Étiquette : Yves Saint Laurent

  • La jeunesse d’Yves Saint Laurent

     

     

    Yves Saint Laurent nous quittait le 1er juin 2008. On ne saura jamais vraiment qui était Saint Laurent, derrière ses robes, ses tissus, ses soirées, ses amants. Il était le héros d’un roman, de sa propre histoire… Un être de papier qui grâce à Pierre Bergé put devenir l’un des plus grands couturiers de l’histoire de la mode. En 2017, neuf ans après le disparition du créateur, deux musées éponymes ouvraient à Paris et Marrakech.

     

    Le 3 octobre 2017, plus de quinze années après la fermeture de la maison de haute couture, s’ouvrait le Musée Yves Saint Laurent Paris. Il occupe l’hôtel particulier historique du 5 avenue Marceau, là-même où naquirent durant près de trente ans, de 1974 à 2002, les créations de Saint Laurent. Sur plus de 450 m2, une présentation sans cesse renouvelée, alternant parcours rétrospectif et expositions temporaires thématiques, nous offre à voir la richesse du patrimoine unique conservé par la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent.

    Le musée rend compte aussi bien du génie du couturier que du processus de création des collections de haute couture. Mais plus qu’un simple lieu monographique, il se veut également le témoin de l’Histoire du XXème Siècle et d’une haute couture qui accompagnait un certain art de vivre aujourd’hui disparu.

    La scénographe Nathalie Crinière et le décorateur Jacques Grange, qui ont tous deux collaboré à de nombreux projets de la Fondation, ont repensé ses espaces d’exposition dans l’ambiance originelle de la maison de haute couture. Le Musée Yves Saint Laurent Paris est le premier musée de cette ampleur consacré à l’œuvre d’un des plus grands couturiers du XXème siècle à ouvrir ses portes dans la capitale de la mode.

     

    Le Musée Yves Saint Laurent Paris expose l’œuvre du couturier dans le lieu historique de son ancienne maison de couture, à travers un parcours rétrospectif et des expositions temporaires thématiques présentées successivement.

     

    En septembre 2018, le Musée Yves Saint Laurent à Paris mettait ainsi en lumière plus d’une soixantaine de dessins réalisés par le créateur lorsqu’il était encore adolescent, mais aussi des clichés exceptionnels. Ces oeuvres, pour la plupart inédites, reflètent la jeunesse d’Yves Saint Laurent, de son adolescence bercée par le soleil d’Oran à son arrivée à Paris en septembre 1954. On y découvrait également une série de clichés du créateur jeune, mais aussi des archives issues de ses voyages à Marrakech.

    Cette exposition fut une occasion en or de découvrir les débuts prometteurs d’Yves Saint Laurent, et notamment son intérêt pour les Arts, comme la littérature, le théâtre, le ballet et bien-sûr, la mode. Ces oeuvres, sondant toutes les passions du designer, préfiguraient l’émergence de l’un des couturiers français parmi les plus emblématiques.

     

     

    Yves Saint Laurent avec ses parents, Lucienne et Charles (1938) © Droits réservés

     

    Yves Saint Laurent, dans les années 1940 © Droits réservés

     

    Dessin d’Yves Saint Laurent, programme de collection de Paper Doll, entre 1953 et 1955. Musée Yves Saint Laurent Paris. © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Livre d’enfance, « Madame Bovary », d’après le roman éponyme de Gustave Flaubert, 1951. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Livre d’enfance, « Merlin ou Les Contes Perdus », d’après le roman éponyme d’Andrée Pragane, 1952. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Paper Doll Bettina et trois vêtements de sa garde-robe, 1953. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Croquis de costume (non réalisé) pour Madame de Vermont, dans la pièce « La Reine Margot », d’après le roman éponyme d’Alexandre Dumas, 1953. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Croquis de décor (non réalisé) pour La chambre de la Reine de Navarre dans la pièce « La Reine Margot », d’après le roman éponyme d’Alexandre Dumas, 1953. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Croquis de costume (non réalisé) pour la pièce « Sodome et Gomorrhe » de Jean Giraudoux, 1951. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Croquis de costume (non réalisé) pour La Reine dans la pièce « L’Aigle à Deux Têtes » de Jean Cocteau, 1951. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Croquis de décor (non réalisé) pour le ballet « Les Forains » d’Henri Sauguet, 1951. Musée Yves Saint Laurent Paris © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Tous droits réservés

     

    Yves Saint Laurent à Marrakech © Pierre Bergé

     

    Pierre Bergé et Yves Saint Laurent à Marrakech, 1977 © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Guy Marineau

     

    Yves Saint Laurent à Marrakech © Pierre Bergé

     

    Pierre Bergé et Yves Saint Laurent au Château Gabriel © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Guy Marineau

     

    Yves Saint Laurent, Anne-Marie Muñoz et Pierre Bergé, 1977 © Fondation Pierre Bergé & Yves Saint Laurent / Guy Marineau

     

     

     

  • Yves Saint Laurent vs Saint Laurent

     

     

    Saint Laurent toujours, Saint Laurent for ever…

     

    Revenons sur deux films sortis à quelques mois d’intervalle en 2014. Si le premier s’est offert de beaux chiffres au box office, en ayant reçu au préalable la bénédiction de Monsieur Bergé, pour au final un rendu bien lisse et une réalité corsetée et servile, le deuxième, en revanche, déjà conspué alors que son tournage n’avait même pas encore démarré, proposait une vision du couturier, de sa vie et de son œuvre, plus viscérale et incandescente. Même s’il fut préféré par la presse, le film sera toujours évoqué en deuxième position, et finira par être un échec public.

