Catégorie : Culture

  • Hervé Muller a rejoint son pote Jim…

     

     

    Son nom n’évoquera pas forcément grand chose aux jeunes générations, mais Hervé Muller était l’une des plumes les plus affutées des magazines Best, Actuel ou Rock & Folk, de la fin des années 60 au début des 80′. Il nous quittait le 22 mars 2021, sur la pointe des pieds…

     

    Le journaliste et auteur, né dans l’est de la France et âgé de 72 ans, souffrait depuis les années 80 de fibromyalgie, une maladie rare qui lui occasionnait, entre autres, de terribles troubles du sommeil. Entre la fin des 60’s et celle des 70’s, cet ami intime de Jim Morrison aura collaboré à Best, Actuel, Rock & Folk, Libé et le Matin de Paris.

    Si une de ses vieilles connaissances, une autre légende du journalisme musical, Gérard Bar-David, ne nous avait pas alertés, nous ne l’aurions probablement jamais su… Car cette triste nouvelle, nous aurions dû l’apprendre dans les colonnes de Libération ou de Rock & Folk, deux médias amnésiques qui existent pourtant toujours aujourd’hui, avec lesquels Hervé Muller avait pendant longtemps collaboré et apposé sa fameuse signature au bas de nombreux articles. Hélas, plus personne au sein de ces rédactions ne semble vouloir s’en souvenir…

    Hervé Muller était pourtant un immense rock-critic, même s’il était aussi doté d’un solide caractère de cochon. Fameux journaliste rock à Actuel, Best, Rock & Folk, correspondant aux USA de Libé, auteur à succès et biographe de Jim Morrison, Hervé était un vrai héros du rock, jusqu’à ce que la maladie le rattrape au crépuscule des années 80.

     

     

     

    Au printemps 1971, c’est chez Hervé Muller qu’échoue Jim Morrison une nuit, ramassé ivre mort devant la porte de la Cantine du Circus par un ami du journaliste, Gilles Yepremian. Les deux hommes se lieront d’amitié. Muller consacrera une première biographie au Roi Lézard en 1973, « Jim Morrison, au-delà des Doors », puis nous livrera sa version des faits sur les derniers jours du leader des Doors à Paris, avec « Jim Morrison, mort ou vif », publié en 1991, vingt ans après la disparition de Morrison.

    A la fin des années 70, Hervé Muller assure la rubrique rock du Matin de Paris. Au même moment, après avoir produit le premier album éponyme de Trust en 1979, il devient le manager d’un jeune espoir de la variété-rock hexagonale, du nom de Jean-Patrick Capdevielle. La même année, ce dernier cartonne avec son hit « Quand t’es dans le désert », extrait de son premier 33 tours. Mais au début des années 80, Hervé Muller s’installe à New York et disparaît des écrans-radars. On le retrouve à Paris quinze ans plus tard, en 2006, lorsqu’il témoigne dans un documentaire de Michaëlle Gagnet consacré à Morrison, intitulé « Les derniers jours de Jim Morrison ».

    Son vieux compère Gérard Bar-David lui rendait ainsi un dernier hommage, dans un article intitulé « Le dernier voyage d’Hervé Muller », publié sur son site Gonzo Music le 11 mai 2021 : « Atteint de de fibromyalgie, une maladie rare qui lui occasionnait, entre autres, de terribles troubles du sommeil, il pouvait s’endormir en un clin d’œil, en plein jour, comme s’il tombait en état de léthargie instantanée. Il souffrait également du « Complexe de Diogène », entassant chez lui tout ce qu’il pouvait. Sans doute aussi la solitude devait lui peser. Hervé ne devait pas vraiment supporter l’homme qu’il était devenu.

    Gravement malade, il devait absorber une foultitude de médicaments, dont certains contre l’hypertension artérielle. Or il semblerait que ces derniers temps, il aurait omis de suivre son traitement. Le médecin-légiste a conclu qu’il était décédé d’un arrêt cardiaque. Et aujourd’hui, nous avons enfin pu accompagner Hervé Muller pour son dernier voyage. C’était au Père-Lachaise, juste à côté de là où repose son vieux pote Jim depuis déjà un demi-siècle et, de surcroit, le jour anniversaire de la mort de Bob Marley. Un signe !  Nous sommes le mardi 11 mai 2021… So long Hervé Muller… »

     

     

     

  • De Gainsbourg à Gainsbarre : seul l’amour est un art

     

     

    Serge Gainsbourg est un monde à lui tout seul, un concept. Une immensité aussi grande que contrastée. C’est un océan puissant, profond et tour à tour sombre, étincelant, élégiaque ou vociférant, en fonction des flux et reflux du temps. Et la lune, maîtresse argentée, l’a souvent brinquebalé, en yo-yo schizophrénique.

