Catégorie : Culte

  • Disclosure : God save the House !

     

     

    Dix ans déjà que Disclosure nous délivre son electro, redoutablement efficace, faisant ainsi se relever de ses cendres une House Music que l’on croyait presque tombée aux oubliettes ; celle des 90’s, sous l’égide, à l’époque, des Masters At Work ou des Kings Of Tomorrow.

     

    Virevoltante, positive, fondée sur l’omniprésence de la basse et des vocals, la House de Disclosure, avant tout mélodique et enjouée, n’a de cesse que de contrebalancer certains courants actuels, toujours plus déprimants et froids. Car le secret de Guy et Howard Lawrence est d’allier les mouvances electro et dance à une musique plus pop, en allant d’ailleurs jusqu’à reprendre la structure classique d’une chanson, avec couplets et refrain. Et le résultat est imparable…

    En 2013, les deux frangins, originaires de Reigate, au Sud de Londres, nous livrent avec leur premier album « Settle » une série de tubes absolument prodigieux. Des hymnes electro qui s’enchaînent comme des perles, entêtants, efficaces, aériens, alliés à des featurings de tout premier choix, entre Sam Smith, Aluna George, Eliza Doolittle ou Jamie Woon, font de cet opus un petit chef d’œuvre du genre. A ce niveau de qualité, on peut presque parler de miracle. Tout y est élégant, bien agencé et construit à la perfection.

    « Settle » s’affirme ainsi comme un bel ensemble de chansons pop, avec un morceau en ouverture qui donne le ton, « When A Fire Starts To Burn ». A l’écoute de ce titre, je vous mets d’ailleurs au défi de ne pas avoir envie de vous lever instantanément et d’entrer en transe. Disclosure alternent ensuite morceaux de bravoure, rythmes plus lents, pour terminer en irrésistible apothéose. On pourrait les comparer, voire même les considérer comme les dignes héritiers, non seulement des Masters At Work ou des Kings Of Tomorrow, qui ont rayonné sur les dance floors du monde entier comme sur les platines des DJs durant les années 90, mais aussi du duo britannique Pet Shop Boys.

     

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    Sept ans plus tard, à la réécoute de « Settle », il subsiste une vraie évidence de pureté et de fraîcheur, comme si tout y coulait de source. L’album qui lui succède deux ans plus tard, « Caracal », est résolument encore plus pop. De nombreux LP, titres originaux ou remixes vont ensuite s’enchaîner, auxquels on peut ajouter de prestigieuses collaborations. Des récompenses et des critiques élogieuses vont jalonner le parcours du groupe, tels des parterres de fleurs, enluminant harmonieusement la discographie des deux frangins, résolument sevrés aux ambiances festives et un brin nostalgiques ; la nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pourtant pas connue, mais seulement fantasmée. Le plein pouvoir de l’imagination et du talent fera le reste…

    C’est à la fin de ce mois d’août 2020, le 28 précisément, que paraîtra le troisième album de Disclosure, « Energy », avec onze nouveaux titres, dont trois seulement sont pour l’instant en pré-écoute. Une nouvelle tendance semble déjà vouloir se dégager de l’ensemble, avec des ambiances toujours aussi festives, mais qui revendiquent clairement des racines afro et sud-américaines. Un nouveau chemin, certes, mais plus que jamais cette envie de feu et de sève.

    Longue vie à la House !

     

    A présent, retrouvons Disclosure en 2013, a l’occasion de la « Settle Boiler Room Album Launch Party »…

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  • Sarah Vaughan nous quittait il y a trente ans

     

     

    Surnommée « Sassy » ou encore « The Divine One », Sarah Vaughan s’éteignait il y a trente ans, le 3 avril 1990, en Californie. Elle est considérée, avec Ella Fitzgerald, Nina Simone et Billie Holiday, comme l’une des quatre plus grandes chanteuses de jazz de tous les temps. 

     

    Âgée de 18 ans, Sarah Vaughan remporte en octobre 1942 un radio-crochet à l’Apollo Theater d’Harlem. Elle y interprétait ce titre écrit en 1930, « Body And Soul », devenu un standard de jazz, avec des centaines de versions enregistrées par des dizaines d’artistes, en particulier Ella Fitzgerald, Billie Holiday et Frank Sinatra. En avril 1943, elle rejoint l’orchestre du pianiste Earl Hines, comme second pianiste et chanteuse, et travaille ensuite avec le trompettiste et chef d’orchestre Billy Eckstine. C’est en 1945 qu’elle débute sa carrière personnelle, et quelle carrière !

     

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    En 1949, Sarah Vaughan signe un contrat avec Columbia. Un an plus tard, elle chante à New York avec Miles Davis. En 1954, elle enregistre une version de « Lullaby of Birdland » avec le sextet de Clifford Brown. Puissante et douce, romantique et ironique, avec sa voix de baryton ou de soprano, passant avec aisance du scat aux ballades, interprétant des standards ou des chansons populaires commerciales… tout comme Ella Fitzgerald, Nina Simone ou Billie Holiday, Sarah Vaughan savait tout chanter.

    En 1989, un an avant sa mort, elle enregistre pour la dernière fois. Ce sera pour l’album « Back On The Block » de Quincy Jones, sur lequel Sarah Vaughan scat en duo avec… Ella Fitzgerald. En 1974, Sarah Vaughan se produisait à Bruxelles dans la salle Marni. Un concert à découvrir dans son intégralité ici.

     

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    Photo à la Une : Sarah Vaughan, possibly at Cafe Society, NYC, ca. August 1946. Photography by William P. Gottlieb. Gottlieb took several photographs of Vaughan around the same time. © Domaine public.

     

     

     

  • Les Mystères de l’Ouest, délicieusement décalés

     

     

    Quatre saisons diffusées aux Etats-Unis de 1965 à 1969 sur le réseau CBS et à partir de 1967 en France, dont la première en noir et blanc, soit 104 épisodes au total, font des « Mystères de l’Ouest » probablement l’une des séries les plus originales des années 60-70.

     

    « Les Mystères de l’Ouest », étonnant mélange de western, de science-fiction et de fantastique, saupoudré d’une bonne dose d’humour et de dérision, nous racontent les aventures trépidantes de James West et Artemus Gordon, deux agents très secrets au service du président Ulysses S. Grant, dans les années 1870. Pour les besoins de leur mission, les deux compères vivent et se déplacent à travers l’Ouest américain à bord d’un train luxueux.

    West et Gordon, deux hommes prêts à tout pour faire respecter la loi et déjouer les plans nécessairement infâmes d’ennemis de l’ombre, parmi lesquels le célèbre docteur Miguelito Loveless, homme de petite taille mais grand esprit malfaisant ; un génie du crime capable de créer d’improbables machines meurtrières pour ourdir de terribles complots contre les Etats-Unis d’Amérique.

