, « Moonlight » de Barry Jenkins retraçait le parcours d’un jeune garçon afro-américain dans une banlieue de Miami, à trois époques différentes de sa vie, durant lesquelles, se découvrant gay, il devra essayer d’exister tel qu’il est ; une histoire sur l’identité, sur ce que nous sommes et comment le savoir et l’accepter. Un film réalisé par un noir, avec uniquement des acteurs noirs au générique et comme sujet central la perception de l’homosexualité chez les Afro-Américains. Autant dire, une sacrée révolution…

    Mais revenons à présent au sujet premier… Car paradoxalement, et c’est probablement là où réside toute l’ingéniosité de son concept, la série anglaise « Absolutely Fabulous », diffusée sur BBC Two entre 1992 et 2004, n’a jamais mis en avant des personnages ouvertement gay ou évoluant dans cet univers.

    Avec Ab Fab (diminutif du titre de la série, employé pas les aficionados), on avait plus affaire à une ambiance, un ton, mais surtout à la fibre même, l’ADN de ce que pouvait être le gay de ces années 90 et ce à quoi il aspirait, en référence à un mode de vie, de la musique à la culture, en passant par le relationnel, le vocabulaire ou encore la situation propre à l’époque.

    Les deux héroïnes de ce feuilleton, Patsy et Edina, ne renvoyaient pas à une image policée et constructive qui tendait à dire : « regardez, on est pareil, on veut la même chose, on souhaite être en couple, adopter des enfants et passer des week-ends à la campagne avec un gros chien pleins de poils ». On était en effet bien loin, en ce début des années 90, des sermons en camaïeu de ce simulacre de « Mariage Pour Tous » qu’on a tenté de nous vendre récemment…

     

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    Ces deux nanas, qui évoluaient dans le milieu de la mode et de l’évènementiel, étaient complètement déjantées ; des quadras bien tassées, refusant de vieillir et de se plier aux normes de la société. Elles menaient des vies totalement à rebrousse-poil du tout un chacun, égoïstes et hédonistes à souhait. Et c’est en toute désinvolture qu’elles pratiquaient l’alcoolisme, la toxicomanie, la chirurgie esthétique à toute heure de la journée… Ces deux pouffiasses hystériques ne reculaient devant aucun excès, dans le seul but de contenter leur appétit de clinquant et d’éphémère.

    Le gay, en ce début des années 90, se reconnaît immédiatement dans cette ode à la liberté et à l’individualisme. Plus qu’une série gay ou une série Queer, c’était un hymne décomplexé à la vacuité, au plaisir sous toutes ses formes, à la vulgarité et tout un tas d’autres éléments pouvant se raccrocher au chapelet de l’insouciance et ce luxe si rare que l’on tente désespérément d’enfermer dans un flacon à l’abri du temps qui passe : la jeunesse… Mais « Absolutely Fabulous » était avant tout une série ultra drôle scénarisée et produite par Jennifer Saunders, la créatrice et actrice principale de ce show, moitié du duo « French & Saunders ».

    Pourtant, l’idée d’ouvrir les esprits à un peu plus de tolérance est un combat qui pourrait même remonter aux années soixante. Cette décennie avait déjà proposé bien des programmes assez subversifs… A commencer par la série « Les Mystères de L’Ouest », dans laquelle James West arborait ses petits futals hyper moulants lui dessinant bien les fesses, ou ses vestes spencers lui arrivant au-dessus des hanches… Sans parler des rapports intrigants qu’il entretenait avec son acolyte Artemus Gordon, adepte du travestissement sous toutes ses formes… Ou à ces scènes de bagarres avec des marins musclés dans des bars uniquement fréquentés par des hommes, tout droit sortis des illustrations de « Tom of Finland ».

    Mais « Absolutely Fabulous » reste indiscutablement la série la plus proche de ce qu’était il y a encore vingt ans le mode de pensée de quiconque se revendiquait « Gay ». Comme le dernier rempart avant l’uniformisation des esprits…

     

    25 ans après la première diffusion française sur Canal+ de la série « Absolutely Fabulous », retrouvons avec délectation la VOST jusqu’alors introuvable de cet épisode culte de la saison 3 datant de juin 1996 (Canal Jimmy).

