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  • Sergio Leone : Nationalité Cinéma

     

     

    En 2019, nous avons au moins trois bonnes raisons de célébrer Sergio Leone : les 90 ans de sa naissance, les 30 ans de sa disparition et les 35 ans du film considéré comme « plus grand que le cinéma », « Il était une fois en Amérique ». Retour sur la vie et l’oeuvre de l’immense réalisateur italien.

     

    Si Sergio Leone (1929-1989) n’aura réalisé en tout et pour tout que sept films durant une carrière prématurément interrompue à l’âge de 60 ans, son influence est majeure dans l’histoire du cinéma, notamment par sa relecture du western. En inventant le « Western Spaghetti » il y a 55 ans, avec « Pour une poignée de dollars » sorti en 1964, il sut donner au genre tant des couleurs européennes qu’un second souffle, et révéla du même coup la star Clint Eastwood.

    Aujourd’hui, trente ans après sa disparition, Sergio Leone est enfin reconnu, mais il a pourtant longtemps été un cinéaste très sous-estimé par l’industrie. Le mépris qui avait accueilli ses premiers westerns « Made in Italy » a ensuite fait place au profond respect qu’impose l’œuvre d’un véritable auteur ; Sergio Leone est devenu une référence incontestable, pour ses pairs, pour les cinéphiles comme pour le grand public, en ne signant que sept films qui auront marqué durablement notre imaginaire.

     

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    La route était déjà toute tracée pour Sergio Leone quand il naît le 3 janvier 1929, d’un père pionnier du cinéma italien, Vincenzo Leone, dont le nom de scène est Roberto Roberti, né le 5 août 1879 à Torella dei Lombardi, en Campanie, et mort le 9 janvier 1959 (à 79 ans) dans cette même ville, et d’une mère actrice, Edwige Valcarenghi, au pseudonyme de Bice Waleran. Premier signe du destin, ce père tutélaire réalisa le tout premier western italien, malheureusement perdu aujourd’hui, « La Vampire Indienne » sorti en 1913, avec son épouse dans le rôle-titre, le terme « vampire » désignant à l’époque une femme fatale.

    Élève effacé dans une école religieuse de Rome, Sergio se retrouve étonnamment dans la même classe que son futur compositeur fétiche, auquel ses oeuvres resteront identifiées à jamais, Ennio Morricone. Second signe du destin… Celui qui deviendra son plus proche collaborateur et ami, lui rappellera d’ailleurs cette rencontre des années plus tard, Leone l’ayant oubliée.

     

    Sergio Leone (2e en haut) et Ennio Morricone (4e en haut) enfants à l’école Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle de Rome (Expo Sergio Leone CInémathèque Française)

     

     

    Pionnier du cinéma italien, dont il devra pourtant s’éloigner dans les années 30, du fait de son aversion profonde pour le fascisme ambiant, Roberto Roberti parvient néanmoins à ouvrir les portes du 7ème Art à son fils Sergio, dès la fin de ses études, à 18 ans. Sergio Leone entame alors une interminable première partie de carrière d’assistant-réalisateur, qui durera de 1946 à 1962, avec notamment une série d’adaptations au cinéma d’oeuvres lyriques célèbres (Rigoletto, Il trovatore, La forza del destino…), réalisées par Carmine Gallone. Leone prendra soin plus tard d’occulter ces films de son esprit comme de sa biographie officielle (et pour cause, il n’était même pas crédité au générique…), alors que ses propres films afficheront ensuite une indéniable dimension lyrique.

    Mais un film émergera pourtant de cette période, tant il marquera à tout jamais l’oeuvre de Sergio Leone. En 1948, il est assistant-réalisateur sur « Le Voleur de Bicyclette » de Vittorio De Sica. Il n’est toujours pas crédité au générique à ce titre, certes, mais fait une apparition furtive aux côtés de l’acteur Lamberto Maggiorani, en jeune séminariste s’abritant de la pluie. C’est selon Leone ce film qui sera le réel déclencheur de sa carrière.