     

    « Yves Saint Laurent » de Jalil Lespert

     

    Si on n’a jamais vu le magnifique documentaire de Pierre Thoretton, « L’Amour Fou », dont ce « Yves Saint Laurent » reprend sans vergogne aucune toute la trame, ou lu le livre d’Alicia Drake, « Beautiful People », peut-être alors trouvera-t-on un intérêt tout relatif au premier film de Jalil Lespert.

    Pédagogique dans sa forme, de facture digne d’un téléfilm de luxe de France 2, ce premier film sorti en salle, consacré au plus célèbre des couturiers français, s’évertue à empiler sagement les différents épisodes clés de la vie et la carrière de Saint Laurent. Les évènements se suivent et sont égrenés dans une cadence métronomique. Tout est en ordre, rangé dans des tiroirs, des compartiments, et rien ne dépasse.

    Pierre Niney singe plus le génie de la mode qu’il ne l’incarne réellement. Il ne réinvente définitivement pas Saint Laurent et ne cherche pas plus à se l’approprier. Il se contente juste de restituer des motifs, ce que l’on connaît en fait de cet homme au travers des images télé ou divers autres documents. Certes, il y a la voix, les manières, les attitudes, les gestes, mais cela ne procure rien d’autre que le contentement du spectateur ébloui par l’imitation parfaite d’un perroquet. « Yves Saint Laurent » n’offre aucune possibilité de rêver ou de s’abandonner. On reste à distance de ce ballet d’ombre.

     

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    « Saint Laurent » de Bertrand Bonello

     

    L’angle que choisit Bertrand Bonello pour aborder « son » Saint Laurent est forcément plus casse-gueule. En essayant de pénétrer la psyché du couturier, le réalisateur de « L’Apollonide » s’évite ainsi tout l’aspect biographique et distant vis-à-vis des personnages. On est là dans la tête du génie névrosé et c’est donc de son point de vue que l’on traverse ce film si organique.

    Nous voici dans les 70’s, soit la décennie la plus riche en événements et en créativité. C’est aussi une époque durant laquelle le fameux trio « sexe, drogue et rock’n’roll » n’a jamais aussi bien été représenté.

    L’autre idée géniale du film est de ne pas tenir compte d’une quelconque chronologie. Dans la deuxième partie, on fait des allers retours permanents entre les derniers jours de Saint Laurent et ses années fastes. Elégante façon de signifier que Saint Laurent et son oeuvre perdureront longtemps après sa disparition.

    « Saint Laurent », outre son souci de nous distiller des informations factuelles sur Yves Saint Laurent, se permet aussi des embardées baroques, tant Bertrand Bonello n’oublie jamais qu’il fait surtout et avant tout du cinéma. Il emprunte donc à Visconti, sans doute l’un des réalisateurs les plus proustiens de son temps (« Le Guépard », « Mort à Venise », « Les Damnés », « Rocco Et Ses Frères »), un de ses acteurs fétiches, mais aussi ses questionnements sur le temps et ses formes.

    Dès l’ouverture du film de Bertrand Bonello, on voit un homme de dos, fluet mais à l’allure élégante, entrer dans un hôtel pour se diriger jusqu’à la réception où il dit avoir réservé une chambre. Lorsque le concierge lui demande sous quel nom la chambre a été retenue, l’homme que l’on découvre enfin de face, avec ses lunettes à monture d’écaille et à l’attitude éthérée et timide prononce juste  « Swan », le nom du célèbre personnage de « La Recherche Du Temps Perdu » de Marcel Proust, écrivain cher à Saint Laurent. Le réalisateur de « L’Apollonide » exprime ainsi immédiatement ce qu’était Saint Laurent, sa psyché, sa force et ses faiblesses. D’une élégance tenue jusqu’au bout, « Saint Laurent » est le film ayant su capter l’âme d’une époque, son énergie vénéneuse et puissante.

     

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    On ne saura jamais vraiment qui était Saint Laurent, derrière ses robes, ses tissus, ses soirées, ses amants. Il était le héros d’un roman, de son histoire. Un être de papier qui grâce à Pierre Bergé put devenir l’un des plus grands couturiers de l’histoire de la mode.

     

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    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images

     

     

     

  • Rétrospective Irving Penn au Grand Palais, à partir du 21 septembre

     

     

    Irving Penn est mondialement connu pour ses portraits de personnalités et ses photos de mode réalisés pour le magazine Vogue. Le photographe américain, décédé en 2009, est à l’honneur au Grand Palais, à Paris, jusqu’au 29 janvier 2018. Pour cette rétrospective consacrée à l’artiste, 235 tirages ont été réunis, qui couvrent soixante-dix ans d’une carrière marquée par l’éclectisme.