     

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  • Le D-Day par Robert Capa

     

     

    Le 6 juin 1944, à Omaha Beach, Robert Capa prend plus de 100 clichés au péril de sa vie. Une maladresse dans un laboratoire les détruira presque tous. Récit…

     

    A 6h30 du matin, quand les barges américaines acheminent les premiers soldats vers Omaha Beach au rythme des remous et des vomissements, un photojournaliste est présent. Un seul… Robert Capa. En effet, en dehors du futur cofondateur de l’agence Magnum, aucun autre photographe civil n’est assez fou pour débarquer avec les Boys, non seulement au Jour J, mais aussi à l’Heure H, dans la salve d’assaut inaugurale. De fait, le témoignage livré par Capa dans la grisaille du 6 juin 1944, entre les balles et les obus, est historique, unique, précieux.

    Ce témoignage photographique, personne ne l’a jamais vu dans son intégralité. Et personne ne le verra jamais… Sur les 106 clichés pris par Robert Capa ce jour-là à Omaha Beach, 95 n’ont jamais vu le jour, purement et simplement détruits. 11 seulement nous sont parvenus, dont celui, mythique, du « visage dans les vagues ». Récit d’un épisode parmi les plus rocambolesques de l’histoire de la photographie.

     

    « Si tes photos ne sont pas bonnes, c’est que tu n’es pas assez près. »

     

    Robert Capa va bien devoir s’appliquer son célèbre conseil à lui-même lorsqu’il choisit, à la veille du D-Day, de se joindre à la Compagnie E du 116ème régiment d’infanterie américaine. Destination : Easy Red, l’un des secteurs d’Omaha, plage surplombée par les blockhaus allemands. « Le correspondant de guerre a son sort – et sa vie – entre ses mains, il peut parier sur ce cheval-ci ou ce cheval-là, ou remettre sa mise dans sa poche à la dernière minute », déclare Capa dans ses mémoires. « Je suis un joueur. Je décidais de partir avec la Compagnie E dans la première vague ».

    La flotte alliée mouille à Weymouth, dans le sud de l’Angleterre. Dans la nuit du 5 au 6 juin, Capa et 300.000 Alliés traversent la Manche dans une opération logistique d’ampleur inédite. Atteint par la tension ambiante, le reporter écrit une dernière lettre à ses proches (il ne la postera jamais), joue au poker avec des soldats, néglige enfin son petit déj’ « pré-débarquement », composé de petits pains, d’œufs et de saucisses. Au ventre, rien d’autre que la peur…

    « Le soleil, ignorant que ce jour serait différent de tous les autres, s’est levé à l’heure habituelle », décrit Capa. Les vedettes sont alors mises à l’eau, avec à bord les premières centaines de soldats voués à participer à la boucherie. 15 kilomètres plus loin, à l’approche du mur de l’Atlantique érigé par les Allemands, une pluie de plomb les accueille en Normandie. Lorsque les barges de débarquement touchent le fond, les hommes sautent pour parcourir les 100 derniers mètres à pied. Robert Capa commence à mitrailler – non avec une arme, mais avec l’un de ses Contax.

     

     

     

     

    « Ma belle France était repoussante et horrible. […] Les hommes de mon bateau pataugeaient dans l’eau jusqu’à la taille, leurs fusils prêts à tirer, les poteaux jaillissaient de la mer et la plage fumait en arrière-plan – tout cela était parfait pour la photographie. » (Robert Capa)

     

    Cerné par les projectiles, et bientôt par les cadavres, Robert Capa trouve refuge derrière l’un des pieux d’acier de la défense nazie. Ainsi adossé, il photographie les combattants américains alourdis par leur équipement, qui tentent péniblement, parfois vainement, de maintenir la tête au-dessus de la surface de l’eau. Le soldat de première classe Huston « Hu » Riley est l’un d’eux. Ironie du sort : l’homme occupe dans sa compagnie le poste d’instructeur pour la natation. Seulement voilà, il vient de recevoir quatre balles à l’épaule.

     

     

     

    « Deux gars m’ont aidé à sortir de l’eau, un sergent et un photographe avec un appareil autour du cou. Ce devait être Robert Capa. Il n’y en avait pas d’autre. Je me souviens très bien m’être dit : mais que diable ce dingue de photographe fait-il ici ? » (Huston Riley, via « Slate »)

     

    Le Private First Class, ensuite pris en charge par un infirmier, est alors à mille lieues nautiques de soupçonner que son visage deviendra « The Face in the Surf » (« le visage dans les vagues »), l’icône du Débarquement, à l’aura d’autant plus légendaire qu’il faudra un demi-siècle pour déterminer son identité avec exactitude. En effet, un autre soldat, Edward Regan, a affirmé être le héros immortalisé par Capa, avant de se faire contredire par des vérifications approfondies.