     

    Capable de composer des chansons aux mélodies sublimes et aux textes ciselés comme de sorties publiques plus problématiques, Serge Gainsbourg était ce Docteur Jekyll et Mister Hyde soumis à l’astrologie et aux femmes, esclave de son signe zodiacal et de son thème astral. Ses frasques et ses attitudes sont aussi célèbres que ses chansons. Gainsbourg était bélier ascendant poisson, l’eau et le feu. Il a véhiculé, tout au long de ces trente années passées sous les feux de la célébrité, autant de paradoxes, d’excès et de fulgurances, dans le seul but de se construire un personnage de légende ; plus qu’une carrière, une épopée.

     

    « Je t’aime et je crains de m’égarer et je sème des grains de pavot sur le pavé de l’anamour. »

     

    Peintre et romancier avorté, nourri de poésie et de littérature du 19ème siècle, Gainsbourg voue un culte et une obsession à Rimbaud, Musset, Baudelaire, Edgar Alan Poe, et chez les écrivains, à Oscar WildeLe Portrait de Dorian Gray ») ou Benjamin ConstantAdolphe ») ; mais surtout à sa bible absolue, la matrice de toute son œuvre et de ses pulsions, « A Rebours » de Joris-Karl Huysmans. Et c’est ainsi qu’il deviendra ce dandy flamboyant, cynique et passablement méchant, qui jette sur le monde un regard désinvolte.

     

    « Ce mortel ennui qui me vient quand je suis avec toi… »

     

    Vous ne lui trouverez pas d’équivalent créatif et artistique dans le reste du paysage musical et lexical. Sans le savoir, Gainsbourg a su remixer avant l’heure Brahms, Chopin, Beethoven, Schumann, Khatchaturian, Sibelius, Dvořák, pour reprendre ces mélodies appartenant à l’inconscient collectif et leur apporter sa prose et ses humeurs.

    Ce fils de parents juifs russes ayant fui le communisme n’aura jamais autant rendu leurs lettres de noblesse à la langue française comme à ces illustres compositeurs. Et ce qu’il aura raté ou perdu dans la peinture, il le retrouvera dans la musique et la chanson, qu’il appelait pourtant un art mineur.

    Plus encore que ses quelques percées dans la réalisation pour le cinéma ou la publicité, il composera également des musiques de films (« La Horse », « Ce Sacré Grand-Père », « Je T’aime Moi Non Plus », « Mister Freedom », « Slogan », « Cannabis », « Manon 70 »…), en leur apportant une plus-value indéniable, tant en termes de qualité que d’émotion, qui transcenderont les longs-métrages eux-mêmes. Des mélodies, des sonorités à la modernité évidente, qui se dissocient instantanément des images et dont on se souvient encore aujourd’hui, contrairement aux films qu’elles habillèrent…

    De la fin des années 50 jusqu’au début des années 90, le petit Lucien Ginsburg, qui deviendra tour à tour Serge Gainsbourg puis Gainsbarre, en une lente et sinueuse métamorphose, nous aura gratifié d’une œuvre himalayesque. Ce petit garçon juif arborant fièrement son étoile jaune comme on porte une étoile de shérif, sans doute déjà enclin à l’anti-conformisme et avec sa vision du monde toute personnelle, cet enfant malingre aux oreilles décollées, transportera longtemps une pelletée de complexes. Se sachant laid ou pensant l’être, il cultivera toute sa vie un art de la provocation et du bon mot, quitte parfois à être méchant en blessant les autres.

     

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    Telle la petite chenille, il a commencé simple pianiste sous la houlette de Boris Vian, puis s’est déployé comme un papillon noir et or. Son œuvre n’a eu de cesse que de croître, à raison de tubes incontournables et de chansons inoubliables. Il fut toujours à la recherche de collaborateurs rares et talentueux, entre Alain Goraguer pour la patte jazzy, Michel Colombier et l’avènement pop, Jean-Claude Vannier pour les expérimentations psychédéliques ou Jean-Pierre Sabard pour des sons plus « FM ». Autant d’inspirations et de rencontres, pour mieux créer encore et canaliser toute cette passion, ce sacerdoce imposé par une exigence sans limite. Ces arrangeurs ont servi les créations de Gainsbourg comme des écrins et les diamants qu’ils renferment.