    Le personnage du Dr Loveless, qui apparaît dans dix épisodes des « Mystères de l’Ouest » entre 1965 et 1968, certains parmi les meilleurs de toute la série, est incarné par le génial Michael Dunn. Génial n’est pas un vain mot, tant l’acteur était doté d’un quotient intellectuel hors du commun (178, soit 18 points de plus qu’Albert Einstein). Il commence en effet à lire tout seul à l’âge de trois ans, gagne peu de temps après plusieurs concours d’orthographe nationaux. Très doué pour le piano et doté d’un beau brin de voix, il se lance dans une carrière de pianiste de jazz, mais il rêve de faire carrière au cinéma. Michael Dunn est hélas atteint de nanisme et souffre de malformations osseuses qui rendent ses déplacements difficiles.

    Malgré son handicap, il pratique néanmoins divers sports – comme la natation et le patinage – et exerce de nombreux métiers, dont celui de détective dans un hôtel, avant de débuter sa carrière au cinéma et à la télé à l’âge de 28 ans. Il jouera dans plusieurs films, surtout d’horreur, et sera nommé pour l’Oscar du meilleur acteur de second rôle dans « La Nef des Fous » en 1966.

    Mais le rôle qui le rend célèbre est définitivement celui du savant fou des « Mystères de l’Ouest ». Véritable génie du mal, Loveless est cependant un méchant des plus sympathiques, grâce à sa verve, sa bonne humeur et les numéros de chant et de musique dont il nous gratifie à chacune de ses apparitions. Déguisé en Robin des Bois, Shérif d’une petite ville emprisonnée dans un tableau dans lequel il a piégé les autres personnages, Michael Dunn écrase de sa petite taille ses partenaires, par sa présence et son jeu d’acteur. Il chante, joue du piano et danse, cabotinant sans cesse pour notre plus grand plaisir…

    Les épisodes des « Mystères de l’Ouest » se caractérisent par un schéma immuable. Nos deux héros sont confortablement installés dans leur train luxueux. Ils se voient confier une mission et se rendent sur les lieux soit en train soit à cheval. Un groupe de malfrats dirigé par un grand méchant – souvent fou et qui rêve de diriger le monde, à l’instar de la série des James Bond – commet des exactions.

    Jim se fait ensuite capturer, souvent après avoir cédé aux charmes d’une femme perfide. Artie, qui pratique à merveille l’art du déguisement et qui utilise des gadgets sophistiqués, vient à son secours. Nos deux amis parviennent à s’échapper, grâce à l’ingéniosité d’Artie (Ross Martin) et aux talents physiques de Jim (Robert Conrad), et finissent par mettre hors d’état de nuire les méchants.

    Les moyens de la série, malgré des costumes raffinés et des décors luxueux, se révèlent assez limités. Les malfrats sont toujours incarnés par le même groupe de cascadeurs, que l’on reconnaît très vite au fil des épisodes. Nos héros arrivent toujours dans la même demeure, dont le hall et l’escalier nous sont rapidement familiers. La balustrade de la galerie à l’étage est invariablement brisée, suite à la chute du bandit avec lequel Jim se bat…

    Tout le monde se souvient ainsi du jour où la série débarqua en France en 1967, pour ensuite compter à partir de 1973 parmi les programmes phares de l’émission « La Une Est à Vous », produite par Guy Lux et présentée par le regretté Bernard Golay. Les téléspectateurs tombèrent vite sous le charme des aventures rocambolesques, anachroniques et uniques en leur genre, dans la production télévisuelle de l’époque.

     

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    Impossible d’oublier ce générique animé, où l’on voyait un cow-boy entrer dans un bar, terrasser un ennemi invisible d’un coup de revolver avant d’assommer d’un uppercut une jeune femme qui s’apprêtait à poignarder notre beau héros. Oui, le politiquement correct n’était pas encore passé par là. Les histoires faisaient trembler et rien que les titres nous promettaient quelques délicieux frissons ; « La nuit du lit qui tue », « La nuit du détonateur humain », « La nuit des barreaux de l’enfer », « La nuit de la machine infernale » ou encore « La nuit de l’engin mystérieux »… Autant de nuits restées depuis gravées dans nos mémoires.

    Tout cela faisait trépigner les enfants que nous étions, et d’autant plus que tout se finissait bien… Nos deux comparses remontaient ensemble dans le train qui leur servait de quartier général et repartaient sillonner l’Amérique, vers de nouvelles missions tout aussi périlleuses. C’était il y a bien longtemps, mais la série mérite toujours autant d’être redécouverte, même s’il n’est plus question de la regarder avec la naïveté d’autrefois.

    Car l’originalité de la série réside également dans son double niveau de lecture. Première série délibérément gay de l’histoire de la télévision, sous l’influence de son producteur Michael Garrison qui, contrairement aux moeurs de l’époque, affichait ouvertement son homosexualité, « Les Mystères de l’Ouest » assume ainsi un côté parodique et échevelé, avec une volonté évidente de liberté et d’autodérision, à commencer par son titre original, « Wild Wild West ».

    Il est fort probable que cette caractéristique ait pu échapper à l’époque aux jeunes téléspectateurs  que nous étions, mais c’est définitivement ce qui a désigné « Les Mystères de l’Ouest » comme « la grande série classique la plus mal comprise de l’histoire de la télévision », ainsi que le mentionnent Martin Wincker et Christophe Petit dans leur « Guide Totem des Séries Télé ».

    Et effectivement, en y regardant de plus près, on remarquera d’abord les costumes très ajustés de nos deux héros, notamment celui de Robert Conrad, alors qu’aucune autre série western classique ne moulera autant le corps de ses acteurs. Et puis quelques plans rapides, quasi subliminaux, nous offrent un gros plan sur les fesses de Jim, là aussi impensable dans une série diffusée à l’époque, de surcroît destinée au grand public…

    Dans la plupart des épisodes, Jim est capturé et exposé, parfois même écartelé, pantalon ultra-moulant et torse nu, dans des positions à la limite d’une revue SM… Tandis qu’Artemus Gordon se travestit régulièrement en femme, haussant le timbre de sa voix et semblant prendre un plaisir immodéré à cet exercice de travestissement en talons hauts. Et ça ne semble pas être que pour les besoins de sa mission… Artemus Gordon, premier drag queen de la télé ? Ça pourrait faire sens…

    James ne tombe jamais amoureux, même s’il semble se laisser parfois séduire. Des femmes sont souvent invitées à bord du train, à la fin des épisodes, mais elles ont plutôt « un rôle décoratif » et sont probablement débarquées à la station suivante, laissant nos deux héros savourer leur intimité retrouvée… Deux hommes vivant dans un train, symbole ô combien équivoque, qui ne laisse guère de doute quant à leur orientation sexuelle.