    Pour l’heure, à Omaha Beach, Robert Capa continue d’employer toute son énergie à se maintenir en vie… Abandonnant finalement son pieu d’acier, le photoreporter s’abrite derrière un tank amphibie. L’opération Neptune lui rappelle un autre enfer, la guerre d’Espagne. « Es una cosa muy seria. Es una cosa muy seria » (« la situation est grave »), répète-t-il comme un mantra.

     

     

     

    D’après son récit, Capa abandonne ensuite son imperméable Burberry, qui pèse une tonne. Il rejoint la plage en se plaçant dans le sillage de deux militaires. Tente brièvement de creuser un trou avec une pelle. Tremble tellement qu’il n’arrive plus à changer de pellicule. Fait marche arrière, s’engouffre dans un bateau dans lequel un obus fait exploser les gilets de sauvetage. C’est à bord de cette barge, en fin de compte, que le photographe épuisé est ramené vers l’USS Chase. Il fait partie des 10 % qui ressortent indemnes de la première vague d’assaut sur Omaha la sanglante. Les 90 % restants sont blessés ou tués.

     

    « Les légendes expliquaient que les photos étaient floues parce que les mains de Capa tremblaient trop. »

     

    De retour dans le sud de l’Angleterre, le photojournaliste expédie sa production au bureau londonien du magazine « Life » : 4 rouleaux de 36 poses qui contiennent le plus grand moment de sa carrière. Faisant confiance à sa baraka, Robert Capa reprend le premier bateau militaire en partance pour la France, rejoint la tête de pont, où on le croyait mort, puis commence à couvrir la campagne de Normandie.

    Parallèlement, à Londres, ses négatifs atterrissent entre les mains d’un laborantin nommé Dennis Banks. Dans la précipitation, ou l’excitation, le jeune homme commet une erreur. Il ferme la porte du séchoir à films. Témoignage historique ou pas, la chaleur fait implacablement son effet sur les pellicules : elles fondent.

    Le directeur photo de « Life », John G. Morris, parvient à sauver en catastrophe 11 négatifs d’un des quatre rouleaux (il n’en reste aujourd’hui plus que 8). Les pertes s’élèvent à environ 90 %. Le même chiffre que les pertes de la première vague américaine à Omaha Beach ! Lorsqu’il est informé de la catastrophe, Capa se lamente : « Le peu qui reste imprimable n’est rien par rapport au matériel gâché ».

     

    FRANCE. Normandy. Omaha Beach. The first wave of American troops lands at dawn. June 6th, 1944.

     

     

    L’accident de laboratoire n’empêche pas « Life Magazine » de publier le 19 juin les images épargnées. Épargnées… mais défigurées. « Les légendes expliquaient que les photos étaient floues parce que les mains de Capa tremblaient trop », note placidement le photographe d’origine hongroise.

    Le rescapé du Débarquement n’a pas tout perdu. Outre les négatifs sauvés de la destruction, qui deviendront avec la postérité les « Magnificent Eleven » (« Les Onze Magnifiques »), Robert Capa se fait embaucher définitivement par « Life ». En compagnie du rédacteur Christian Wertenbaker, il suit la progression des Alliés en France, voit la Libération de Paris, « le plus beau jour du monde ».

    En 1947, Robert Capa prend la plume – il s’est toujours rêvé écrivain – et raconte sur un ton détaché ses aventures de reporter de guerre. Il choisit un titre symbolique : « Slightly Out of Focus », « Juste un peu flou »…

     

     

     

    Source : Cyril Bonnet pour le Nouvel Obs (06 juin 2014)

    Crédit Photos : Robert Capa / Magnum

     

     

     

  • Mémoires de Respect par Jérome Viger-Kohler

     

     

    J’ai parfois l’impression que ma vie de noctambule est derrière moi : j’ai trente-cinq ans, je suis papa.… Mais pour être honnête, il arrive encore que la nuit m’ouvre ses bras – et même “plus que jamais”. Il y a quinze jours, par exemple, nous étions à Ibiza avec un de mes frères d’armes de Respect. Et nous étions toujours les derniers couchés. Rassurant ? Inquiétant ? C’est selon…