    Chaque décennie recèle un ton et évoque un univers bien défini, où Serge surfe allègrement sur les genres et les attentes, pour dépasser aussi les lignes imposées par l’époque. Il ne veut pas simplement se contenter de recracher de petites chansons à succès, bien sages, à l’image d’un Claude François, car son objectif ultime est de sublimer le moment et s’inscrire toujours, à la manière d’un Ronsard, d’un Baudelaire, dans un(e) geste définitif(ve).

    Ces volutes Gitanes, la fragrance Van Cleef & Arpels, cette verve au débit saccadé et narquois, ont séduit les plus belles femmes. Et il en a fait chanter plus d’une… Blondes, brunes, rousses, elles se sont toutes bousculées pour venir roucouler les mots que Gainsbourg leur sculptait sur mesure, tel un Michel-Ange torturé, fougueux et génial. Certaines sont restées plus longtemps que d’autres, avec ce privilège d’être dans l’intimité de l’homme à la Rolls Royce, comme un collier de perles qu’on ne quitte jamais, même pour dormir. Bardot, Gréco, Deneuve, Bambou

    Et puis il eut Jane, à qui l’auteur de « Je t’aime moi non plus » consacra tout un album, « Histoire de Melody Nelson », probablement son chef-d’œuvre. Pour l’ex-épouse du compositeur anglais John Barry, Gainsbourg déploie toute son imagination et écrit ses textes les plus forts, les plus fous, ceux qui donnent l’impression de léviter.

     

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    « Ecoute ma voix, écoute ma prière. Écoute mon cœur qui bat, laisse-toi faire… »

     

    A Jane Birkin, Gainsbourg offre autant de chansons sublimes. Il n’a pas peur de les rendre meilleures, et bien plus encore que celles qu’il se réserve. L’amour rend aveugle. L’amour rend fou. L’amour rend meilleur aussi. Si Serge Gainsbourg ne sait pas dire « je t’aime », parce que tout compte fait, sa pudeur et sa timidité souvent le rongent, il s’emploie par des moyens détournés à déployer sa prose et son lyrisme, pour hurler ses sentiments en des élégies somptueuses et des musiques sophistiquées.

    Il était un poète à fleur de peau qui se cachait derrière la subversion et l’insolence…

    Jane Birkin possède une voix fragile et candide, mais en théorie pas celle conçue pour chanter. Et pourtant, c’est toute l’histoire de la chanson française que cet artiste au physique étrange révolutionne. Les mots collent ici au plus près de la tessiture de la petite Anglaise. Ce sont presque des feulements qui parfois expriment autant de caresses, de désirs et de tristesse. La chanson va devenir intime, tellement proche. Une fois de plus, Gainsbourg étonne, innove. Avec l’élégance dont il s’entoure pourtant et cette manière de ne pas y toucher, il grave tout un répertoire dans le marbre.

    En 1971, sort dans les bacs le nouvel album du propriétaire du 5 bis rue de Verneuil. S’inspirant des riffs langoureux et hypnotiques de Jimi Hendrix, Serge Gainsbourg imagine toute une histoire dans laquelle il décrit un personnage sorti tout droit d’un roman caché de Lewis Caroll. Presque androgyne et encore enfant, Gainsbourg tient la ligne de crête dans ses descriptions, avec des allusions qui aujourd’hui l’enverraient tout droit au tribunal, accusé par nos nouveaux inquisiteurs, serviteurs infatigables de la bien-pensance.

     

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    « Comment tu t’appelles ? Melody ! Melody comment ? Melody Nelson ! Melody Nelson a les cheveux rouges et c’est leur couleur naturelle. »

     

    Tout dans ce nouvel opus n’est que somptuosité et magnificence. Avec cette « Histoire de Melody Nelson », Gainsbourg tutoie les astres. Hélas, ces idiots qui constituent le public de l’époque préfèrent se bâfrer de Mike Brant et autres chanteurs bellâtres du moment. C’est un échec commercial et critique cinglant, avec moins de 18.000 copies vendues. Gainsbourg en gardera longtemps une aigreur et une douleur, tel un ulcère. Mais il va prendre sa revanche, à sa façon.

    Avec « L’Homme à Tête de Chou », qui sort cinq ans plus tard, Gainsbourg réitère pourtant avec le principe de l’album-concept. Ce nouvel opus peut s’écouter comme l’autre versant de celui de 71. Une version plus glauque, plus sordide, de cette Melody, être diaphane et fantastique, devenue désormais une simple humaine prénommée Marilou. Une coiffeuse un peu vulgaire et passablement intéressée, qui rend dingue celui qui est tombé en pâmoison sous ses charmes de shampouineuse. Elle le mènera à sa perte, avant que celui-ci, dans un éclair de lucidité, ne lui fasse la peau en lui fracassant le crâne à coup d’extincteur d’incendie.