     

    Sergio Leone (à droite, à côté de Lamberto Maggiorani) interprétant un jeune prêtre dans « Le Voleur de bicyclette » (Vittorio de Sica, 1948) (Fondazione Cineteca di Bologna)

     

     

    Dans les années 50, lorsque les Américains décentralisent la réalisation de grosses productions à Cinecitta, notamment des péplums, Sergio Leone devient l’assistant (toujours non-crédité) de Robert WiseHélène de Troie » en 1956), Fred ZinnemannAu risque de se perdre » en 1959), William WylerBen-Hur » en 1959, notamment sur la course de chars) et Robert AldrichSodome et Gomorrhe » en 1962), dont il quittera le plateau avant la fin du tournage pour cause de climat général quelque peu houleux…

    Le péplum connaît alors son âge d’or, dans les années 50 et jusqu’au tout début des 60. Et Sergio Leone y contribuera largement, mais toujours comme assistant ; dès 1949, avec « Fabiola » d’Alessandro Blasetti, puis « Quo Vadis » de Mervyn LeRoy (1951), « Prynée, Courtisane d’Orient » de Mario Bonnard (1953), qu’il retrouve en 1958 sur « L’esclave d’Orient », avant « Sous le Signe de Rome » (1959) de Guido Brignone.

    Désormais pleinement reconnu dans ce rôle d’assistant-réalisateur, Sergio Leone se voit confier la réalisation des « Derniers Jours de Pompéi », en remplacement de Mario Bonnard, malade. Il ne sera toujours pas crédité au générique, mais les compétences techniques acquises tout au long de ces seize années passées en tant qu’assistant-réalisateur lui confèrent une solide réputation et lui permettent enfin d’accéder en 1961 à sa première réalisation pleine et entière, encore un péplum, « Le Colosse de Rhodes ».

    Le cinéaste confessera plus tard avoir eu un immense plaisir à tourner ce premier film sous son propre nom. Il y fait même quelques apparitions dans certaines scènes de foule…

     

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    « Pour un Européen de son âge, les États-Unis étaient le paradis. Et pour Leone, le cinéma était encore bien plus haut que le paradis… Dans une très belle interview qu’il avait fait pour la Cinémathèque française, quelqu’un lui demandait pourquoi il ne faisait pas de films sur l’Italie, et il répondit : « peut-être que quand l’Italie sera grande comme les États-Unis, alors je ferai des films sur l’Italie ». En substance, seuls les Etats-Unis étaient assez grands pour son cinéma… Cette dimension d’enfant, de rêveur, c’est la clef pour comprendre Sergio Leone. » (Gian Luca Farinelli, Directeur de la Cinémathèque de Bologne et du Festival Il Cinema Ritrovato)

     

    Après cette adhésion au genre dominant de l’époque, le péplum, Sergio Leone va être à l’origine d’une véritable révolution… S’il n’a pas à proprement parler réalisé le premier « Western Spaghetti », considéré comme étant « Duel au Texas » de Ricardo Blasco en 1963, tombé depuis dans l’oubli, Leone enfonce malgré tout le clou l’année suivante avec le succès foudroyant de son « Pour une poignée de dollars » sorti en 1964, qui grave dans le marbre pour l’éternité les codes du genre. A noter que la musique du film est composée par un certain Dan Savio qui n’est autre qu’Ennio Morricone en personne, pour la toute première collaboration de ces deux monstres sacrés du 7ème Art.

     

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    Le Western, propriété inaliénable d’Hollywood, est alors en perte de vitesse aux Etats-Unis et se voit peu à peu supplanté par les productions « Made In Italy » ainsi que par quelques succès allemands, avec plus de 500 films réalisés sur une dizaine d’années. Cette renaissance du genre, jalousée par l’Amérique, lui vaudra ce qualificatif de « Western Spaghetti », que Leone détestait : « ce terme de Spaghetti Western, c’est un des plus cons que j’ai jamais entendu de toute ma vie ».

    Ayant tourné beaucoup de ses multiples co-réalisations « péplumiennes » en Espagne, Leone estime que les paysages de l’Almeria conviendraient parfaitement au Western. En 1963, il découvre au cinéma « Yojimbo » (« Le Garde du Corps ») d’Akira Kurosawa et décide d’en transposer le cadre du Japon médiéval à celui de l’ouest américain. Il conçoit alors le personnage de « l’homme sans nom », entre chasseur de prime et défenseur de la veuve et l’orphelin, pour lequel il trouve la parfaite incarnation en un acteur inconnu et dont il va faire une star : Clint Eastwood.