     

    Reprenons. J’écris ici pour témoigner de mes dix ans de night clubbing avec « Respect », soirée que nous avons fondée, David Blot, Fred Agostini et moi-même, à l’âge de 25 ans. Soit en quelques clichés : la French Touch, la fin des années 90, les breakdancers sur la piste, la vie de DJs stars, les hôtels de luxe à Miami, la Playboy Mansion…… Tous ces Polaroïds qui sentent bon l’avant onze septembre, l’avant crise de l’industrie musicale, l’avant réchauffement climatique, l’avant néo-conservatisme, bref le revival d’insouciance discoïde qu’ont connu les dernières années du vingtième siècle. « Party like it’s 1999 » dit Prince ? Nous l’avons suivi au pied de la lettre…

    Sauf que cette période-là est finie depuis belle lurette. Et pour la séquence nostalgie, faudra vous adresser ailleurs. Pas envie de tout reprendre à zéro – ou si, tiens, juste histoire de poser une pierre blanche : première « Respect » le mercredi 2 octobre 1996 au Queen. Entrée gratuite sur les Champs Elysées. 1700 personnes sur la piste. La première nuit d’une saga qui nous emmènera jusqu’à Hollywood.

    Imaginez maintenant qu’il y a un mur devant vous, celui qui me fait face, dans notre bureau de Belleville. Et scotchés dessus : des flyers, des photos, des cartes postales et quelques babioles……

     

     

     

    Souvenir Un. Une carte postale du fanzine eDEN, avec ce slogan : « La tension monte” ». eDEN était le fanzine du début des années 90 consacré à la House Nation, l’un des seuls médias français à soutenir ce courant musical. Avec eDEN, deux radios faisaient du bon boulot : Nova et FG et un seul magazine : Coda. Mais pour le reste, c’était affligeant. Il faut croire que tous les autres médias musicaux et généralistes s’étaient ralliés contre la House et la Techno. Résultat : “La tension monte” ! Un milieu underground de musiciens, DJs, labels, clubbers, ravers, fait de la résistance contre l’adversité mainstream, et disons-le, rock. Difficile à imaginer aujourd’hui. Et pourtant, c’est dans ce contexte que « Respect » voit le jour.

     

     

     

     

    Souvenir Deux. Un flyer du Twilo, énorme club new-yorkais fermé en 2001 suite aux pressions policières. C’est une soirée Respect. Vous lisez bien, nous avons tenu une résidence parisienne à Manhattan pendant plus de trois ans, soit une trentaine de soirées en tout, rien qu’à New York, dont la moitié au musée d’art contemporain PS1. Plateau de cette soirée : Dimitri from Paris et Junior Vasquez. Anecdote : chaque DJ avait une cabine séparée – les deux se faisant face. A 6h00 du matin, quand Junior a posé son premier disque, notre cabine s’est mise à trembler. Un frisson : cinq ans après notre première au Queen, nous vivons l’apogée de la croisade Respect à l’étranger.

     

     

     

    Souvenir Trois. Le flyer “Daft Club” doré, format carte de visite. Les Daft Punk jouaient toujours gratuitement pour la Respect, le patron devait juste arroser les potes de tickets consos. Entrée gratuite, file d’attente qui remonte les Champs sur quelques centaines de mètres. Et le feu à l’intérieur. Des dizaines de breakers. Un mélange de looks et de générations comme on ne l’avait plus vu depuis… les années 80. Des racailles à la cool, des vogueurs en action, Monsieur Calvin Klein qui retarde son retour à New York pour être là, et tout ce que Paris comptait de DJs et de producteurs à buzz.… La date ? Mercredi 15 avril 1998. C’est une autre date culminante, celle des Respect au Queen. La résidence sur les Champs s’arrêtera en juillet 1999… Ennui, lassitude, formatage musical. D’autres résidences nous attendaient à New York, Bruxelles, Copenhague. Et d’autres fêtes partout ailleurs : de Caracas à Sydney en passant par Kuala Lumpur.