     

    « … elle a sur le lino, un dernier soubresaut, une ultime secousse.
    J’appuie sur la manette, le corps de Marilou disparaît sous la mousse… »

     

    Gainsbourg aura tout testé, tout tenté, avec des fortunes diverses, même avec deux albums Reggae et un ultime album Funk, très dispensable.

    Si Serge Gainsbourg, à l’instar d’un Gilbert Bécaud, ne tombera jamais dans l’oubli, c’est parce qu’il était habité par l’amour et sa passion des femmes. C’est ce qui reste et qui vibre à chaque nouvelle écoute de son œuvre. Qu’il les chante ou qu’il les ait fait chanter, chacune d’entre elles nous habite et nous subjugue. De la petite chansonnette (« Le Poinçonneur des Lilas », « L’Ami Caouette ») à la définitive (« 69 Année Erotique », « Je suis venu te dire que je m’en vais »), cette précision du mot, cette musique et ses arrangements, alliés à la désinvolture qui le caractérisait, ne peuvent pas nous faire oublier que ce dandy absolu était d’une ultra et hyper-sensibilité qui lui permettait ainsi de voler au-dessus des contingences et des hommes. Son œuvre polymorphe et précieuse s’enracine dans notre culture. On a chacun une chanson, un air, une phrase, une rime, de celui qui fumait des Gitanes lorsque Dieu, lui, préférait les Havane.

     

    « Sorry angel, sorry so, c’est moi qui t’ai suicidée mon amour, moi qui t’ai ouvert les veines.
    Je sais maintenant tu es avec les anges pour toujours, pour toujours et à jamais. »

     

     

     

  • Le cinéma de Jacques Demy : du rose, du bleu, du jaune et du noir aussi…

     

     

    Ce qui peut rendre l’adoration de Jacques Demy plus perverse encore, c’est d’écouter éructer tous ses détracteurs qui ne supportent pas ses films. Et c’est avec un amusement narquois qu’on peut les entendre vociférer sur les chants, la musique de Michel Legrand. L’aversion totale de tous ceux qui exècrent en général les comédies musicales et plus particulièrement les films les plus emblématiques de celui qui fut l’époux d’Agnès Varda…

     

    On pense tout de suite à des couleurs pastels, des chansons désuètes et des situations doucereuses. Mais c’est en fait mal comprendre ce que Jacques Demy veut nous dire. Le fait de cette détestation résulte souvent d’une méconnaissance de son art, de ses œuvres et de ce qu’elles nous racontent en creux.

     

    « Mais qu’allons-nous faire de tant de bonheur, le montrer ou bien le taire ? »

    Passé l’aspect léger, coloré et primesautier des « Demoiselles de Rochefort », de « Peau d’âne » ou « Lola », il reste surtout cette gravité, une certaine mélancolie sourde, une amertume qui donne à ces films toutes leurs saveurs. « La Baie des Anges », « Model Shop », « Les Parapluies de Cherbourg » ou « Une Chambre en Ville » sont quant à eux ces autres films de Jacques Demy qui ne cherchent pas à cacher leur âpreté. Les personnages qui se croisent ou se manquent, les amants éconduits, les mélancoliques qui esquissent de fausses euphories, des joies tristes, sont souvent tous au bord de la rupture.

    Les personnages créés par Jacques Demy, ces marins casaniers, ces femmes volages et émancipées, ces rois amoureux de leur fille, ces fées-marraines manipulatrices ou ces hommes qui acceptent leurs échecs ou d’autres encore qui partent à la guerre, sont autant de facettes du monde, tel qu’il est et pas comme il devrait être. Personne n’est dupe…

    C’est pour cela que même si le réalisateur de « Lady Oscar » a pu parfois utiliser des codes hollywoodiens pour obtenir ces formes et ces tons acidulés, il n’en a pas pour autant oublié le fond de ce qu’il voulait souligner, en définitive. Autant de personnages en adéquation avec leur temps. Ces années 60 et 70 où l’on remettait en cause l’ordre établi, les conventions et les usages, où l’on se trouvait fort à l’étroit dans une société pré-mâchée.