    L’esthétique sado-masochiste, qui nous aura probablement échappé à l’époque, semble encore davantage s’affirmer dans les épisodes où apparaît le Dr Loveless, jaloux du corps d’athlète de James West. Pour s’en convaincre, un court extrait du dialogue final de l’épisode « La nuit du printemps meurtrier » (Saison 01, Episode 27). Nos deux amis regardent d’un air triste le lac dans lequel Miguelito vient de se noyer – du moins le croient-ils – et ça donne :

    Artemus : « Tu ne veux pas le croire mais c’est ainsi, il est mort. »
    James     : « Tu as peut-être raison. La haine est un lien aussi fort que l’amour. »
    Artemus : « Que veux-tu dire ? »
    James     : « Il va me manquer. »

     

    Alors, avec « Les Mystères de l’Ouest », aurions-nous affaire à la toute première série crypto-gay de l’histoire ? Pourquoi pas, sachant que son créateur Michael Garrison était un homosexuel affirmé et assumé ; une transgression audacieuse et plutôt légère pour l’époque, qui nous invite à la regarder désormais d’un œil moins naïf et plus coquin. Honni soit qui mal y pense…

    En tout cas, « Les Mystères de l’Ouest » reste encore aujourd’hui la série western la plus originale de l’histoire de la télévision. Mécomprise, elle mérite d’être redécouverte pour en saisir toute l’ironie, l’inventivité et ce décalage délicieusement absurde qui lui permet finalement de ne pas trop prendre de rides et de fêter cette année son 55ème anniversaire. Allez, pour finir, découvrons (ou redécouvrons) l’épisode 01 / Saison 01 datant de 1965.

     

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  • « Pull My Daisy », le film culte de la Beat Generation

     

     

    « Pull My Daisy » est le premier film réalisé en 1959 par le photographe et cinéaste Robert Frank, en collaboration avec le peintre Alfred Leslie. Le scénario, inspiré d’une soirée chez les Cassady, est un fragment d’une pièce inachevée de Jack Kerouac.

     

    Tourné en 1959, « Pull My Daisy », le film culte de la Beat Generation, réunit la fine fleur littéraire, photographique, picturale et musicale de la contre-culture américaine : les poètes Allen Ginsberg, Gregory Corso et Peter Orlovsky ; les peintres Alfred Leslie, Larry Rivers, Alice Neal ; la comédienne française, alors débutante, Delphine Seyrig ; le marchand d’art David Bellamy, jouant le rôle d’un évêque ; la danseuse Sally Gross ; le musicien David Amram et le photographe Robert Frank… Puis Jack Kerouac, auteur de la trame du film et du commentaire qu’il improvise sur des images déjà montées ; voix-off intense et poétique, que le « Jazz Poet », comme il se définit lui-même, scande de sa voix si profonde et mélodieuse.

    En dépit de sa réputation de totale improvisation, on sait que dans les faits, « Pull My Daisy » fut conçu et orchestré assez précisément par ses deux réalisateurs, Alfred Leslie et Robert Frank. On peut néanmoins se demander comment ils sont parvenus à diriger cette bande de joyeux drilles… David Amram se souviendra d’ailleurs que Robert Frank et Alfred Leslie tentaient tant bien que mal d’aborder le projet avec sérieux, tandis que les autres protagonistes n’avaient de cesse que de les perturber ou de couvrir les indications de jeu par leurs rires… Mais c’est peut-être en cela que réside la spontanéité évidente du film.

    Evocation d’une soirée passée chez l’icône de la Beat Generation Neal Cassady, qui inspira à Kerouac le personnage de Dean Moriarty dans son livre « Sur la Route », et sa femme, la peintre Carolyn Robinson, le film raconte l’histoire d’un « serre-frein » dont l’épouse invite un évêque respecté à dîner. Cependant, les amis bohémiens du cheminot, également présents à la soirée, font joyeusement capoter la fête. Il en résulte quelques effets comiques aussi improvisés qu’inattendus. A noter aussi la présence au générique du propre fils de Robert Frank, Pablo Frank.

    Le photographe John Cohen fut le témoin privilégié de ces journées entières passées à « cueillir la marguerite », et ses clichés pris sur le vif rayonnent d’une incontestable joie communicative.

    Pour retrouver la traduction inédite du génial commentaire improvisé par Kerouac pour les besoins du film, vous pourrez vous référer à l’ouvrage éponyme « Pull My Daisy » publié aux Editions Macula, complétée par une introduction de Patrice Rollet, professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy, ainsi que par un texte de présentation de « Pull My Daisy », suivi de deux entretiens avec les réalisateurs Alfred Leslie et Robert Frank, menés par Jack Sargeant, auteur d’études de référence sur l’histoire des contre-cultures américaines.

     

    [arve url= »https://vimeo.com/92403607″ align= »center » title= »Robert Frank : « Pull My Daisy » (1959) » description= »Robert Frank » maxwidth= »900″ /]

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Pull My Daisy » (Editions Macula) 

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Pull My Daisy » (Article publié sur monoquini.net)

     

     

     

  • Les 40 ans d’Elephant Man

     

     

    « Elephant Man », le chef d’oeuvre de David Lynch, fête ses quarante ans. Pour célébrer cet anniversaire comme il se doit, le film ressort au cinéma ces jours-ci dans une version restaurée 4K, ainsi qu’en Blue Ray.

     

    Découvrir ce film à sa sortie en salle en 1980, quand on a onze ans, c’est un choc, une déflagration. Jusqu’alors, l’enfant n’a pas été en mesure d’observer autour de lui une pareille vision du monde et de ceux qui le peuplent. C’est un peu plus tard, en grandissant, qu’il peut mieux analyser l’œuvre de David Lynch et comprendre ses singularités, son approche et l’incroyable force dont il se pare.

    « Elephant Man » est un classique, un très grand film. Et au-delà de l’émotion qu’il nous procure, il reste encore, quarante ans plus tard, une vision humaniste, sincère et frontale. Mais c’est aussi une piqure de rappel, avec son message universel qui nous dit que peu importe l’apparence ou la couleur de peau, ses origines et son histoire, l’être humain est libre de ses choix et de son destin. Être bon ou mauvais ne dépend que de lui, et certainement pas d’un tiers, de son passé ou de son environnement.