     

     

     

    Souvenir Quatre. Un flyer « Kill the DJ »  photocopié avec cette mention : « Ton avis nous intéresse : comment ferais-tu pour tuer un DJ ?” ». On peut le dire, Kill the DJ, c’était la dark side de Respect. La force obscure. D’ailleurs, un secret : le nom “Respect”, c’est Ivan Smagghe (résident de KTD) qui nous l’a soufflé. Respect pour « Respect the DJ ». À un moment, il faut bien tuer ses héros, surtout quand ils se prennent pour des idoles. À force de voyager, notre retour à Paris en 2002 ne sera pas facile. Perte de repères : le Paris branché veut la peau du DJ. On s’y fera, et on passera de très bonnes nuits au Pulp.

     

     

     

    Souvenir Cinq. Un bracelet rose, “été d’Amour”. En 2002, Respect ouvre sa résidence saisonnière sur un bateau au coeur de Paris. Un “été d’Amour” qui vient de clôturer sa cinquième édition le 21 septembre dernier. Mots d’ordre : éclectisme musical, mélange des bandes, et une fête grand écart de la fin d’après-midi au lever du jour. Des DJs historiques, des selectors qui n’en font qu’à leur tête, des lives à gogo, mais pas (encore) de révolution musicale à l’horizon. En revanche, des dizaines de nouveaux couples et des millions de baisers. Sans exagérer.

     

     

     

    On arrêtera là pour aujourd’hui. Des madeleines comme ça, il y en aurait autant que de soirées. Des questions pour finir ? Non, non, on n’a pas fait fortune, loin de là. Non, nous n’avons pas révolutionné les nuits mondiales. Ni même les nuits parisiennes. Mais oui, on s’est bien amusé. Le futur ? On verra bien. Nous avons tenu dix ans – ça vaut bien une fête d’anniversaire, non ?

     

     

     

     

     

    5 Titres en Bande Sonore :

    ✓ Aretha Franklin : « Respect »
    ✓ Norma Jean Bell : « Baddest Bitch (Motorbass Mix) », extrait de la compilation « Respect Is Burning vol.2 ».
    ✓ Stetasonic : « Talking All That Jazz (Dimitri from Paris Remix) », extrait de la compilation « A Night At The Playboy Mansion ».
    ✓ Kimara Lovelace : « Misery (Lil Louis Extended Club & Harmony Mix) », extrait de la compilation « Respect to DJ Deep ».
    ✓ Grace Jones : « Feel Up (Danny Tenaglia Remix) », extrait de la compilation « After the Playboy Mansion ».

     

    Souvenirs de Jérome Viger-Kohler sur des Photos d’Agnès Dahan, pour Brain Magazine (05 juin 2007)

     

     

     

     

     

  • 33 tours autour d’un microsillon | Ten Years After : « Ssssh »

     

     

    Aujourd’hui, qui se souvient encore de Ten Years After ? En août 1969, il y a cinquante ans, le plus injustement oublié des groupes de British Blues fut pourtant un de ceux qui enflammèrent le public relativement léthargique du Festival de Woodstock… Ça vous revient ? La même année sortait l’album « Ssssh » qui marquait d’une pierre blanche la grande histoire du Rock.

     

    Le guitar hero qui jouait plus vite que son ombre, comment s’appelait-il déjà ? Ah oui… Alvin Lee… Avec son compère Leo Lyons, bassiste, ils avaient formé The Jaybirds en 1960, et avaient suivi dès 1962 les traces des Beatles, pour aller jouer les stakhanovistes du rock au Star Club de Hambourg, tout juste après les scarabées. Puisant comme beaucoup d’autres groupes dans le répertoire du Blues originel, ils ne deviennent Ten Years After qu’après un concert mythique au Marquee Club de Londres en 1967.

    Leurs deux premiers albums paraissent la même année, et passent plutôt bien sur les radios américaines friandes de la « British Explosion ». Engagés par Bill Graham, ils font une tournée aux Etats-Unis en 1968, avant de se retrouver à Woodstock l’année suivante. L’énergie, l’enthousiasme et l’authenticité qui sont aussi flagrants dans leurs prestations scéniques que dans leurs enregistrements studio, compensent sans doute une créativité qui se limite à l’époque à inclure quelques paroles originales sur des grilles maintes fois revisitées, mais ils le font avec un punch unique.

     

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    Il faudra attendre l’album « Ssssh » sorti en août 1969, puis l’opus « Space in Time » en 1972, pour entendre enfin quelque chose de vraiment original. Sans oublier non plus qu’ils furent parmi les premiers, avec Stevie Wonder, à utiliser les synthétiseurs. La première tentative d’évolution créative, avec « Stonedhenge », leur troisième album paru quelques mois avant le mythique « Ssssh », s’était avérée assez infructueuse, même si ce fut leur premier vrai succès commercial. Il en avait résulté un album vain et raté, auquel seul un fan jusqu’au-boutiste pouvait trouver quelques qualités.