    Jacques Demy est bien un réalisateur français qui a su, à sa manière et avec tact, nous parler des affres du monde et de la place de l’homme, parfois plus perdu-perdant que valeureux triomphant. Même si beaucoup perçoivent encore Jacques Demy comme un artiste mineur, avec ses films-véhicules à niaiseries, c’est qu’ils en ont justement mal interprété le code couleur. Ce rose, ce bleu, ce jaune ne montrent pas forcément que de la béatitude. Tout dans le cinéma du fidèle collaborateur de Michel Legrand se décline en subtiles volutes, mais aussi en quelques petites piques bien placées. De l’acupuncture pour notre bien, notre guérison ? Non, car on ne guérit jamais vraiment, comme si on ne le souhaitait pas, finalement. On se complaît même dans cet état…

     

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    Pas comme les autres…

    Si Jacques Demy a commencé à tourner des courts-métrages vers la fin des années 50, puis des films de long-métrage, dans le sillon de Truffaut, Chabrol ou Godard, il n’a cependant pas vraiment contribué à ce renouveau du cinéma français qu’a pu constituer la Nouvelle Vague, même s’il s’en est sans doute servi. Bien que la forme de ses premiers films soit assez classique, ce qui l’était en revanche moins, c’était ses personnages et leur devenir.

    Son épouse, Agnès Varda, elle aussi cinéaste, va utiliser La Nouvelle Vague à sa manière, dès 1962, avec le fabuleux et tellement moderne « Cléo de 5 à 7 », puis en 1965 avec « Le Bonheur ». Stylisé, peut-être, mais en étant tout de même très proche de cette vision du monde, dans laquelle les hommes et les femmes semblent toujours seuls, malgré ces foules qui les entourent.

    Jacques Demy, quant à lui, ne craint pas le romantisme exacerbé, les chansons exaltées et les histoires d’amour échevelées. Plus imprégné par le cinéma américain des années 30 à 50, pour ce qu’il exprime de fantasme et de rêve, que d’une certaine réalité crue mise en exergue dans le cinéma italien de l’époque, ou encore les interrogations politiques de ses confrères français, Demy va tisser, tout au long de sa filmographie, une variation sur des individus qui rêvent de partir. Tous ceux qui souhaitent le mouvement et ne plus être là… Partir comme ultime étape, comme ultime sens à leur vie qu’ils ne maîtrisent pas trop, mais imaginent toujours que tout sera forcément mieux ailleurs.

    En ayant été durablement marqué par des orfèvres, tels Stanley Donen, Mark Sandrich ou Vincente Minnelli, et cet âge d’or hollywoodien, lorsque la comédie musicale rayonnait en reine sur grand écran, Jacques Demy va tenter avec succès (un certain temps…) de malaxer ce cinéma flamboyant et techniquement imparable, tout en y instillant les réalités de ces années 60.

    Anouck Aimé, Jeanne Moreau, d’abord, prêtent leurs charmes surannés à cette quête, puis Deneuve, sa sœur Françoise Dorléac, Delphine Seyrig. Des femmes aussi fragiles que fortes, autant rêveuses qu’avec les pieds sur terre. Une dualité dont elles se servent toutes pour autant charmer, manigancer, que s’affranchir de règles séculaires et rouillées. Des femmes-enfants qui sont les égales des hommes. Des hommes qui, chez Demy, sont encore plus paumés quand ils ne sont pas tout simplement des éternels perdants.

    Le temps d’une parenthèse de quelques années aux Etats-Unis, Demy réalise « Model Shop ». Le projet ne pioche plus dans la Nouvelle Vague française que quelques formes, mais anticipe à sa manière le courant à venir que l’on appellera rétrospectivement le Nouvel Hollywood.

    Un film où on retrouve également une certaine Lola, le personnage d’Anouck Aimé dans l’oeuvre éponyme. On se souvient d’ailleurs que dans le film de 1961, Lola rêvait justement de partir en Amérique pour vivre ses rêves, et on la retrouve finalement strip-teaseuse, comme modèle que des anonymes viennent prendre en photo dans des cabines quelque peu sordides.

     

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    C’est donc cela aussi, le cinéma du réalisateur du « Bel Indifférent », une ironie cinglante et une mélancolie comme baume apaisant, mais qui ne peut guérir les plaies. Quelque chose de doux et qui sent bon, qui entretiendra au contraire notre nostalgie, comme s’il s’agissait « d’une  écharpe de blanche laine ». À noter aussi que dans les « Demoiselles de Rochefort » qui se situe dans le temps entre « Lola » et « Model Shop », on évoque à un moment donné un sordide fait divers, avec une malle en osier qui a été retrouvée, contenant le corps démembré d’une ancienne danseuse qui s’appelait Lola-Lola. Humour noir et encore lien direct. Parle-t-on de la même Lola ?

    La filmographie de Jacques Demy s’avère particulièrement hétérogène, dans laquelle des films se répondent en miroir, avec ces petites passerelles secrètes qui les unissent tous les uns aux autres ; un fil invisible qui maintient de manière fragile tout cet univers, cette cosmogonie. C’est pour cela que l’on s’y retrouve toujours, au détour d’une situation, d’un mot ou d’une chanson. Les rêves se chantent et la réalité s’articule autour de bavardages uniformes.