    Produit par Mel Brooks, celui-ci propose à David Lynch, un jeune réalisateur qui vient de se faire remarquer avec son premier film « Eraserhead », de mettre en scène et apporter sa vision personnelle sur cette adaptation au cinéma de la biographie du docteur Frederick Treves, consacrée à la courte et tragique vie du phénomène de foire John Merrick, atteint d’une maladie orpheline et incurable, la neurofibromatose, et exploité pour l’extrême difformité de son corps.

    Avec son noir et blanc intense et mélancolique, David Lynch choisit de jouer sur les apparences et bousculer les conventions. D’un côté, le réalisateur met en exergue l’hypocrisie ambiante et le lissage de ces conventions dans la société victorienne, au coeur même de cette Angleterre de la fin du 19ème. De l’autre, il nous dépeint le côté obscur de l’époque, avec son peuple et ses gens ordinaires, et nous confronte à ce que l’on peut ressentir viscéralement face au spectacle de la monstruosité, sans protocole ni politesse outrancière ; cette monstruosité dont Lynch se sert à dessein, pour émouvoir sans sensiblerie, en nous rappelant tout de même que derrière chaque aspect se cache avant tout un homme.

    « Elephant Man » fait directement référence au film « Freaks » de Tod Browning sorti en 1932, avec l’univers du cirque et de ses êtres « différents » qui vont aider John Merrick à s’échapper de la cage dans laquelle il est enfermé. Des monstres finalement plus humains que les humains, emprunts de solidarité et de bienveillance.

    Anne Bancroft et Anthony Hopkins, les deux interprètes principaux, composent chacun dans leur rôle respectif d’infinies variations, entre contradictions, paradoxes et hésitations, face à ce qui les dépasse et les questionne. Quant à John Hurt qui campe un John Merrick plus vrai que nature, noyé sous d’innombrables couches de latex pour les besoins du maquillage créé par Christopher Tucker, il est saisissant de justesse.

    Et malgré l’aspect général de ce corps qui n’a plus rien d’humain, l’acteur impose son jeu bouleversant, où tout se passe dans le regard et cette façon maladroite qu’il a de se mouvoir, pour parvenir à nous émouvoir aux larmes. Car si on pleure tout au long du film, ça n’est pas tant du fait de l’apparence ou de la démarche du personnage que John Hurt incarne avec une telle vérité, mais plutôt qu’il parvient de façon imparable à nous forcer à affronter notre propre honte.

    La musique du compositeur John Morris participe aussi pleinement à la réussite du film. Il empreinte ainsi l’Adagio pour cordes de Samuel Barber pour les besoins du final, lorsque John Merrick s’endort pour la dernière fois dans son lit, où il veut s’allonger comme l’enfant du petit tableau accroché au-dessus de lui. Il sait qu’en s’endormant de la sorte, il mourra par asphyxie…

    Avant de mettre fin à cette existence de souffrance et d’enfermement, il contemple une dernière fois les objets qu’on lui a offerts, la maquette de l’église qu’il a construite, qu’il a signée de son nom comme s’il s’agissait d’une œuvre accomplie, puis se couche. Le film se termine sur la voix de sa mère ainsi que sur l’image du petit portrait de celle-ci en médaillon qui apparaît : « rien, rien ne meurt jamais ».

    Il s’endort paisiblement, non pas comme un animal ni même un éléphant, mais simplement comme un homme…

     

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  • Nina Simone : « Vous êtes seuls mais je désire être avec vous »

     

     

    Nina Simone avait le talent pour être pianiste concertiste, elle est devenue la grande prêtresse de la soul. Elle ne chantait pas, elle accouchait, d’un chant, d’une parole. 

     

    Eunice Kathleen Waymon naît le 21 février 1933 à Tryon en Caroline du Nord. Les lois ségrégationnistes et racistes Jim Crow y sévissent encore. Petite-fille d’esclaves, Eunice a un don. Dès l’âge de trois ans, elle fait ses premières gammes au piano. A cinq ans, elle devient la pianiste attitrée de l’église de sa communauté où officie sa mère comme pasteur méthodiste. Si elle a bien du talent, il lui faut tout de même des cours professionnels. Ceux-ci seront finalement payés par la patronne de sa mère, qui l’emploie comme femme de ménage.

    Le rêve d’Eunice se dessine alors : devenir la première concertiste noire des Etats-Unis. A 10 ans, tandis qu’elle donne son premier concert de piano, elle est rattrapée par la terrible réalité du racisme. Ses parents, installés au premier rang pour écouter leur fille, sont déplacés au fond de la salle pour laisser leurs places à des blancs. Mais la fillette refuse de jouer tant que ses parents ne pourront pas regagner leurs places.

     

    « Le racisme est devenu pour moi réalité, comme si on avait allumé la lumière. » (Nina Simone, « I Put a Spell On You : The Autobiography of Nina Simone »)

     

    A 17 ans, bien décidée à accomplir son rêve, la virtuose postule au Curtis Institute of Music, le prestigieux conservatoire de Philadelphie. Persuadée d’avoir réussi son audition, elle échoue finalement au concours d’entrée.

     

    « Ils ne m’ont pas donné l’opportunité de commencer mes études de piano classique. Je fus refoulée simplement parce que j’étais noire. » (Nina Simone, archive Ina, octobre 1991)

     

    La jeune femme quitte Philadelphie pour Atlantic City, où elle devient chanteuse dans un club de jazz. Pour ne pas qu’on la reconnaisse, Eunice se choisit un nom de scène : « Nina » pour « petite fille » en Espagnol et « Simone », en référence à l’actrice française Simone Signoret. Dans son répertoire, elle reprend « I Loves You Porgy » de George Gershwin. Eunice, devenue désormais Nina Simone, refuse d’ailleurs de prononcer le « s » de « loves » et de respecter scrupuleusement la faute de grammaire que le compositeur faisait commettre à son personnage de Bess, une femme noire des quartiers pauvres. Premier signe constitutif de son engagement futur et premier succès…

     

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    Le titre paraîtra en face A du single « I Loves You Porgy », extrait de son premier album studio « Little Girl Blue » sorti sur Bethlehem Records en 1959. Cette reprise sera d’ailleurs le plus gros succès du label. Sur l’album figure également la chanson « My Baby Just Cares For Me » qui deviendra un énorme hit dans les années 80, illustrée par un clip vidéo animé matraqué durant des mois par la chaîne musicale américaine MTV, tandis que Nina Simone ne touchera en tout et pour tout que 3000 dollars pour l’enregistrement de cet album…

     

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    En 1963, elle devient la première femme noire à se produire au mythique Carnegie Hall, à New York. La même année, Martin Luther King prononce son non moins mythique discours, « I have a dream ». Devenue riche et célèbre, Nina Simone décide de s’engager dans la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains. Sa musique devient ainsi son arme et l’artiste enregistre des hymnes politiques passés à la postérité, tels que « Mississippi Goddam ». Le titre fait référence à l’attentat à la bombe de Birmingham perpétré par des membres du Klux Klux Klan, qui provoquera la mort de quatre fillettes noires.