    Ce qui ne sera pas le cas du disque du jour… Paru en 1969, le quatrième album de Ten Years After ne présente en fait que deux défauts majeurs : son titre et une pochette hideuse. Et un défaut moindre : ce sample de volatile indéterminé qui ouvre le premier titre, totalement incongru… Mais le reste du contenu relève du sans-faute ; ici, ni solo de basse ou de batterie inutiles ni concepts foireux… Que du bon vieux blues bien poisseux et du rock psychédélique. Des reprises bien choisies, comme « Good morning little schoolgirl » , avec un riff à couper le souffle, une dérive jazzy bienvenue et des effets électroniques étranges sur la voix, qui font de cet album un Must absolu, même pour ceux qui ne seraient pas des inconditionnels du blues rock.

     

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    Alors, redonnons aujourd’hui ses lettres de noblesse à Ten Years After, car le groupe le mérite… Si, au final, Alvin Lee n’était pas un chanteur capable de rivaliser à l’époque avec un Rod Stewart, par exemple, et s’il n’était pas non plus le meilleur guitariste du monde, Jimi Hendrix ayant tout juste laissé la place à Clapton, et même si aucun des membres du groupe n’était un virtuose de son instrument, ensemble, leur jeu « Fast and Furious » faisait mouche.

    Reconnaissons-leur également le mérite d’avoir duré jusqu’en 1975, sans nous abreuver jusqu’à plus soif de disques merdiques, à l’instar de Jethro Tull, pour ne citer qu’eux. Et saluons aussi la constance de l’amitié qui liait les uns aux autres, Ric Lee, le batteur (sans aucun lien de parenté avec Alvin Lee), Chick Churchill, l’ancien roadie qui tenait les claviers et Leo Lyons, le bassiste, même si Alvin avait décliné en 2001 leur offre de participer à la reformation du groupe. Après quelques concerts exceptionnels en Europe et un album assez réussi, « Saguitar », paru en 2008, Alvin est décédé en 2014 en Espagne où il vivait depuis une dizaine d’années.

     

    Article : bigbonobo

     

     

     

     

  • Lunettes Noires pour Nuits Blanches

     

     

    En 1988, Thierry Ardisson réinvente l’interview télé. Il y aura un avant et un après « Lunettes Noires pour Nuits Blanches », même si l’émission du samedi soir n’a duré que deux ans.

     

    « Salut bande de nazes ! », « C’est en exclu, Lulu ! » ; ces formules en voix off de Thierry Ardisson, ponctuant son émission pour couche-tard du samedi soir, « Lunettes Noires pour Nuits Blanches », résonne encore dans bien des têtes. Elle n’a pourtant duré que deux ans, de septembre 1988 à juin 1990. À l’époque, Ardisson s’est fait connaître avec « Scoop à la Une », sur TF1 et « Bains de Minuit », sur la Cinq.

     

    « Si on vous donnait la tranche horaire des Enfants du Rock, qu’est-ce que vous feriez ? » Claude Contamine, alors directeur des programmes d’Antenne 2, n’attend pas longtemps la réponse à la question qu’il pose à Thierry Ardisson, convoqué dans son bureau. « Je ferais non pas une émission de rock, mais une émission rock, rétorque l’intéressé. Je parlerais non seulement de chanteurs, mais aussi d’écrivains, de peintres, de comédiens. Le rock est plus un état d’esprit et une culture qu’une musique. »

     

    Ardisson propose donc un magazine d’une heure 30, coproduit avec Catherine Barma, avec « 50 % de musique, 25 % d’interviews et 25 % de reportages », n’en déplaise aux amoureux du rock’n’roll, orphelins de leur émission. « Et comment vous l’appelleriez ? », interroge Contamine. En face, le jeune loup se souvient d’un slogan imaginé pour l’annonceur d’un journal « underground » où il travailla neuf ans plus tôt, dans le quartier des Halles. « J’avais trouvé un titre pour les Lunettes Glamor : lunettes noires pour nuits blanches » ; une des nombreuses griffes de l’ex-publicitaire, à qui l’on doit aussi les célèbres « Ovomaltine, c’est de la dynamite ! », « Vas-y Wasa ! » et « Lapeyre, y’en a pas deux ! ».