    Les âmes frêles, les amoureux de l’amour, les pessimistes joyeux et les humanistes déçus s’y retrouvent toujours. Et ceux qui se croisent dans les films de Demy ne sont pas optimistes mais plutôt idéalistes. Ils ne croient pas à l’hubris des conquérants et aux tours de Babel. En revanche, ils croient aux rencontres et aux hasards de la vie, aux détails et aux petits gestes.

     

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    En 1964, « Les Parapluies de Cherbourg », ce sublime mélodrame qui obtient la Palme d’or à Cannes et qui rencontre un immense succès en France et à travers le monde, est l’exacte synthèse du cinéma de Jacques Demy en devenir. Un chef d’œuvre qui s’est dressé naturellement. Un état de grâce, un équilibre parfait. Un miracle.

    Trois ans plus tard, Demy réalise « Les Demoiselles de Rochefort ». Sans doute plus abordable, dans sa facture plus riante et colorée, il n’en demeure pas moins que l’histoire comporte tout autant de personnages aux destinées semées d’obstacles et de désillusions. À la différence de son prédécesseur, ici, pour la plupart des protagonistes, les résolutions à leurs arcs narratifs seront comblés par l’amour et le succès.

    L’histoire, qui se déroule dans ce Rochefort solaire et magnifié, repeint pour l’occasion en couleurs pastels, est une sorte de convalescence, après la noirceur des « Parapluies de Cherbourg ». Le rétablissement est complet, entre chansons imparables et chorégraphies virevoltantes. Voir ainsi Catherine Deneuve, Danielle Darrieux, Françoise Dorléac, Michel Piccoli et Gene Kelly dans le même film, c’est comme se retrouver enfermé toute une nuit dans une pâtisserie ou un glacier. Le film est une pure merveille, un enchantement créé de toute pièce. Ce n’est plus un sentiment, une impression, mais une réalité tangible, palpable.

    Encore trois ans plus tard, c’est au tour du film « Peau d’âne » de venir tenter de réitérer l’exploit, en épousant cette fois-ci le mode du conte, à la manière d’une fantaisie anachronique et loufoque. Les chansons ciselées de Demy et Legrand sont parfaites, inoubliables, comme autant de tubes intimes, un peu honteux, que l’on chantonne encore aujourd’hui, tels des mantras bienfaiteurs. Ce cinquième film est probablement le point d’orgue de la filmographie de Jacques Demy, l’ultime plaisir bourré de références et de symboles, de facéties et de clins d’oeil.

     

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    En 1973, c’est avec le film « L’événement le plus important depuis que L’homme a marché sur la Lune » que Jacques Demy surprend encore, avec une histoire dont le sujet aurait pu être là aussi un prétexte pour une comédie hollywoodienne. Avec Catherine Deneuve qui collaborera pour la dernière fois avec Demy et Marcello Mastroianni, le réalisateur nantais s’essaie à la satire sociale, comme aurait pu le faire Marco Ferreri, néanmoins sans la charge politique de l’auteur de « La Grand Bouffe ».

    Le sujet : un homme tombe enceinte et devient le porte-étendard mondial pour une nouvelle ère et peut-être un nouveau monde. On regrette juste que le film se cantonne à une comédie légère et distanciée, une farce qui désamorce toute polémique. Il y avait là pourtant une tentative de renouveler un genre et l’envie pour Jacques Demy de se défaire un peu de l’image qui lui collait à la peau.

    À partir des années 80, l’inspiration du réalisateur de « Lady Oscar » ne tolérera plus l’époque qu’elle va traverser. En 1982, il y a bien « Une Chambre en Ville » qui se voudrait le pendant plus actuel et plus gris des « Parapluies de Cherbourg », avec ses dialogues chantés et son fond social. Mais les années 80 ne possèdent décidément plus la légèreté et la magie picturale des années 60. Le sujet et l’ensemble se contentent d’essayer d’imposer uniquement leurs acteurs principaux. Sans plus d’entrain que ça… Le film paraît raide et peu aimable.

    C’est le début de la fin… En 1985, « Parking » avec Francis Huster, qui prétend revisiter le mythe d’Orphée, est une catastrophe industrielle. Que ce soit la transposition de l’histoire originelle dans des décors dépouillés et bétonnés (faute de moyens conséquents pour le projet), la direction artistique, les chansons, jusqu’aux acteurs, Francis Huster en tête, tout constitue un festival de mauvais goût et de moments gênants.