     

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    Mais ses prises de position dérangent… Et Nina Simone subit alors un redoutable boycott médiatique. Les cartons de 45T sont renvoyés à l’expéditeur par les radios, et les vinyles sont systématiquement cassés… Les années 70 marquent le déclin de la carrière de la chanteuse et son mariage toxique avec son manager Andy Stroud. Un mari violent qu’elle finira par quitter, tout comme les Etats-Unis, en partant avec sa fille Lisa, d’abord en Afrique, puis en Europe. Après une escale en Suisse, c’est finalement à Paris que la diva, seule et ruinée, pose ses valises.

     

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    La chanteuse signe un contrat avec une petite salle de concert parisienne, où elle se produit devant un public clairsemé. La voix de la diva de la soul s’éteindra pour toujours le 21 avril 2003, à Carry-le-Rouet, dans le Sud de la France. Comme Nina Simone en avait exprimé le souhait, ses cendres seront dispersées dans plusieurs pays africains. Sa voix, quant à elle, bouleverse toujours autant et continue de résonner dans le monde entier.

     

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    « Vous êtes seuls, mais je désire être avec vous » off Nina Simone’s rediscovered album « Fodder On My Wings » : c’est ici

    © 2020 The Nina Simone Charitable Trust, under exclusive license to UMG Recordings, Inc.

     

     

     

  • Michel Piccoli, 94 ans de vie

     

     

    Presque cent ans… Et dire que c’est à peine suffisant pour y faire entrer toute la carrière hors normes de Michel Piccoli. Car il aura tout joué, tout essayé, lui qui a autant embrassé la scène que les plateaux de cinéma, aura toujours su choisir les projets qui le motivaient le plus.

     

    Exigeant et politiquement engagé, sans pour autant mettre sans cesse en avant ses accointances, Il préférait laisser ses rôles et ses personnages s’en charger. D’une élégance rare, Michel Piccoli symbolisait cette génération d’acteurs français nés avant la guerre, entre tact et intelligence ; ce mélange subtil de génie et d’humilité. Car rien ne l’amusait plus que de brouiller les pistes et faire affleurer les fêlures humaines, les zones d’ombre, ces moments où tout bascule.

    Michel Piccoli avait tant de génie en lui qu’il pouvait se glisser dans tous les rôles avec la même grâce. Au théâtre, son domaine de prédilection, là où beaucoup se sont cassé les dents en ânonnant leur texte, lui pouvait être aussi bien le Roi Lear, Léonid dans « La Cerisaie » ou bien Hippolyte dans « Phèdre », avec toujours cette même constance, cette incroyable facilité à s’exprimer et passer des classiques aussi sublimes que difficiles.

    Au cinéma, Michel Piccoli n’était pas le héros flamboyant, celui qui pourfend, qui fonce et qui retombe sur ses pieds, non… Il n’était pas non plus celui que l’on croit reconnaître au détour d’un mot, d’une phrase. Il était plutôt celui qui ne cesse de surprendre et de désarçonner. Celui par qui le doute arrive. Il incarnait cet être pourtant robuste, fort, mais qui tangue puis s’effondre, parce qu’il n’est qu’un homme, finalement. Piccoli n’a en fait jamais été aussi beau que lorsqu’il échouait, qu’il se trompait…

    Très souvent, il interpréta des personnages tortueux, bizarres, malsains ou capables de colères blanches fulgurantes. Piccoli était celui que l’on adorait détester. Une sorte de méchant domestique… Chez Sautet, il fut tour à tour une ordure, un pervers manipulateur qui finit par s’enferrer lui-même dans le piège qu’il avait tendu à Romy SchneiderMax et les Ferrailleurs »), un salaud pathétique (« Vincent, François, Paul et les Autres »).

    « Vincent, François, Paul et les Autres » et cette inoubliable scène du gigot qui symbolise tant la France d’alors et ces personnages pleins de contradictions que campait si bien Piccoli, un homme lâche qui doute dans « Les Choses de la Vie » et « Mado », ou bien juste une voix fugace mais chaleureuse à la fin de « César et Rosalie » : « Ils prirent des avions, ils prirent des trains… ».

     

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    Chez Godard, Buñuel, Varda ou Ferreri, il aima prendre des risques en épousant complètement le projet des films (« Le Mépris », « La Grande Bouffe », « Belle de Jour »).

    Parmi ses rôles au cinéma les plus emblématiques, il est également Bertrand Malair, ce personnage mémorable, inquiétant, envahissant et tyrannique dans « Une Étrange Affaire » de Pierre Granier-Deferre. il y interprète le nouveau patron de Gérard Lanvin. Un de ces rôles faits sur mesure pour l’acteur du « Prix du Danger ». Dans cette étrange affaire, chacune de ses apparitions, chacun de ses mots, se dégustent comme un fruit rouge un peu acide ou un vin de Pinot Noir. On ne se lasse pas de chacun de ses échanges, du moindre de ses gestes ou de ses sourires. Et cette voix avec laquelle il savait jouer et dont il savait moduler le timbre pour rendre encore plus inquiétants les personnages qu’il incarnait.

     

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    Il s’amusera d’ailleurs de ce genre de personnages, au point de presque en faire sa marque, sa griffe, surtout vers la fin de sa carrière. On se souvient de ses deux seules scènes marquantes dans « Rien sur Robert » de Pascal Bonitzer en 1998 où il donne la réplique à un Fabrice Luchini terrorisé devant cet ogre, sorte de démiurge des milieux littéraires parisiens, entouré d’une cour de flagorneurs, qui joue avec les mots et la peur de ses victimes.

    On pourrait alors lui trouver un équivalent féminin en la personne d’Isabelle Huppert, tant les deux acteurs ont toujours su jouer pleinement avec leur corps, le son de leur voix. Des comédiens complets et caméléons qui se rejoignent également sur leur goût prononcé pour les planches et le terrain de l’étrangeté des rapports humains.

    Enfin, Michel Piccoli, qui aura interprété tant de personnages exigeants, complexes, jusqu’à un pape qui renonce à le devenir, n’était certes pas le comédien préféré de tous. Il renvoyait cette image un peu détestable forcément, un peu convexe et avare en représentation publique et effusions d’usage. Sa prose était précise et concise, tout le contraire de certains qui se répandent et dont la faconde déborde bien inutilement pour combler le vide.