     

    Si ses portraits ont fait le tour du monde, Irving Penn est aussi le photographe de sublimes natures mortes, de nus surprenants, ou de mégots de cigarette qu’il rend étonnement poétiques. L’exposition au Grand Palais montre ainsi toutes les facettes de son travail. Irving Penn, l’homme des portraits, photographie aussi bien les inconnus que les stars. Représentants des petits métiers parisiens, Indiens de Cuzco, femmes du Bénin ou personnalités en vue posent en studio, tous devant le même rideau acheté à Paris en 1950. C’est le cas notamment du jeune Yves Saint Laurent…

     

     

    « Yves Saint Laurent vient tout juste d’être désigné comme le successeur de Christian Dior à la tête de la maison Dior. C’est donc un inconnu dont on ne connait pas encore la personnalité. Irving Penn va saisir immédiatement, comme on le voit sur son portrait, à la fois cette fragilité physique et en même temps, dans ce regard, cette détermination qui est le signe d’un grand artiste qui a un programme en tête et qui va mettre en oeuvre ce programme. Il est d’ailleurs frappant de voir comment Penn se focalise sur le regard de ses personnages. » (Jérôme Neutre, Commissaire de l’exposition)

     

    Irving Penn, qui réalise la même année, en 1957, un incroyable portrait de Picasso, saisissant dans son seul oeil droit la vérité de l’artiste, explore l’âme, mais aussi les corps, avec sa série sur les nus réalisée en 1950 et demeurée inconnue jusqu’en 2002. Le photographe plasticien montre les corps, sans tabou.

     

     

    « Ces nus, il faut les imaginer comme des morceaux de corps féminins, très en chair, avec une « végétation pubienne » fournie, comme disait Irving Penn, ce qui dans l’Amérique puritaine de la fin des années 40, début des années 50, n’est pas du tout évident à montrer. Et le cadrage des corps sur ces clichés, qui nous font plus penser à des sculptures qu’à des photos de pin up… Avec un travail plastique extrêmement innovant, osé et radical, notamment en décolorant les photographies noir & blanc, de façon à rendre ces corps quasiment d’albâtre. On a l’impression de voir du marbre sculpté, dans la blancheur diaphane de ces corps. » (Jérôme Neutre, Commissaire de l’exposition)

     

    L’exposition qui est consacrée à Irving Penn au Grand Palais se referme avec la dernière photo prise par l’artiste en 2007 : une cafetière napolitaine, devenue œuvre d’art par la magie de son regard…

     

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    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] The Irving Penn Foundation

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Irving Penn au Grand Palais

     

     

     

  • Karl, Chanel… et Yves

     

     

    1983, un certain Karl Lagerfeld investit les murs de l’une des plus vieilles maisons de Haute Couture françaises, Chanel. Avec ce nouveau directeur artistique, cette institution moribonde rêve de retrouver de sa superbe d’antan, voire même de rajeunir.

     

    Cet ancien grand ami d’Yves Saint Laurent, qui vient d’être engagé par la famille Wertheimer à qui appartient cette maison depuis 1954, tient ici peut-être sa revanche sur celui qui l’a toujours dépassé en tout point. Une rivalité qui existe depuis leur première rencontre, à l’aune de leurs carrières respectives et qui lie les deux hommes, comme un étrange sortilège où s’entremêlent estime, jalousie, respect et amants partagés.

    Même après le faste des années 70 et la flamboyance de ses collections, Yves Saint Laurent reste encore l’ultime référence dans ce milieu d’exception et est considéré par tous comme un génie absolue. Karl Lagerfeld, quant à lui, dont le parcours créatif a été plus laborieux, ne semble posséder que le talent.

    Néanmoins, cette pureté et cet état de grâce fragile, instable, suspendu au-dessus de Saint Laurent, ont toujours eu besoin de Pierre Bergé pour être canalisés, contenus et exploités. Saint Laurent, aussi génial qu’il put être comme créateur et magicien des femmes, restait aussi ce styliste, ce modéliste en blouse blanche qui travaillait toujours à l’ancienne, prisonnier de son statut, accaparé uniquement par cette fonction de devoir renouveler des collections les unes après les autres, année après année, sans conscience réelle de ce que cela représentait.

    Lagerfeld, plus pragmatique et plus visionnaire, a toujours peu laissé de place au hasard ou à une quelconque magie. Travailleur acharné, méthodique et opiniâtre, il savait que son heure viendrait un jour, forcément. Tout ce savoir et cette culture amassée, ces différentes expériences au fil des années, allaient bientôt être payants. Avec l’entité Chanel qu’on lui mettait entre les mains, c’était là une opportunité inespérée de pouvoir enfin concrétiser tout ce qui avait échoué jusqu’à présent, avec ses différents projets avortés. Un laboratoire et une rampe de lancement.

    Yves Saint Laurent a connu le succès et les éloges dès le début de sa carrière, d’abord brièvement chez Dior, avant d’être remercié par Marcel Boussac, puis avec sa propre maison créée sous l’impulsion de Pierre Bergé. Saint Laurent – Bergé, une alchimie rare et ce don de pouvoir tout transformer en or. La marque, représentée par ce célèbre logo composé des trois initiales Y S L entrelacées, était devenu un symbole qui exprimait aussi bien le luxe, que la France et l’exception.

     

    Mais des Saint Laurent, il n’y en a qu’un par siècle, voire aucun…

     

    Lagerfeld, quant à lui, n’arrivera jamais à obtenir la moindre reconnaissance ou un quelconque engouement juste avec juste son nom sur une étiquette. Toutes ses tentatives de collections, de sa propre initiative et à différentes époques, se sont toujours soldées par des échecs ou ont été confrontées à une indifférence polie.