     

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    Le film remporte un immense succès international et donne lieu l’année suivante à sa suite, « Et pour quelques dollars de plus » (1965), plus sophistiqué, pour aboutir en 1966 au cultissime « Le Bon, la Brute et le Truand », sommet du western italien, avant son ultime sublimation par Leone trois ans plus tard, mais ça, c’est une autre histoire…

     

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    Mais alors, comment définir le style de Sergio Leone ? Car tout est dans le style, vous en conviendrez… Nous pourrions dire que le style inimitable de Leone, c’est d’abord un sens inné du cadrage en Techniscope (écran large), où se succèdent très gros plans et plans larges, une temporalité syncopée, qui passe de la lenteur à l’action subite, brutale, une violence assumée et une reconstitution documentée et non complaisante de cet ouest américain, localisée plus précisément sur la frontière mexicaine, comme pour y conserver des racines latines. Dans ses films, tout est chaleur et poussière, teinté de réalisme, dans des décors crasseux, des costumes élimés, des trognes, une violence omniprésente… Reflet d’une époque qui trouvera son pendant en Amérique chez Sam PeckinpahLa Horde Sauvage », 1969).

     

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    Après cette trilogie dite des « Dollars » – « Pour une poignée de dollars » (1964), « Et pour quelques dollars de plus » (1965), « Le Bon, la Brute et le Truand » (1966) – Sergio Leone se lance en 1968 dans la réalisation de son (presque…) dernier western, pour ouvrir un nouveau triptyque, « Il était une fois dans l’Ouest », un des meilleurs westerns jamais réalisés.

    Pour la première fois, il tourne aux États-Unis, dans les paysages de la Monument Valley, rebaptisée « John Ford Valley », pour rendre hommage à tous les films qu’y a tournés le vétéran américain adulé par Leone depuis toujours. « Il était une fois dans l’Ouest » est un aboutissement, une consécration, avec au générique Henry Fonda, icône absolue du western, et Charles Bronson, que pour la petite histoire, Leone ne put pas se payer sur son premier film…

     

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    Sublime film sur la corruption et la violence, fondements sur lesquels s’est construite l’Amérique, « Il était une fois dans l’Ouest » est la quintessence du cinéma de Leone. Son chef-d’œuvre absolu… Sa scène d’introduction demeure anthologique, dans son mutisme, son temps étiré et une bande son jamais égalée, où des tueurs attendent « L’Homme à l’harmonica » (Charles Bronson) à la descente du train… tout est dit. Le reste n’est que littérature.

    Le film fut cependant un échec financier cuisant à sa sortie, tant en Italie, rassasiée de westerns spaghettis, qu’aux États-Unis qui entraient dans l’ère du western post-guerre du Vietnam et par conséquent plutôt pro-indien (« Little Big Man » d’Arthur Penn en 1970, « Soldat Bleu » de Ralph Nelson en 1970 ou encore « Jeremiah Johnson » de Sydney Pollack en 1972). Seule la France fit un triomphe au film, qui fut classé 2ème au box-office derrière « La Grande Vadrouille », excusez du peu, et qui lança même la mode des longs manteaux inspirés des cache-poussières portés par les tueurs dans le film de Leone.

    Sergio Leone enchaîne sur « Il était une fois la révolution » (1972), avec un autre vétéran du western, James CoburnPat Garrett et Billy the Kid » de Peckinpah) et Rod Steiger. Leone renoue avec la veine du western mexicain, traitant de la révolution zapatiste avec un œil ironique, alors que l’Italie plonge dans les années de plomb. Il y exprime avec force son abjection pour tout mouvement révolutionnaire et s’attire encore l’ire de cette même critique qui n’aura de cesse que de l’encenser plus tard…

     

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    Nous passerons rapidement sur les deux films suivants, « Mon Nom est Personne » en 1973 et « Un génie, deux associés, une cloche » en 1975 qui ne seront que coréalisés par le Maître.