    Michel Piccoli nous a donc quittés à 94 ans. Une vie sacrément pleine et où pourtant rien ne dépasse… Il a joué les plus grands textes mis en scène par des metteurs en scène audacieux et inspirés, tourné avec des réalisateurs éclectiques, différents et passionnés.

    S’il ne devait en rester qu’un…

     

     

    Et pour finir… C’est quoi, Michel Piccoli ? (Arte, janvier 2017)

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  • Romain Gary : La Promesse de l’Aube (1960)

     

     

    Le 29 avril 1960, il y a soixante ans, paraissait le chef d’oeuvre de Romain Gary : « La Promesse de l’Aube ». L’auteur aux deux prix Goncourt et aux multiples identités se donnait la mort vingt ans plus tard, en 1980.

     

    Ce récit coïncide sur bien des points avec ce que l’on sait de l’auteur des « Racines du Ciel », et Romain Gary s’est expliqué là-dessus : « Ce livre est d’inspiration autobiographique, mais ce n’est pas une autobiographie. Mon métier d’orfèvre, mon souci de l’art s’est à chaque instant glissé entre l’événement et son expression littéraire, entre la réalité et l’œuvre qui s’en réclamait. Sous la plume, sous le pinceau, sous le burin, toute vérité se réduit seulement à une vérité artistique ».

    Le narrateur raconte son enfance en Russie, en Pologne puis à Nice, le luxe et la pauvreté qu’il a connus tour à tour, son dur apprentissage d’aviateur, ses aventures de guerre en France, en Angleterre, en Éthiopie, en Syrie, en Afrique Équatoriale… Mais il nous raconte surtout le grand amour que fut sa vie. Cette « promesse de l’aube » que l’auteur a choisie pour titre est une promesse dans les deux sens du mot : promesse que fait la vie au narrateur à travers une mère passionnée ; promesse qu’il fait tacitement à cette mère d’accomplir tout ce qu’elle attend de lui dans l’ordre de l’héroïsme et de la réalisation de lui-même.

    Le caractère de cette Russe chimérique, idéaliste, éprise de la France, mélange pittoresque de courage et d’étourderie, d’énergie indomptable et de légèreté, de sens des affaires et de crédulité, prend un relief extraordinaire. La suprême preuve d’amour qu’elle donne à son fils est à la hauteur de son cœur démesuré. Mais les enfants élevés par ces mères trop ferventes restent toujours, dit l’auteur, « frileux » de cœur et d’âme, et chargés d’une dette écrasante qu’ils se sentent incapables d’acquitter.

    Rarement la piété filiale s’est exprimée avec plus de tendresse, de sensibilité, et cependant avec plus de clairvoyance et d’humour. Et rarement un homme a lutté avec plus d’acharnement pour démontrer « l’honorabilité du monde », pour « tendre la main vers le voile qui obscurcissait l’univers et découvrir soudain un visage de sagesse et de pitié ».

    A redécouvrir d’urgence…

     

    Source : Gallimard

     

    Romain Gary : La Promesse de l'Aube

     

     

     

  • Le 11 Mai by Hubert

     

     

    Dans ma série de billets d’humeur devenue culte, « Hubert a des p*bip*ains de problèmes dans la vie », je souhaitais aborder aujourd’hui : Le 11 Mai.

     

    … Alors qu’hier après-midi, il faisait beau et chaud, je profitais de mon heure allouée pour promener mon chien. Ah non, je n’ai pas de chien, c’est vrai… Bon, reprenons. Je profitais de mon heure allouée pour faire un peu de footing… bah non, non plus, j’ai horreur de courir boudiné dans un pantalon de jogging et encore moins de devoir arborer cette tête hyper concernée par l’entretien de mon corps et de ses fonctions vitales. J’allais travailler, peut-être… Que nenni.

    Bon, je reprends… Alors que muni de mon attestation remplie, signée, certifiée sur l’honneur, croix d’bois, croix d’fer, si j’mens j’mange des vers de terre, je profitais de cette heure consentie pour faire un plein de courses et remplir à ras bord mon caddie de produits de première nécessité et de survie (principalement 16 paquets de papier essuyage de fesses triple épaisseur et parfumé au jojoba, 20 kilos de pâtes Barillazani et riz Oncle Benjamin, une palette de Choco BN, environ trois tonnes de yaourts en tous genres et fromage blanc au lait de cactus), tout cela en respectant un mètre de distance avec mes congénères dans la file d’attente, ainsi que partout dans les rayons, malgré le masque ffp3, les gants, la combinaison étanche, les lunettes et un comportement encore plus hostile et agressif envers mon prochain qu’en temps normal.

    Car oui, je vis à Paris et le Parisien a l’impression qu’est enfin arrivé le Jour J tant attendu où il peut montrer toute l’étendue de son talent, à savoir être une sacré tête de c*bip*n, mais en pire encore… Avant toute cette histoire de grippette qui aurait rencontré Hulk, ça n’était qu’une répétition, un entrainement, en perspective de ce fameux grand jour où il pourra enfin être un super gros co*bip*ard égoïste et l’assumer pleinement, eu égard aux circonstances. Quel bonheur !

    Mais ça n’était pas ça non plus, car j’avais déjà fait des courses la veille… Mon frigo et mes placards étaient pleins à craquer et je pouvais tenir ainsi aussi longtemps que tous les sièges d’Arras mis bout-à-bout. Bon alors, c’était quoi, au juste, la raison impérieuse qui pouvait justifier cette sortie ? Non rien, juste une petite ballade… Une simple marche tranquille sur les trottoirs de mon quartier, afin de respirer à pleins poumons un air moins chargé en particules fines et en gaz carbonique, entendre davantage les oiseaux qui chantent le printemps, sentir le soleil sur ma peau.

    Tout cela évidemment en prenant soin de m’écarter dès que je voyais un autre quidam comme moi arriver en face, tout en feignant de l’ignorer ; il l’a ? Il l’a pas ? Je ne sais pas pourquoi mais… mais je suis sûr qu’il l’a ! Je le sens ! Mais moi, d’ailleurs, l’ai-je ? Je ne sais pas, je n’ai pas encore été testé. Le serai-je un jour ? Et merde… Mais alors, comment va-t-on savoir ? Il n’en reste pas moins que tous ces potentiels contaminés, je ne pouvais m’empêcher de les regarder de manière suspicieuse, ces quelques rares passants qui me frôlaient pourtant… de bien deux mètres, m’sieur le commissaire ! Car j’étais même à deux doigts d’aller les dénoncer aux forces de l’ordre, pour qu’ils se prennent une prune à 135 euros dans leur face, tous ces fils de p*bip*e. Je suis sûr qu’ils trichent, comme moi. Salauds de confinés !