    Mais faisons un bon en arrière jusqu’en 1955. Karl Otto Lagerfeld est remarqué par Pierre Balmain à un concours, en y terminant d’ailleurs ex-equo avec Yves Saint Laurent. Le célèbre couturier de la rue François 1er propose à ce jeune homme brillant d’origine Allemande de l’assister dans son travail et ses réalisations. Lagerfeld comprend et apprend vite les rouages du métier, les rapports entre les gens, les attentes de la clientèle. Il observe et ne laisse rien de côté, jusqu’au plus petit détail, jusqu’au moindre petit rôle, tout ce qui constitue les arcanes d’une maison de couture. Brûlant les étapes grâce à son caractère émancipé et volontaire, il se voit confier quatre ans plus tard le poste de directeur artistique de la Maison Patou. Une maison de haute couture à l’ancienne, avec ses rites et ses habitudes d’un autre temps, où Lagerfeld se sentira vite à l’étroit. Il y apprendra cependant la rigueur et le sens du détail.

    Quand d’autres stylistes ambitieux et forts des expériences vécues dans les grandes maisons de couture, choisiraient alors de continuer logiquement leur ascension comme on ambitionnerait l’Everest, Karl lui choisit plutôt d’emprunter des chemins plus modestes. Comme par exemple, après avoir manié l’organdi et la crêpe de soie, préférer se concentrer sur des collections de vêtements de prêt-à-porter destinées à des grandes enseignes en France, en Italie, en Allemagne ou même au Japon. Comprendre le métier, tous les métiers de la mode de A à Z… C’est avec la maison Chloé en 1963 qu’il décide de renouer avec le luxe, en y créant toute une gamme de bijoux fantaisie et des collections de prêt-à-porter couture.

    C’est aussi une époque en pleine ébullition. La mode longtemps restée statique se mue sous l’impulsion d’une nouvelle génération de stylistes tels que Paco Rabanne, Pierre Cardin ou André Courrèges, dont la démarche est en parfaite adéquation avec les nouveaux courants de pensée libertaires de l’époque. La révolution des mœurs et des idées contestataires est devancée par leurs vêtements aux formes radicales et aux matériaux modernes voire futuristes. Cette refonte passe aussi par une démocratisation du luxe et l’idée que le chic et l’allure doivent être à la portée de tous.

     

    Yves Saint Laurent qui ronronne dans sa maison de Haute Couture va se saisir de cette opportunité et proposer très vite une ligne de prêt-à-porter à prix plus abordable. En surfant ainsi sur le prestige de son nom et de son savoir faire, ses collections vont s’exporter partout dans le monde. C’est un carton plein.

     

    Dans son coin, Lagerfeld reste à l’affût, observant scrupuleusement la société en pleine mutation qui ne cesse de changer. Il constate également impuissant l’ascension inexorable de celui qui vient d’être de nouveau acclamé, cette fois-ci pour ses robes-trapèzes Mondrian, et enrage silencieusement de n’être toujours qu’un prête-nom. Est-ce par frustration ou par manque, ou pour un idéal qui semble s’éloigner à chaque fois qu’il avance vers lui, que Lagerfeld multiplie les collaborations comme styliste ou designer, comme avec Fendi ? La marque italienne lui laisse une liberté totale et lui accorde une confiance sans borne pour en changer à sa guise l’esprit, en commençant par son logo qu’il redessine lui-même, avec ces deux F encastrés que l’on peut voir sur tous les sacs à main ou les escarpins qui se vendent dans le monde entier depuis 50 ans.

    En ce début des années 80, Chanel n’a plus de prestigieux que ses parfums. Le nom associé au N°5, best-seller incontournable de la parfumerie, reste malgré tout magique, et à sa simple évocation, les yeux brillent. Lagerfeld accepte ce nouveau défi, qui sera de superviser l’ensemble des collections Haute Couture, prêt-à-porter et accessoires, sans en mesurer encore l’ampleur de la tâche et de l’attente. Il s’agit surtout pour lui d’une question d’amour propre, de prestige et d’orgueil, en sachant qu’il met aussi les pieds dans une prison dorée.

    Avec son sens inné et précurseur du marketing et de la communication, il va rapidement réaliser tout le potentiel qui dort derrière cette simple enseigne et qui dépasse de très loin par sa simple évocation le prestige des autres noms avec lesquels il a collaboré jusqu’à présent. Cette place dans la lumière, il va peut-être enfin pouvoir y accéder, en vampirisant la marque de l’intérieur pour y graver son empreinte durablement. Force est de constater que 39 ans plus tard, Chanel c’est Karl Lagerfeld et Karl Lagerfeld est Chanel.

    Mais revenons au tout début de cette aventure exceptionnelle. En se voyant conférer les pleins pouvoirs et une latitude totale, celui qui arbore déjà à l’époque un catogan va consciencieusement dépoussiérer cette maison située au 21 de la rue Cambon, fondée en 1910, et ce pièce par pièce, objet par objet.

     

    Car finalement, l’esprit Chanel, c’est quoi ?