    « À partir de ce moment-là, ce qui était génial, c’est qu’on avait une liberté quasi totale », raconte Ardisson. Séquence nostalgie. En cette fin des années 80 souffle un vent de liberté qui touche tous les secteurs et presque tous les pays. En 1988, en URSS, Gorbatchev accélère les réformes qui vont aboutir, un an plus tard, à l’effondrement du rideau de fer soviétique, le mur de Berlin tombe, le dictateur roumain Nicolae Ceausescu est renversé, la France célèbre le bicentenaire de sa révolution.

    Dans l’air du temps, l’animateur invente un ton, sarcastique et provocateur. Antenne 2 veut une émission « branchée ». Lui déglingue les codes de l’interview, inquisiteur émoustilleur des intimités du show-biz. Une bouffée d’air frais salutaire, quand tous les autres animateurs font simplement de la promo. Son arme choc : l’interview-concept. Il y a en aura jusqu’à cinquante…

     

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    « À l’époque, on connaissait le questionnaire de Proust. C’était la seule interview formatée. Pourquoi toujours commencer par Bonjour, comment allez-vous ? ». Voici le « chouchou », « le jeu le plus naze de la télé », « l’antiportrait chinois » (« Si vous étiez une cicatrice », « Si vous étiez une catastrophe »), les « questions cons » (qui vont faire un tabac), le « blind test » (retrouver les titres de tubes), « l’auto-interview » (celle de Gainsbourg/Gainsbarre fait toujours le buzz sur la Toile aujourd’hui), sur fond de « Night Clubbing », musique du générique de l’émission signée Iggy Pop, au rythme de laquelle défilent les photos des invités « warholisés » ; portraits pop jaune, vert, rose et flanqués de lunettes noires.

    Le combat avec les invités-victimes semble pourtant douteux. L’émission ne se déroule pas en direct, et Ardisson a tout loisir de faire sauter au montage les dérapages incontrôlés. Celui-ci s’en défend. « Je n’ai jamais voulu faire l’émission en direct. Non pas par peur, mais parce que vous ne tenez pas les gens jusque tard dans la nuit si vous ne coupez pas les moments où on s’ennuie ». Aucune séquence n’a été censurée ? « Jamais, jure-t-il. Quand on dit montage, on pense souvent censure. C’est faux ! ». La censure vient d’ailleurs. « À un moment, il ne fallait pas inviter Jean-Edern Hallier parce qu’il avait écrit un pamphlet qui s’appelait « L’honneur perdu de François Mitterrand » », se souvient-il. Or, le président socialiste venait d’être réélu. « Il ne fallait pas non plus inviter maître Vergès parce qu’il avait défendu Klaus Barbie. C’était hallucinant ! Dieu sait si je hais Barbie, mais quand même ! »

     

    Les invités ne savaient pas à quelle sauce ils allaient être cuisinés. « Sauf Juppé, qui était alors secrétaire général du RPR », se souvient Ardisson qui s’exclame : « Il faisait l’auto-interview. C’est là que j’ai compris qu’il ne ferait jamais carrière. Il y avait une partie où moi je lui posais des questions. Et une autre où il chaussait les lunettes noires et où lui se posait les questions. C’était surréaliste ! Il n’y arrivait pas, jouait faux, jouait mal. Je me suis dit qu’il avait du souci à se faire, lui qui se lançait dans une carrière politique ! »

     

    L’enregistrement a lieu au Palace. La célèbre discothèque parisienne n’en est plus à ses heures de gloire, mais elle n’en reste pas moins l’endroit où il y a des mignonnes. Les langues s’y délient et les tabous explosent. Ardisson adopte un ton libertaire et libertin, parle sexe, drogue, « comme on en parle dans la vie ». Dès la première, le 17 septembre, il lance à Guesh Patti, qu’il tutoie : « Es-tu pour la légalisation de certaines herbes magiques ? » La chanteuse du hit « Etienne, Etienne », réplique : « Je trouve plus sympathique de l’avoir en douce ».

    La Marie-Jeanne, que l’animateur « ne considère pas comme une drogue », est omniprésente, du moins verbalement, chaque semaine. Mais quand Ardisson affirme que « la drogue, ce n’est pas de la merde », la ligne rouge est franchie. On n’est plus dans une transgression du langage. C’est du dérapage. Les Inconnus l’étrillent dans une parodie qui tourne toujours sur YouTube. L’époque est à une prise de conscience. 1988, c’est aussi l’année de la première conférence mondiale sur le sida.