    En 1988, « Trois Places pour le 26 » avec Yves Montant et Mathilda May sera certes mieux préparé et tourné dans de bonnes conditions. Mais hélas, là encore, le film ne séduit pas plus le public, bien que la critique ait poussé le projet en avant. Les comédies musicales semblent avoir fait long feu et même si on s’intéresse toujours aux classiques d’antan, les nouvelles créations agacent plus qu’elle ne suscitent la curiosité et l’enchantement. Celui qui avait su charmer le public dans les années 60, voire dans les années 70, ne comprend plus rien à l’époque dans laquelle il évolue désormais, où tout semble aller de plus en plus vite. le goût des spectateurs peut changer du jour au lendemain, en fonction de l’offre plus que le demande.

     

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    Il ne faut plus chercher la cohérence, les envies, les désirs. C’est une période en pleine mutation, où la fragilité n’a plus lieu d’être. Les héros se doivent d’être forts et sans ambiguïté. Le cinéma de Jacques Demy est devenu désuet. Il va tomber malade et s’éteindra en 1990.

    Celui qui avait quelque peu perdu de sa superbe, va voir après sa disparition, et surtout grâce au travail acharné de sa défunte épouse Agnès Varda, son œuvre être remise en selle, avec moult anniversaires et événements commémoratifs. Certains de ses grands films, jadis conspués par une certaine presse comme par tous ceux qui pensent toujours être les garants de ce qui est bien ou de ce qui ne doit pas se voir, vont devenir des classiques impérissables, des pièces maîtresses du paysage cinématographique français.

    Le cinéma de Jacques Demy, c’est en fin de compte tout un espace de fantaisie immense et sans limite imposée, des bonbons au réglisse qui laissent dans la bouche ce goût si particulier, tout autant sucré qu’un peu amer.

    Tous ces films magiques, ces chansons précieuses, ces actrices, ces acteurs, tous ces noms, ces personnages qui se sont prêtés au jeu de l’amour ludique et rieur, de la fantaisie doucereuse mais mélancolique, tous ces ballets, ces élans et ces frasques orchestrés par un homme idéaliste, qui croyait au cinéma et ses conjurations, sont ce qu’il y a de plus précieux, qui nous requinque lorsque tout le reste est en train de s’effondrer.

     

    « Nous ferons ce qui est interdit, nous irons ensemble à la buvette, nous fumerons la pipe en cachette, nous nous gaverons de pâtisseries… Mais qu’allons-nous faire de tous ces plaisirs ? Il y en a tant sur terre. »

     

    C’est là la vraie définition du mot bonheur.

     

     

     

  • Osamu Tezuka, à tout seigneur du manga, tout honneur

     

     

    Si le terme Manga peut être traduit originellement par « image dérisoire », l’artiste japonais Osamu Tezuka a donné à la bande dessinée et à l’animation japonaise ses lettres de noblesse, tout en les modernisant au cours du 20ème siècle, en posant les bases et codes de ce qui se fait encore aujourd’hui dans ces domaines, au pays du Soleil levant. Et si Osamu Tezuka est parfois surnommé au Japon « Manga no Kami-Sama », littéralement « le Dieu du Manga », ce n’est pas pour rien.

     

    Son enfance…

    Né le 3 novembre 1928 à Toyonaka, près de la ville d’Osaka au Japon, Osamu Tezuka fut très vite bercé par l’animation et la bande dessinée occidentale, ainsi que japonaise, grâce à ses parents. Son père était en effet un lecteur assidu de comics strips américains, mais aussi des premiers mangas créés dans l’archipel et a tout naturellement transmis cette passion à son fils.

    La mère du jeune Osamu avait quant à elle l’habitude de lui lire ces bandes dessinées et l’emmenait souvent voir la troupe de théâtre de Takarazuka, type de théâtre créé dans la ville nipponne de Takarazuka, où tous les rôles sont uniquement tenus par des femmes. Ce qui a probablement dû inspirer le jeune Tezuka pour certaines de ses œuvres, notamment « Princesse Saphir ».

    A noter d’ailleurs que la famille Tezuka possédait un projecteur et n’hésitait pas à passer régulièrement des films, notamment des dessins animés créés par la toute jeune compagnie Disney. On peut ainsi dire que les parents d’Osamu ont préparé le terrain et probablement initié la passion grandissante de ce dernier pour la bande dessinée et l’animation.