     

    Des cardigans en jersey et tweed à boutons dorés, de nombreux emprunts à une mode militaire prussienne et masculine, des cabans, des pantalons taille haute, des tailleurs sans col, les célèbres petits sacs matelassés avec leurs chaînes dorées entrelacées de cuir et leurs deux C dorés croisés, un esprit minimaliste et sans exubérance, toute l’influence d’une mode garçonne typique des années 20. Tout ce que Madame Chanel à son époque avait créé comme nouveaux codes vestimentaires émancipateurs, mais devenus aussi avec le temps des artefacts, des chaînons manquants dans l’évolution de la mode.

    Ce nouveau directeur artistique est surtout choisi pour redonner à cette maison, à défaut d’une âme, une ambition, une place privilégiée dans le monde de la mode. On a suivi son parcours et constaté les petits miracles qu’il a obtenus chez les concurrents chez qui il a pu officier précédemment.

    Karl Lagerfeld va donc d’abord digérer toute l’œuvre de la femme au collier de perles, car il sait qu’on attend de lui qu’il restitue l’éclat d’antan à cette maison, comme le ferait un faussaire. Un travail servile, soigné mais sans éclat. Juste de quoi satisfaire de riches et vieilles Américaine nostalgiques. Heureusement, Lagerfeld a appris tout au long de son parcours initiatique que la mode est amnésique. Car son projet est en vérité beaucoup plus ambitieux. C’est à une métamorphose qu’il songe plutôt, mais qui ne se fera pas non plus du jour au lendemain. Lagerfeld n’est ni fou ni téméraire. Il est méthodiste et allemand accessoirement.

    Discipliné, la première collection qu’il présente est un hommage circonspect à tout ce que cette maison de couture a pu proposer de plus acclamé. Il pioche dans les modèles les plus représentatifs imaginés par Gabrielle Chanel, ainsi que dans certains accessoires iconiques. En élève appliqué, il passe le test du premier défilé sans une faute de goût. Et la bourgeoise se pâme… Karl fait des baisemains et des ronds de jambe, et badin, joue le jeu.

    La révolution se fera en douceur, par étapes, en gommant progressivement les aspects « mémère » de l’esprit Chanel et en poussant juste certains détails vestimentaires. Il teste au fur et à mesure les réactions à cette réforme qui a pour but d’évacuer à terme les archétypes et certains gimmicks encombrants et obsolètes. Alors on commence à voir des baskets dans un défilé, des combinaisons de moto nippées les unes aux autres, puis un blouson en cuir, des cuissardes. Des matériaux nouveaux tels que le denim utilisé pour l’un de ses fameux cardigans sans col.

    Pas un vêtement, un accessoire, un élément qui cependant ne ramène pas au premier coup d’œil à cet esprit Chanel. Astucieux, ludique, comme une musique constituée de samples, ces échantillons de morceaux connus que l’on utilise pour être greffé sur une autre création originale. Lagerfeld fait de même avec, par exemple, les deux C croisés qui deviennent du métal ou de l’or avant d’être montés sur un bracelet en cuir ou une ceinture. Chanel devient logo et Chanel devient alors terriblement cool.

     

    L’une des principales forces de Karl Lagerfeld, constitutives de son talent, c’est qu’il peut sans difficulté s’adapter aux différentes époques qu’il traverse.

     

    Epoques qu’il comprend et qu’il assimile à chaque fois, grâce à la connaissance de tout ce qui les compose, que ce soit culturel, populaire et politique. Il vit pleinement le présent et déteste ressasser le passé, tout en ayant déjà un pied dans l’avenir. En ce sens, c’est aussi l’exact contraire de ce qu’était Saint Laurent, qui lui ne supportait le présent que grâce au passé, comme échappatoire et comme source vitale essentielle. Il aimait s’entourer et vivre parmi les antiquités, les objets anciens. L’avenir le terrorisait. D’une lente et moelleuse mélancolie proustienne, il glissa jusqu’à sa mort avec la dépression.

    De son côté, Lagerfeld ne laisse rien au hasard. Il se nourrit du présent et de chacune de ses nouveautés. Au début des années 90, il va anticiper ce que la société deviendra ensuite et sait déjà comment utiliser le pouvoir de l’image et de la communication, deux concepts qui vont bientôt prendre une place inédite dans nos sociétés. Chanel ne sera pas qu’une marque de vêtements de plus, s’adressant à des femmes fortunées. Lagerfeld va lui donner du sens, une direction, et au lieu de se contenter d’un succès mondial, il va peu à peu pousser toujours plus loin les expériences et les concepts. C’est tout un univers cohérent qu’il va mettre en place, en commençant par des défilés monstres, conçus comme d’énormes happenings organisés au Grand Palais, qui vont refléter l’époque et sa démesure, sans occulter la vacuité de la mode et de ce qu’elle représente dans l’inconscient collectif. Avec d’énormes moyens engagés, ces shows sont aussi des forces de frappe stratégiques et financières qui subjuguent, humilient et écrasent toute concurrence.

    Au delà du spectacle et de son premier degré, Lagerfeld se joue d’un monde de luxe hypertrophié à la limite de la rupture, parfois beau mais trop souvent vaniteux, mégalo jusqu’au grotesque, jusqu’à l’écoeurement. Lui-même tourne sur la piste de ce cirque baroque, en devenant progressivement un concept, une abstraction, une icône pop déclinée sur tous supports, dessinée, reproduite, facilement identifiable, immuable et totalement en phase avec l’époque. Lagerfeld a dépassé toutes ses espérances. Il est devenu tout simplement l’incarnation de la mode. Etrange paradoxe, cependant, pour quelqu’un à l’égo-trip surdimensionné qui peut en même temps dépenser tant d’énergie, abattre un tel travail, et finalement donner autant de sa vie pour une maison qui a existé avant lui et qui existera sûrement après.