     

    « « Il était une fois en Amérique », c’est un film plus grand que le cinéma, à savoir qu’il en transcende les limites. Avec ce film, c’est un peu comme si la bataille de Waterloo nous était racontée par la cantinière ou le petit tambour… La grande histoire contée par le petit figurant. […] « Il était une fois en Amérique », c’est le plus grand film de Sergio Leone, son œuvre majeure, sur le destin d’un tout petit bonhomme qui aurait été sans Leone au huitième plan sur la photo… » (Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque Française)

     

    Puis vint l’heure de son dernier long métrage, « Il était une fois en Amérique » (1984), que certains considéreront comme son chef d’oeuvre absolu et en même temps son chant du cygne, tant ce film concentre toute la nostalgie du Maître, fondée sur une écriture achronique.

    Ultime oeuvre de Sergio Leone, intemporel testament mélancolique auquel il consacra douze années de sa vie, notamment pour préparer le scénario adapté du livre « The Hoods » de Harry Grey, le film nous fait suivre le destin de Noodle sur trois époques différentes de sa vie, régulièrement lié à trois amis dont Max et son amour inconditionnel pour Deborah qu’il a rencontrée dans sa jeunesse.

    Affichant une distribution exceptionnelle, de Robert de Niro à James Wood, en passant par Elisabeth McGovern, Jennifer Connely et Joe Pesci, le film projeté à Cannes hors compétition, est bien accueilli. Mais il est ensuite massacré par ses producteurs américains, qui réduisent les 4h11 initiales à seulement 1h30, sans tenir compte de la temporalité sur laquelle repose tout le sens du film. Et pourtant… Que dire de cette immense et magnifique fresque ? Qu’entre autres choses, ici le mot « Cinéma » prend tout son sens.

    Sergio Leone ne s’en remettra pas… Il tente de rebondir en écrivant son nouveau projet « Stalingrad », sur la grande bataille du même nom ; sujet encore épique, à sa dimension, et qui sera mené à terme des années plus tard par Jean-Jacques Annaud. Leone meurt d’une crise cardiaque en 1989, alors que le film allait entrer en préproduction.

     

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    Sergio Leone éprouvait une vraie fascination pour le cinéma américain. Rappelons qu’il était né en 29, année de la plus grande crise économique que le monde ait connu, mais aussi l’année de l’arrivée du cinéma sonore en Italie. Leone a connu l’âge d’or du cinéma hollywoodien en salle, dont il fut ensuite privé durant les années de fascisme en Italie. Il ne pouvait ainsi concevoir autre cadre à son cinéma que celui de cette Amérique fantasmée, en plan aussi large que l’étaient ses rêves d’enfant. Même s’il fut d’abord boudé, voire méprisé par l’industrie, pour être ensuite encensé, Sergio Leone réussit le tour de force de devenir avec ses films l’un des grands chroniqueurs de l’histoire américaine…

     

    En 2018, la Cinémathèque Française de Paris, en collaboration avec celle de Bologne et son commissaire Gian-Luca Farinelli, lui consacrait une exposition doublée d’une rétrospective exceptionnelle. On pouvait y suivre le parcours chronologique et initiatique de Sergio Leone, depuis la première salle consacrée à son enfance, déjà ancrée dans le cinéma, jusqu’au dernier scénario de « Stalingrad ».

    Émouvant de parcourir ce chemin dans les pas du maître, habité de grands films et de l’enthousiasme d’un homme dans sa création toujours renouvelée, qui ne voyait que par le cinéma et qui l’a finalement si bien servi. Sa vision, son traitement du temps et de l’espace demeurent toujours une influence majeure pour un Tarantino ou Clint Eastwood lui-même, dont tous les westerns émanent de Leone, dans leurs sujets et comme leurs mises en scène, mais pour bien d’autres encore.

    Émouvant de voir aussi toutes ces photos, ces dialogues entre la peinture de Goya, de Degas et ses plans de cinéma, les passerelles qu’il jeta entre Homère et le western, le parallèle avec Kurosawa… Les musiques indispensables d’Ennio Morricone (qui aura prochainement sa rétrospective à la Cinémathèque) baignent de l’atmosphère des films chacun de nos pas. Émotion encore quand on se trouve devant le poncho de Clint Eastwood, les costumes de ses deux chefs d’oeuvre « Il était une fois dans l’Ouest » et « Il était une fois en Amérique ». Il était une fois le cinéma de Sergio Leone… Monumental.