    Mais c’est alors que je me voyais soudain submergé par une vague de panique, de doute, de que sais-je encore, et me voilà rebroussant chemin, gravissant les marches quatre à quatre pour remonter chez moi, dans mon nid d’aigle ; le seul lieu sûr que je connaisse, finalement, cet idéal, ce bunker où je suis peut-être en train de vivre les derniers jours du monde. Haletant, je claque la porte et je m’enferme à double tour. J’ouvre mes placards et mon frigo, certes pour me rassurer, mais aussi pour évaluer combien de temps je peux tenir avant de devoir ressortir, slalomer entre les dangers potentiels, tandis que dehors, le Covid-19 choisit arbitrairement ses prochaines victimes (toi j’t’aime, toi j’t’aime pas, toi j’t’aime, non en fait, j’t’aime pas… allez, tiens, toi, toi, toi pis toi ! euh… moi ?)

    Pour faire un point précis sur ma situation, je me mets à compter très précisément le nombre d’objets dont je dispose dans mon bunker, dans le but d’évaluer au mieux la durée potentielle de mon autarcie culturelle… Avec mes milliers de DVD, auxquels on peut ajouter les fichiers de films qui attendent sagement sur mes nombreux disques durs externes ainsi que la flopée de séries en réserve (tiens, je pourrais me faire « L’Homme de Picardie » ?!), je calcule rapidement que je devrais pouvoir encore tenir comme ça jusqu’en 2029… Cette dernière pensée me rassure quelques instants, avant de muter insidieusement en vision cauchemardesque (à moins que ça ne soient les histoires d’écluses et Christian Barbier qui me foutent les boules, je ne sais pas…)

    Le confinement, confiner, confit… Cuisse de canard ?? Café, décaféiné, déconfinement… Je déconfine, tu déconfines, nous déconfinons, ils déconfinaient… Que je déconfinasse ? Un temps certain s’écoule avant que je parvienne à me calmer. je ferme les yeux et je relativise. Je me dis qu’il y a pire comme situation que la mienne, qui partage pour l’occasion ma quarantaine avec mon chat. Je pense à « celles et ceux » qui sont obligés de tenir le coup avec des personnes qu’ils ne supportaient déjà plus avant, mais qu’ils ne voyaient finalement que très peu dans une journée. Tous ces couples qui ne peuvent plus se blairer. Ces parents qui meurent d’envie de défenestrer leur progéniture… Oui, tous ces êtres mis pour la première fois dans un contexte inédit, seuls face à leurs pires travers, leurs plus grosses angoisses : les autres. Comme si d’un coup, toutes les pendules du monde se remettaient à l’heure et que les karmas sonnaient la fin de la récré…

    Heureusement, pour se rassurer et savoir où on en est, se succèdent sur les chaines d’information en continue, les mêmes spécialistes, les mêmes médecins, qui toutes les heures, et ça depuis le début de « ce petit pépin inopportun », viennent nous expliquer avec le plus grand des sérieux que tout est « blanc ». Le lendemain, les mêmes nous affirment désormais que c’est le « noir » qui prévaut. C’est alors que des fans du professeur Raoult, l’ayant confondu depuis le début avec Jeff Bridges période « Big Lebowski », viennent nous asséner  que ça n’est ni « blanc » ni « noir » mais plutôt « gris ».

    Là-dessus, v’la t’y pas que la porte-parole de notre cher gouvernement, Sibeth Ndiaye, pour ne pas la nommer, s’en mêle également ; une péronnelle utilisée comme pare-feu, qui vient nous gratifier de sa science infuse et de ses moues arrogantes, nous autres, sombres petites merdes fumantes, à qui on doit vraiment tout expliquer. D’ailleurs, à ce sujet, je me pose une question (en ces temps incertains, il nous vient à l’esprit de drôles de petits défis que l’on se lance à nous-mêmes…) : est-ce que je préférerais attraper le coronavirus (thiz iz ze rizzem of ze night, oh yeah !!) ou bien passer une seule journée dans le corps et l’esprit de la porte-parole de l’état (que ne nous envie pas le Sénégal, soit dit en passant…) ? Challenge intéressant, non ?

    Mais il nous reste un espoir ! Regardez dans le ciel ! It’s a bird ?!  No ! It’s a plane ?! No ! Superman ?! non plus, mieux ! It’s Emmanuel Macron (prononcez Immanouel Macwon) ! On se régale d’ailleurs de chacune de ses (loooongues…) interventions à base de prompteur et de mine contrite. On s’abreuve de ses mots qu’il aime tant prononcer en suivant à la lettre chaque phrase qui défile devant ses yeux vides, pour nous rassurer, nous cajoler. On se souvient du désormais célèbre « nous sommes en guerre », c’est la merde, c’est la chiasse, c’est pas d’bol, c’est pas moi c’est lui…

    Mais… Mais pourtant, tout est sous contrôle, Emmanuel a tout prévu ou presque, car à défaut de masques qui seraient tous partis sur la lune en 1969 avec les gars de la mission Apollo 11, de tests et d’idées, il nous dit que tout est néanmoins verrouillé et que même pas le petit Poucet ne sera laissé de côté, dans cette bataille qu’il livre seul contre l’ignoble virus ! Pardon ? Ah oui, avec bien-sûr aussi le personnel de santé qui file quand même un petit coup de main. Tous ces soldats apparemment prêts à mourir pour le général en chef Immanouel Macwon.

    Après le « nous sommes en guerre » scandé façon général Patton, avec en décor de fond un hôpital militaire sur le front de l’Est, le slogan super trendy est désormais « Le 11 mai »… Le 11 mai ! Le 11 mai… Le onzmèèè… Ça claque, ça pulse, ça déménage ! Je 11 mai, tu 11 mai, vous 11 mai… Que je 11 mai, 11 masse ?… 11 mai, le film (par les producteurs de « Youppie, tagada, tsoin tsoin !! »). 11 mai, The new Emmanuel Macron’s fragrance (prononcez fwaguince)… « 11 mai for her and him, Paris ». Le 11 mai, a new world, a new dimencheun (grosse voix de bande annonce de film américain)… Le 11, mais…

    … Oui bon, Emmanuel Macron, on l’aura compris, n’est définitivement pas Jupiter mais juste la lune, cet astre mort qui gravite autour de la terre (comme la France autour du monde). Cette lune qui nous fait entrevoir sa face pleine de cratères, sans atmosphère, mais autour de laquelle tous ces obscurs intermédiaires, experts, ministres et communicants (Pintard, Michonnet, Paimboeuf et Poulardin) lévitent en apesanteur. Allez, le 11 mai, fini le confinement, mais au-dessus de nos têtes, toujours et encore ces finement cons… Comme la lune ?