    Karl Lagerfeld est bel et bien un paradoxe, ne souhaitant pas être scruté de trop près et ne se prêtant à aucune analyse. Il a toujours brouillé son image, au point de mentir sur sa date de naissance. Il a changé maintes et maintes fois d’aspect jusqu’à celui que nous lui connaissons aujourd’hui, depuis qu’il a entamé ce régime draconien qui lui permit de perdre une quarantaine de kilos, devenu ainsi cet étrange personnage autant reflet que fantôme, enfin débarrassé de toute contingence liée à un âge ou à un quelconque repaire temporel.

    Il est devenu une œuvre parmi ses œuvres, ce mutant protéiforme dont l’image iconographique qu’il s’est lui-même créée est indissociable non seulement de la maison dont il est l’ambassadeur, mais aussi de la mode en général et de ce qu’elle représente dans l’inconscient collectif. Celui qui peut concevoir des robes vendues des milliers d’euros mais aussi des vêtements éphémères pour H&M.

    Et cette revanche alors, qu’il a finalement assouvie in extrémis au détriment de son vieil ami Yves, aidé en cela par l’érosion du temps et la lassitude ? Il ne s’en souvient plus… Car il est si loin, ce temps d’une mode ultra codifiée, avec ses repaires stricts et tellement vains. Aujourd’hui, Chanel est un empire tout aussi puissant, si ce n’est plus, que l’identité Saint Laurent ; le double C croisé de son logo possède la même force d’évocation que la tour Eiffel sur un T-shirt, et bien plus identifiable désormais que les trois lettres Y S L.

    Rétrospectivement l’univers de Saint Laurent reste fort, tenu par quelque chose de mystique et de grand. Et Lagerfeld n’est pas dupe… Il sait que dans 50 ans, ce qu’il a entrepris, créé et propagé ne sera plus qu’une vague anecdote dans l’histoire de la mode,  comme un ultime pied de nez warholien.

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Dévoreur Hubertouzot

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images

     

     

     

  • Jean-Paul Gaultier et la parenthèse enchantée

     

     

    Il y a un an précisément, au Grand Palais, se célébrait non sans un certain sens du solennel la carrière de Jean-Paul Gaultier, bien que toujours en vie. A cette occasion, on exposait certaines des créations les plus marquantes de sa carrière, qui n’est pas encore terminée, je suppose. De la robe en toile cirée en passant par les seins coniques pour Madonna, jusqu’à la fabuleuse robe haute couture commençant en marinière pour devenir un éblouissement fait de plumes, cette démonstration tournait pourtant un peu à vide. En vulgarisant et en expédiant ainsi quelques modèles sélectionnés, on nous faisait oublier qui était réellement Jean-Paul Gaultier, avant d’être un habilleur mondain pour icones de la pop-culture.

    A la manière d’une visite au musée, les visiteurs, après de longues heures de queue, avaient enfin le loisir de contempler, dans un environnement sombre et étudié, des œuvres qui pourtant n’avaient pas trente ans d’existence. Etrange paradoxe, en l’espèce, que de venir contempler de très près des pièces conçues sur une période de quinze années, comme on viendrait se recueillir devant des antiquités babyloniennes retournées de ces mondes à tout jamais perdus. Très peu de couturiers ont pu connaître de leur vivant pareils honneurs. Le génial Yves Saint Laurent, peut-être, dans les années 90, au Louvre et dans une salle extérieure, mais dans une bien moindre mesure. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois mort qu’il aura finalement droit à sa grande exposition, mais « seulement » au Petit Palais…

    Cette exposition Gaultier a donc été conçue avant tout pour l’exportation. Avec son tapage médiatique, on y décelait en fin de compte surtout le principe de la jolie vitrine faite pour nous vendre ensuite des livres et des produits dérivés estampillés aux rayures et aux nom et prénom du créateur, en alignement asymétrique. Misère de notre temps où l’on récupère tout pour le mettre dans des boîtes. Et comble de l’ironie pour celui qui a dépoussiéré la mode en France, en se jouant des codes et des différents niveaux de hiérarchie pour évoquer le luxe et le style, avec un premier parfum sorti dont le packaging était une boîte de conserve.

    Jean-Paul Gaultier apparaît au début des années 80, comme un lapin qui sort d’un clap, au milieu d’un champ de bataille moribond et venteux, après ses passages studieux au sein des maisons Cardin et Jean Patou. Le premier, connu en son temps, au début des années 60, pour ses innovations, à l’instar de Courrèges et Paco Rabanne, et le deuxième pour sa haute couture et ses fourrures, son savoir faire et le prestige d’une grande maison parisienne d’avant-guerre. Jean-Paul Gaultier gardera de ces expériences un goût prononcé pour l’innovation, le détournement des codes, mais aussi une précision sans faille dans la modélisation et la connaissance parfaite du vêtement.