     

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    Sources : France Culture, Sens Critique, See Mag, Wikipedia

     

     

     

  • Ennio Morricone, l’inventeur de la musique de film

     

     

    Aborder la carrière d’Ennio Morricone, c’est un peu comme avoir l’outrecuidance d’essayer de décrypter le travail de Dieu sur terre.

     

    Voyez-vous, en gros, l’échelle des valeurs, et où s’y situerait le compositeur et chef d’orchestre italien ? Oui, Ennio Morricone est un génie, un dieu, sans conteste le plus grand des compositeurs de musique de film. Souvent copié mais jamais égalé… Il est toujours vivant, et je me fiche de le savoir, en fait, car ses chefs d’œuvre sont bien installés dans l’imaginaire collectif depuis un demi-siècle déjà. Aujourd’hui, le maestro se contente certes de diriger des concerts pour le prestige poli de soirées de gala dans des salles remplies le plus souvent de messieurs et dames qui s’en tamponnent le coquillard de ce qu’ils écoutent. Certes, il a récemment composé un thème original pour faire plaisir à Quentin Tarantino, qui l’utilise dans pratiquement tous ses films. Il y a bien encore de temps en temps une composition pour tel ou tel film plus ou moins oubliable. Vieillard transformé en institution, bardé de récompenses et de médailles en tous genres, Morricone est l’un de ces derniers monstres vivants, à l’instar de Lalo Schifrin, Quincy Jones ou Herbie Hancock, qui ont dans leurs genres respectifs transformé et bouleversé le son des musiques de film, et plus généralement notre sensibilité musicale ainsi que notre goût pour le cinéma.

    C’est dans les années soixante qu’Ennio Morricone surgit, en même temps que John Barry et Lalo Schifrin, dans le paysage un peu routinier de l’habillage musical de film. De nouveaux noms, qui n’étaient pas prédisposés à emprunter cette voie, vont tous partir du même postulat pour accompagner un film et lui apporter une singularité, une identité, ce petit supplément d’âme qui fait la différence. C’est ce que ces nouveaux compositeurs vont justement mettre en œuvre pour faire avancer le cinéma vers une autre approche du ressenti et de l’implication émotionnelle des spectateurs. La musique ne sera plus là simplement comme accompagnatrice ou illustratrice d’une scène, d’un geste ou d’un sentiment, mais bel et bien un personnage à part entière qui influera sur l’histoire elle-même. La musique pourra devancer l’action, elle pourra exprimer beaucoup d’autres choses qu’on ne voit pas forcément à l’écran, mais qui sont censées faire partie de l’univers décrit par le réalisateur. La musique va devenir intuitive, ludique, interactive et installer un dialogue entre l’oeuvre et le spectateur. C’est bien dans les années 60 et encore davantage dans les 70 que le cinéma deviendra toujours plus immersif.

    Le plus souvent, la musique se composait après que le film ait été réalisé, monté et sonorisé. Le compositeur attitré devait se contenter, tel un peintre, d’accommoder ici et là la touche, la couleur et d’habiller les surfaces demandées. Suite à sa rencontre avec Sergio Leone, et la longue collaboration de toute une vie qui s’en suivit, Ennio Morricone allait prendre le problème à l’envers en composant la musique avant que le film ne soit produit. Le réalisateur du « Colosse de Rhodes » avait donc le score de son futur film déjà prêt sur le tournage et articulait ce qu’il avait écrit en fonction de la puissance émotionnelle de ce que Morricone avait composé, projetant ce que le film serait, une fois abouti… Avec « Pour une Poignée de Dollars » naîtra une collaboration qui allait durer huit films. C’est à la lecture de l’histoire ou du scénario que Morricone imaginait en quelque sorte son propre film et son propre ressenti. A l’arrivée, les films de Sergio Leone gagnaient en force, en puissance décuplée, ultra-iconographique et tout faisait sens.