     

    « L’époque autorisait certains débordements », jus­tifie le producteur qui assure avoir été « juste naturel ». Il plaide encore : « Je n’ai jamais fait la propagande de la cocaïne, moi qui ai eu tant de mal à m’en sortir. Je trouve toujours ridicule de dire que la drogue, c’est de la merde, car jamais personne ne va payer 120 sacs un gramme de merde. Partant de là, il faut aller au fond des choses pour expliquer pourquoi mieux vaut ne pas en prendre. »

     

    Deux mois après le lancement de l’émission, en 1988, deux millions de téléspectateurs sont au rendez-vous le samedi soir, souvent des night-clubbers qui attendent le générique de fin pour aller s’encanailler. Le succès vient aussi de la mise en scène. Ardisson arrive devant la discothèque en 404 coupée. En réalité, « elle était tirée par un camion spécial parce que je ne savais pas conduire ».

    Puis il y a l’ambiance, les volutes de fumée des clopes tirées comme si chacune était la cigarette du condamné, les rythmiques des clips (marque de fabrique des années 1980) qui montent à la tête, les verres d’alcool avalés comme autant de ponctuations, les figurants rasés, cloutés, badgés. « Il fallait donner tous les signes de la nuit, se souvient le producteur. Je procédais comme pour un film, en usant au maximum de l’illusion ».

    Ardisson a sabordé « Lunettes »… « Ma connerie est d’avoir annoncé dès le début la fin, pour juin 1990. Il fallait être fou ! Je ne voulais plus faire d’antenne ». Mais n’affiche aucun regret. Vingt ans après, les Dechavanne, Ruquier, de Caunes, Fogiel étaient-ils ses héritiers ? L’orgueilleux réfute ces ambitieux qui « ont tellement envie de faire de la télé », alors que lui, n’en voulant pas, pétrifié par le trac, aura gravi les marches du succès, simplement mû par le plaisir, interviewant en deux ans 800 stars, dans un esprit de pionnier.

     

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    Trente ans après la rencontre avec Gainsbourg, l’émission reste une référence dans la carrière d’Ardisson. Sur la Toile, les internautes commentent encore cette séquence durant laquelle l’animateur « parvient à faire sauter la carapace du fumeur de gitanes, dévoile un personnage attachant, tantôt pudique, tantôt outrancier, toujours libre ». L’auto-interview reste un moment d’anthologie. L’animateur, lui, se souvient ému de la genèse de cette « histoire » diffusée le 8 avril 1989.

     

    « Un jour, j’ai reçu un coup de fil de Philippe Lerichomme, qui était l’homme de confiance artistique de Gainsbourg. Serge veut faire une émission spéciale avec toi. Il veut que ce soit tourné l’après-midi. Moi, l’après-midi, je trouvais ça nul mais bon, je n’avais pas le choix. Avec Catherine Barma, on monte l’émission, on lui fait rencontrer Antoine Blondin, Béatrice Dalle et d’autres artistes qu’il voulait voir. Je n’en revenais pas. »

     

    Ardisson admire Gainsbourg… Il évoque avec gourmandise comment il a passé ses invités à la moulinette de l’interrogatoire. L’actrice au parfum de scandale, révélée quatre ans plus tôt dans « 37°2 le Matin », brille par son ennui. Gainsbarre ironise sur ses frasques en trinquant avec l’auteur des « Enfants du Bon Dieu », son complice « d’alcool et de commissariats ».

    Sur la scène du Palace, Étienne Daho chante « Heures Hindoues ». Gainsbourg taquine Bambou et parle, comme s’il n’avait pas le temps, de leur garçonnet, Lulu. On dirait une émission testamentaire. Ardisson se souvient : « À la fin de l’enregistrement, j’ai demandé à Lerichomme : Pourquoi est-ce que Gainsbourg m’a fait ce cadeau ? Et là, il m’a répondu : Gainsbourg rentre à l’hosto demain, il a une chance sur deux d’y rester et il a voulu faire sa dernière télé avec toi. J’étais pratiquement en larmes ».

     

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    Interview de Thierry Ardisson publié dans Le Figaro Culture le 17.08.2009