    Dans cette période post-Punk, avec cet esprit épingle à nourrice, motif écossais et godillots militaires qui nous vient tout droit de Londres, et qui le caractérise rapidement, le jeune homme à la brosse peroxydée en utilise les principaux motifs pour se lancer et affiner son propre style. Fort d’une première collection et d’un défilé qui remportent un grand succès critique, mais pas commercial, il devra tout de même attendre l’aide du groupe financier Japonais Kashiyama pour s’épanouir et donner la pleine impulsion à son imagination et son audace, ses principaux partenaires pendant toute la décennie qui allait suivre.

    Après dix longues années de pattes d’éph et de chemises col pelle à tarte, le vêtement se radicalise et tout se rétrécit à nouveau. Ouf… Renoma, une célèbre marque de prêt à porter tient le haut du pavé depuis les années 60, mais n’arrive plus à suivre la tendance de la rue, à l’orée de cette décennie qui s’ouvre avec la crise, le sida et François Mitterrand. Place donc à une nouvelle génération de jeunes gens audacieux, nourris au punk, aux multi-références culturelles et biberonnés aux slogans émancipateurs. Il y a bien aussi Kenzo, déjà dans la place, et ses quelques innovations, mais qui restent bien sages et complexées car trop assujetties à la toute omniscience d’Yves Saint Laurent qui règne sans partage sur la mode en France et dans le monde. Le maître de la Couture de la Rive Gauche, qu’elle soit Haute ou bien prête à porter, reste indéboulonnable et les bourgeoises et autres happy fews de l’époque ne respirent que pour ce couturier aux célèbres lunettes et à la voix surannée.

    Les grandes maisons d’antan, Dior, Balenciaga, Guy Laroche, Balmain, Givenchy, Chanel ou bien encore Jean-Louis Scherrer sont toutes à l’agonie. N’ayant voulu tabler que sur de la Haute Couture, les salons d’essayage de l’Avenue Montaigne paraissent bien vides dans ces années-là, si ce n’est encore quelques commandes passées par de riches épouses d’armateurs grecs, ou bien des licences pour ceinturons ou chemises ici et là. Mais c’est surtout avec la parfumerie que toutes ces maisons jadis prestigieuses parviennent à sauver les meubles.

    Le concept de « Créateur » viendra en fait du Japon dès 1978, avec deux noms qui émergent, Rei Kawakubo et sa marque Comme des Garçons, et Yohji Yamamoto. Tous deux présentent leur première collection à Paris en 1980. Issey Miyake, quant à lui, déjà dans le circuit depuis 1973 au Japon, bénéficiera de cette ouverture pour venir proposer ses savants plissages à la capitale française. Ce qu’on appellera l’« antifashion », avec cette approche plus cérébrale du vêtement, va remettre en perspective tout l’édifice de la mode. Porter du beau, oui, mais cette fois-ci avec du sens…

    D’ailleurs, le mot « Mode » n’aura plus vraiment de légitimité avec cette façon de redéfinir l’habillement, puisque malgré les obligations commerciales et les délais qui incombent pour livrer en temps et en heure les dites collections, ces vêtements proposés ne sont plus l’histoire d’une saison, voire même destinés à un homme ou à une femme. Ils sont tout bonnement des pièces avec leur propre histoire, leur propre cheminement, et porter tel ou tel vêtement devient pour celui qui l’acquiert plus qu’un code ou une appartenance sociale.

    Avec des silhouettes le plus souvent noires ou bleu marine, ces grandes chemises de popeline de coton blanches aux formes destructurées, assymétriques, savantes, ces vestes, ces robes aux volumes étonnants, ces touches de rouge parfois cinglant l’ensemble, la révolution viendra donc bien du pays du Soleil Levant…

    Jean-Paul Gaultier va ainsi arriver dans ce sillage, accompagné aussi de trois autres grands noms qui vont marquer les années 80 : Claude Montana, Thierry Mugler et Azzedine Alaïa. Quatre griffes qui en France vont faire frémir pendant dix ans au moins les attentes des fashion addicts.

    Si les trois homologues de Gaultier ont une vision de la femme quelque peu fantasmée, avec tout ce que l’on se rappelle des années 80, les vestes taille de guêpe hypra épaulées chez Montana, par exemple, arboreront des arrondis goldorakesques. Quand Mugler préfèrera les épaules en angles et les silhouettes louchant entre la pin-up 50′ et des courbes insectoïdes, Alaïa accentuera une femme hyper féminine tout droit sortie d’un compte médiéval austère et sexy à la fois.

    Une marque comme Marithé & François Girbaud, jusqu’ici confidentielle, va se servir de ce tremplin et l’engouement nouveau pour la « mode autrement », pour revenir aussi au devant de la scène avec ses métamorpho-jeans et ses premières collections capsules.

    Quant à Gaultier, il est le plus remarquable des trois, le plus ingénieux, celui qui maniera humour, désinvolture en même temps que savoir-faire et amour du travail bien fait. Jean-Paul Gaultier ne va donc pas chercher coûte que coûte, comme Montana et Mugler, à idéaliser une femme en la rendant fétichiste, futuriste et ultra sexuée. Non, lui va proposer beaucoup plus que ça…

    Il y a de l’humilité dans la démarche créative de Jean-Paul Gaultier. Il cite, il égrène ses souvenirs, ce qu’il a vu, vécu, aimé, et il les restitue, en les passant par son prisme personnel. Des créations diffractées, toutes à la fois drôles, enjouées et mélancoliques. Des silhouettes fortes, inédites et belles, qui offrent aux femmes beaucoup plus d’affirmation encore, un travail qui fut commencé en son temps par Saint Laurent, et pour les hommes, une féminisation audacieuse, ludique et une façon de porter un vêtement qui n’est plus juste qu’un uniforme sociétal.