    Au delà de cette approche qui n’appartient sans doute qu’à Morricone, c’est bien la magie exercée par tous ces grands noms de la bande originale de film qui est parvenue à rendre viscérale et entière leur musique, à l’instar d’un John Williams sur une quantité impressionnante de films et leurs thèmes légendaires (« Jaws », « Star Wars », « Superman », « Indiana Jones », « Harry Potter », « Jurassic Park »…), John Barry et les « James Bond », Lallo Schifrin et « Bullit », « Tango », « Mission Impossible », « Mannix ». Des identités musicales indissociables des films qu’elles représentent. Ainsi, la grande force de tous ces compositeurs de génie, à commencer par celle du plus génial d’entre eux, c’est qu’ils ont su évoluer avec les époques qu’il traversaient et s’y adapter.

     

    Jouer et composer à contre-courant d’une mode, comprendre le film et son auteur pour essayer de faire ressortir l’œuvre par l’emploi inédit d’instruments, de voix et de tout ce qu’il était possible de mettre au service de la création pure.

     

    Edda Dell’Orso, la grande chanteuse soprano, fut avec Sergio Leone et Bruno Nicolaï, une autre des contributions majeures au rayonnement de l’œuvre de Morricone. C’est avec « Le Bon, la Brute et le Truand » que leur collaboration démarre, et elle durera le temps d’une centaine d’autres titres qui suivront jusque dans les années 80, avec une des plus emblématiques B.O., celle de « Once Upon A Time In America ». Edda Dell’Orso, c’est cette voix féminine qui semblait descendre du ciel pour y remonter aussitôt et qui a toujours donné un avant-goût d’impalpable, de doux, de mélancolique et de céleste.

    Replongeons par exemple dans la scène d’ouverture de « Il était une fois dans l’Ouest », juste après l’intro et le massacre par une horde de tueurs de toute une famille qui se préparait à un mariage, cette scène dans laquelle Claudia Cardinale descend du train dans une petite bourgade de l’Ouest, en pleine construction. On est censé venir la chercher mais personne ne viendra. Elle attend. La musique commence, douce, cristalline, et constituera le thème récurrent du film, à chaque fois qu’apparait ce personnage : le thème de Jill. La voix d’Edda Dell’Orso fait son apparition. On comprend, avec juste quelques plans et cette musique, que cette femme devait se marier aujourd’hui. La musique continue et semble la suivre, comme une Louma, lorsqu’elle rentre dans la gare pour demander des indications. On la voit ensuite ressortir et la caméra s’envole avec la musique. C’est à ce moment précis, lorsque nos poils se dressent sur les bras et que nos yeux s’écarquillent, embués, que l’on sait que Sergio Leone et surtout Morricone nous feront aimer le cinéma inconditionnellement. La fameuse magie du cinéma…

    Avec sa formation de trompettiste puis de chef d’orchestre classique, ayant fait ses armes en passant par la radio et la télé où il composa des génériques, des jingles, Ennio Morricone saura donc manier toutes ces connaissances pour les fondre ensemble. Pas étonnant que sa musique soit aujourd’hui parmi les plus utilisées par les arrangeurs et divers Dj, pour être mixée et en faire de nouveaux morceaux. Morricone fut en quelque sorte le premier grand mixeur de l’histoire de la musique, un expérimentateur, un sorcier. Dans les années soixante, on assiste aux déferlantes Atonale, Dissonante et Bossa Nova, ce courant musical apparu dans les années 50 au Brésil. Utilisé partout ailleurs comme ce que l’on qualifierait de nos jours de « Musique Lounge », Morricone va quant à lui s’en servir pour composer ses premières musiques de film,  notamment pour des giallos ou des comédies sentimentales, en y injectant des sonorités plus angoissantes.

    Tandis que François de Roubaix, Michel Magne, Pierre Jansen ou Pierre Henry suivaient les traces de Ligeti ou de Stockhausen en France, sans trop savoir où aller avec cette musique dite répétitive et aux premières sonorités électroniques, outre-atlantique, Jerry Goldsmith avait quant à lui déjà bien compris l’utilité de cet héritage, en mélangeant ces sons atonaux produits par des machines avec un orchestre symphonique (« The Illustraded Man », « La Planète des Singes »). Ennio Morricone, plus radical encore et toujours plus moderne, poussait donc l’idée de mélanger tous ces sons et ces influences pour exprimer l’époque et cette ébullition permanente que l’on trouvait aussi bien dans le cinéma (La Nouvelle Vague) que dans la musique (tous les noms précédemment cités) ou dans la mode (Cardin, Paco Rabanne, Courrèges).