    Mais vous n’êtes pas obligés de me croire…

     

     

     

  • Luis Sepúlveda : « Raconter, c’est résister »

     

     

    « Raconter, c’est résister »… La vie de Luis Sepúlveda oscille entre ces deux actes, qu’il voulait aussi engagés l’un que l’autre. L’écrivain chilien, auteur du best-seller mondial « Le Vieux qui lisait des romans d’amour », est mort jeudi 16 avril du Covid-19, à l’âge de 70 ans.

     

    Il avait trouvé refuge à Gijon, paisible ville côtière des Asturies : vingt-trois ans que l’écrivain chilien y résidait avec son épouse, la poétesse Carmen Yanez, savourant ici plus qu’ailleurs, cette « tradition de lutte politique instaurée par les mineurs » et cet « esprit de fraternité » qui le rassérénait. Il rentrait d’un festival littéraire qui s’était tenu non loin de là, au Portugal, lorsqu’atteint d’une féroce pneumonie, le diagnostic est tombé, le 29 février dernier. A l’hôpital d’Oviedo, il a lutté pendant un mois et demi contre le coronavirus, avant de succomber à la maladie, jeudi 16 avril. Ce sera le dernier combat du révolutionnaire, qui avait arpenté d’autres terrains, autrement plus périlleux, minés ceux-là par les dictatures.

    De l’Espagne au Chili, on pleure « Le Vieux qui lisait des romans d’amour », titre de son premier succès planétaire, publié en 1992. Il n’était pas si « vieux », Luis Sepúlveda : il avait 70 ans. Et comme son héros, il avait vécu de bouleversantes découvertes : celle, dans sa jeunesse, de la forêt amazonienne et celle à ses vieux jours, de la lecture, puissant « antidote contre le venin de la vieillesse », assurait-il. Parce que « raconter, c’est résister », mantra emprunté au Brésilien Joao Guimaraes Rosa, des romans, il en écrira une vingtaine, traduits dans 50 langues et couronnés de prix, du Pégase d’or italien au prix chilien de la critique. En France, on l’avait nommé chevalier des Arts et des Lettres.

     

    La voix des oubliés

    Ses « romans d’amour », il les dédie d’abord à son pays, le Chili. Il a beau l’avoir quitté en 1977, contraint à l’exil, il ne perdra rien de son militantisme : menant des actions au sein de la Fédération internationale des droits de l’homme et portant dans ses romans la voix des oubliés. Toujours ces mêmes héros fragiles et vacillants, brisés par l’histoire et l’exil, des perdants ou des vaincus qui, épris de rêves collectifs, refusent la défaite. Leur destin, leurs combats et désillusions n’ont rien de romanesque : c’est son vécu qu’il nous conte, lui qui sera, comme tant d’autres, condamné et torturé par le régime de Pinochet.

    Sa peine ? Vingt-huit ans de prison en 1973, pour « trahison » et « conspiration ». Son crime ? S’être rangé du côté du président Allende, dont il appartenait à la garde rapprochée. On critique, dans ses romans, son sensationnalisme ? Il l’assume. Chez lui, ça fait partie du processus créatif : « Je suis entièrement ému par l’histoire que je raconte, j’aime être très fidèle à mes personnages, tomber amoureux d’eux, car je sais que le lecteur, en lisant, ressentira une émotion très similaire à ce que je ressens en écrivant. Pouvoir partager ses émotions et ses sensations, c’est ce qu’il y a de plus beau dans la littérature », confiait-il.

     

    Le sentiment de l’exil

    Le sentiment de l’exil, ce natif d’Ovalle, qui se disait « profondément rouge » et qui avait rejoint à 12 ans les Jeunesses communistes, l’a hérité d’un grand-père anarchiste qui avait fui avant lui l’Andalousie. Dans ses veines coulait aussi le sang d’un chef indien, auquel il dédiera un roman, « Histoire d’un chien Mapuche », pénétré par son esprit de rébellion. En 1977, Amnesty International le sort au bout de deux ans et demi des sordides geôles de Temuco. Pas question d’accepter en échange cet exil de huit ans en Suède ; il gagne les territoires reculés de l’Amérique du Sud : l’Equateur, d’abord, où il monte sa compagnie théâtrale, avant de s’immerger en 1978 dans la vie des Indiens Shuars, sur lesquels il scrute pendant un an pour l’Unesco l’impact de la colonisation.

    De ses recherches sur les ethnies, il découvre les idiosyncrasies régionales, « le plus grand trésor de l’esprit humain », dira-t-il. Et puis, le Nicaragua où en 1979, il passe à la lutte armée aux côtés des Sandinistes de la brigade Simon Bolivar. Depuis l’Allemagne où il devient grand reporter, il embrasse une autre cause : l’écologie. Et c’est à bord d’un bateau de Greenpeace, sur lequel il embarque dans les années 80, qu’il alerte sur les désastres qui menacent notre planète. Son Moby Dick à lui, ce sera cette « Histoire d’une baleine blanche » qu’il publie en 2019.

    Reste qu’au Chili, il n’y retournera qu’après la chute de la dictature. Dans son recueil « Histoires d’ici et d’ailleurs », il dévoile ce cliché, dont il ne s’est jamais séparé : celui d’une bande de gamins de La Victoria, banlieue pauvre de Santiago, qu’il s’était promis un jour de réunir. Avec l’avènement fragile de la démocratie, c’est un autre pays qu’il retrouve, ravagé par les macs qui charcutent les jeunes filles au scalpel et par ces parvenus de millionnaires, escroqués par des Madoff en série.

     

    La lutte contre le fléau de l’oubli

    Tout a changé, sauf les visages de ses camarades qui portent à jamais les stigmates de l’horreur. Le pire fléau ? L’oubli, pour ce révolutionnaire, habité par la nostalgie des combats d’autrefois, consacrés à la défense des idéaux et de ce temps qui ne sera plus. Dans « L’ombre de ce que nous avons été », il faut les voir, ces anciens militants de gauche, sexagénaires, prêts à renouer, 35 ans après le coup d’Etat de Pinochet, avec l’action révolutionnaire.

    Le secret des lendemains qui chantent ? Pour ce poète et conteur hors pair, il est dans notre capacité à croire aux rêves. Relisez donc son « Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler », fable enchanteresse, vendue à 5 millions d’exemplaires et adaptée au cinéma. Il l’a écrite avec le cœur et les tripes, pour toucher, amuser et faire réfléchir.

     

    Article © Audrey Lévy pour Marianne