    Le succès est assez immédiat, car c’est sûrement Gaultier qui correspond le plus à son époque. Chacun de ses paris est pertinent, même s’ils ne remplissent qu’en partie leur mission, comme la fameuse jupe pour homme qu’il sera le premier à oser faire porter par ses mannequins homme sur les podiums.

    Une boutique s’ouvre Rue Vivienne, avec des téléviseurs dans le sol sur lesquels des défilés passent en boucle. Quelque chose de magique s’opère. Pour tous ceux qui ont toujours ressenti de l’excitation à la simple évocation du vêtement et des créateurs, rentrer dans cette boutique et découvrir les pièces reconnaissables à leur petite languette en haut, c’est un véritable enchantement. Et Jean-Paul Gaultier, c’est le plus « créateur » de tous, le plus galvanisant…

    Cette manière de travailler les imprimés, les coupes inimitables, la sophistication de chaque silhouette, avec cette manière de porter des vestes hyper-contrées à col châle avec les épaules tombantes, les pantalons extra-larges qui montent au dessus du nombril, des rangers revisitées à bout cubique, broderie et dentelle qui se superposent sur des imprimés camouflage. Jean-Paul Gaultier, c’est ça, sublimer l’anodin de la rue ou le motif désuet en le poussant à son paroxysme. C’est faire du moderne avec du vieux. Rejouer les vieux films de Jean Gabin et de Micheline Presle, mais avec une fougue nouvelle, une énergie incroyable.

    Celui qui réinvente la marinière et qui détourne le corset va séduire le monde entier, à commencer par les grandes divas de l’époque en pleine gloire. Si Grace Jones a Alaïa, lui, c’est avec Madonna qu’il triomphe en 1989.

    Courant 90, Claude Montana montre déjà ses limites. Thierry Mugler aussi. Leurs styles ne font plus recette et n’arrivent déjà plus à suivre ce qui se profile en venant directement de Belgique. En l’occurence, une nouvelle génération de créateurs tout droit sortie de la prestigieuse Académie Royale d’Anvers. Anne Demeulemeester, Martin Margiela, Dries Van Noten, Walter Van Beirendonck et Dirk Bikkembergs, j’en oublie probablement, qui font partie de ce qu’on appelle les Six d’Anvers ou la Première Vague. Dans des styles très différents les uns des autres, ils vont rebattre encore une fois les cartes et émouvoir les éditorialistes et les fashion addicts. Ils seront les nouvelles coqueluches pour un certain nombre d’années. Et il y a aura une deuxième puis une troisième vague, avec Raf Simons, Véronique Branquinho, Kris Van Assche parmi les plus connus. Un engouement sans précédant pour la mode belge qui va redéfinir une nouvelle fois les contours de la Hype. Mais ceci est une autre histoire, car les arcanes de la mode sont des méandres où l’on se perd facilement, pour qui ne tient pas le fil rouge dès l’entrée du labyrinthe.

    Pour Gaultier, l’état de grâce va durer encore un peu, de par l’aura qu’il génère au delà des aficionados. Alaïa, lui qui n’a jamais rien fait comme tout le monde, en n’organisant ni défilés, ni collections deux fois par an, et surtout en travaillant à son rythme, a du coup toujours su garder son cap et est encore aujourd’hui d’ailleurs extrêmement courtisé.

    Viennent ensuite les années 2000 qui voient le monde de la mode de nouveau être chamboulé avec l’arrivée des grandes enseignes telles H&M, Zara ou Mango, qui loin de vouloir proposer de l’innovation, vendent exactement ce que le consommateur modeste attendait depuis toujours, soit des ersatz, des mirages et toujours cette satanée impression de pouvoir avoir un style à vil prix. Mais tout cela a un prix, justement, dans tous les sens du terme. L’amour du travail bien fait, l’artisanat, la confection suivie laisse leur place au mondialisme aveugle et à l’industrialisation négrière.

    Paradoxalement, en ce début de nouveau millénaire, on voit le retour des vieilles maisons telles Givenchy, Balenciaga qui emboîtent le pas à Chanel, qui s’était relancée quinze ans plus tôt avec Karl Largerfeld comme directeur artistique vedette. Cette nouvelle décennie verra donc l’avènement des directeurs artistiques, ceux qui donnent le La pour chacune des collections en devenir. Plus que la maison qu’ils représentent, les directeurs artistiques sont de vraies stars, des divas qui dans ce nouveau siècle où la communication sera reine, apportent souvent plus que le produit lui-même. John Galliano pour Dior et Hedi Slimane en sont les plus emblématiques.

    Jean Paul Gaultier, dans tout ça, nage la brasse coulée. Heureusement, ses collaborations pour la maison Hermès feront des miracles et consolideront définitivement sa crédibilité. Il va peu à peu abandonner le prêt-à-porter, qu’il préfère laisser au cynisme ambiant pour se concentrer sur la Haute Couture. Et c’est bien ici, dans l’exception, qu’il laissera finalement sa véritable empreinte…

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