    Aujourd’hui, revoir bon nombre de ces films italiens de qualité toute relative souligne le fait que Morricone ne se moquait jamais du film qu’il devait illustrer, comme d’aucun l’aurait fait d’une commande alimentaire. A chaque fois, on est stupéfait de la richesse thématique, mélodique, de la sophistication des arrangements déployés. « Metti Una Sera A Cena », comédie polissonne italienne avec Jean-Louis Trintignant ou bien encore « Crescete E Moltiplicatevi », film d’exploitation italien du début des 70’s, avec histoire prétexte et jeunes femmes dénudées, sont deux exemples frappants de films passables soutenus par une musique assez dingue.

    Ennio Morricone était en fait à l’aise avec n’importe quel genre que l’on pouvait lui soumettre, alors qu’on a un peu trop tendance à le cantonner strictement au rôle de compositeur de musique de westerns spaghetti, et surtout à oublier qu’à l’époque, Bruno Nicolaï (qui oeuvra au côté de Morricone comme arrangeur et orchestrateur pendant plus de vingt ans), Luis Bacalov, Riz Ortolani, Piero Umiliani étaient eux aussi d’authentiques et talentueux compositeurs de musique de film, et que tous ont créé pour des genres très différents, du Giallo au Polar, en passant par le Western ou les films érotiques bon teint. C’est d’ailleurs ce qui fait la force et la richesse de la musique de film transalpine, si on la compare (mais peut-elle être comparée ?) à celle produite en France, en Angleterre ou aux Etats-Unis.

    L’autre force du cinéma Italien, c’est l’ouverture d’esprit qui a toujours fait tant défaut au cinéma français. Que ce soit pour la musique ou pour les thèmes abordés au cinéma, les compositeurs et réalisateurs n’ont pas de problème avec les étiquettes. Ainsi Morricone a pu passer du film bis d’exploitation à des œuvres à gros moyens et à renommée internationale, avec la même élégance et le même sérieux dans la manière de travailler.

     

    Durant les décennies 60 et 70, le cinéma offrait une totale liberté aux compositeurs. Ce n’est pas pour rien si les meilleurs B.O. de films ont été composées dans ces années-là.

     

    Morricone a tout d’abord collaboré à la production de films italiens dans les années soixante, avant de s’exporter en France dès les années soixante-dix, avec en particulier Henry Verneuil et ses polars louchant justement sur le cinéma italien (« Peur sur la Ville », « Le Clan des Siciliens ») ou américain (« Le Casse », « Le Serpent » ou « I Comme Icare »)… Mais s’il y a des œuvres plus prestigieuses que d’autres, que le public ou Morricone lui-même mettent hélas trop en avant, avec des concerts qui sentent le sapin et le syndrome Charles Aznavour, il y a pourtant d’authentiques chefs d’œuvre un peu passés à la trappe, qui pourtant n’ont jamais perdu de leur puissance, de leur modernité et de leur créativité. Pour faire court, les musiques de « Danger : Diabolik » de Mario Bava, « Le Venin de la Peur » de Lucio Fulci, « Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon » de Elio Petri, « La Dona Invisibile » de Paolo Spinola, « Photo Interdite d’une Bourgeoise » de Luciano Ercoli… Et je ne cite pas les films de Dario Argento, où Morricone a contribué grandement à l’univers torturé et expressionniste du réalisateur de « Profundo Rosso »…

    Ennio Morricone, l’homme aux cinq-cents musiques de film, et peut-être encore d’avantage, puisque l’on découvre tous les jours des musiques composées pour des films totalement oubliés, le stakhanoviste de la B.O., capable de travailler sur trois, quatre ou cinq films par an, n’a jamais démérité ou exercé son talent par dessus la jambe. Retravaillant, recréant, réinventant ou revenant sur des partitions qu’il avait jugées faibles au moment de leur création, pour mieux les faire aboutir sur un autre film des années plus tard, Ennio Morricone a façonné son œuvre comme un tout, avec cohérence et la satisfaction de laisser derrière lui un héritage digne, beau et intemporel.

     

     

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