    C’est alors qu’éclate la Seconde Guerre mondiale et que le jeune Osamu, alors adolescent, est témoin d’un bombardement sur Osaka et des pertes humaines qui en résultent, ce qui le marquera à tout jamais. Ayant survécu à ce drame, il décide de se lancer à l’âge de 17 ans dans la carrière de dessinateur de manga. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne fit pas les choses à moitié…

     

    Premiers succès…

    Dans son premier manga publié en 1947, « La nouvelle île au trésor », les pages affichent un découpage clair, tandis que celui des cases fait parfois penser à un storyboard, alors qu’à l’époque, il reste souvent très classique. Osamu Tezuka, dont les dessins sont épurés, au dynamisme cinématographique, présente des personnages avec de grands yeux, centrant l’attention du lecteur sur ces derniers, sans parler de l’emploi d’autre techniques issues du 7ème art, parmi lesquelles le gros plan.

    Si de nombreux mangas reprennent aujourd’hui les mêmes canons esthétiques, avec ces personnages aux grands yeux, Tezuka fut néanmoins le premier à utiliser cette technique, inspirée de l’animation américaine, afin d’attirer l’œil du lecteur sur les personnages principaux, généralement les protagonistes de l’histoire, et les rendre plus sympathiques.

    Et le succès fut immédiat… « La nouvelle île au trésor » paraît dans un type de revues dénommées « Akkabon », des livres dont l’encre rouge vif mettait en valeur une couverture aux couleurs criardes, et s’écoule à 400.000 exemplaires.

    Autres caractéristiques de son style, les véhicules se tordent et de nombreux traits dans le dessin ajoutent à l’impression de vitesse, ces traits qui seront présents dans toutes les œuvres de Tezuka, repris ensuite par d’autres Manga et mangaka, dans le même but. La modernisation du manga, autrefois très statique dans ses dessins, est en marche et ce style plaît définitivement à la jeune génération d’après-guerre.

    Fort de son succès naissant, Tezuka-san a désormais les mains plus libres et peut raconter ses histoires comme il le désire. En 1949, son éditeur lui laisse ainsi carte blanche pour créer une histoire de science-fiction. Tezuka choisira de faire une adaptation très libre de « Metropolis », où l’un des thèmes récurrents du dessinateur fait son chemin, celui du progrès technique et technologique incontrôlé, qui échappe à l’humanité.

     

    Dans la jungle, un roi est né…

    Osamu Tezuka réalise d’autres one-shots au cours des deux années suivant la parution de « Metropolis ». Mais c’est incontestablement son manga « Le Roi Léo », sorti en 1950, qui initie une véritable série. Ce manga comportera plusieurs volumes et deviendra un vrai feuilleton.

    L’histoire contée par Tezuka est celle d’un petit lion blanc, futur roi de la jungle, dont le père est assassiné par des chasseurs. Adopté par un humain, Léo finit par revenir en Afrique, pour constater que le trône de son père a été usurpé par un lion borgne à la crinière noire. Léo aura fort à faire pour retrouver sa place légitime, en évinçant le traître (assisté de deux hyènes particulièrement obéissantes et stupides). Pour y parvenir, Léo est lui-même aidé par un Mandrill, aussi vieux que sage, un oiseau facétieux et d’autres acolytes. Finalement, Léo, une fois adulte, vaincra l’usurpateur qui tombera du haut d’une falaise, scellant son destin.

    Dans ce manga, Tezuka met en avant l’impérieuse nécessité pour les hommes de vivre en harmonie avec la nature. Mais même dans cette nature par essence bienveillante et précieuse, les choses ne sont guère aisées et la lutte est partout, pour y faire ses preuves. Car la nature est certes omniprésente dans l’oeuvre du maître, mais elle a le pouvoir de se rebeller contre l’homme, lorsque celui-ci va trop loin en la malmenant.

    En 1954, la série « Le Roi Léo » s’arrête, après sa publication intégrale, en trois volumes. Une chose importante est à noter à propos de son adaptation en Anime : en 1965, le manga sera adapté pour la tv par le studio Mushi Production, créé par Osamu Tezuka lui-même, devenant ainsi le tout premier animé en couleur de l’histoire du Japon.

    Très rapidement, Tezuka ne se contente plus de dessiner des histoires pour le 8ème Art, car il prend conscience que s’il veut proposer des adaptations à l’écran qui restent fidèles à l’esprit de ses mangas, par le dynamisme des personnages, des scènes ou des plans, mais surtout le respect des thèmes abordés, il lui faut un moyen de superviser, voire même de contrôler tout le processus créatif.

    En fondant ainsi ses propres studios d’animation, lui qui était un fan de Walt Disney et de sa manière de rendre réalistes et vivants ses personnages – il a quand même regardé Bambi quatre-vingts fois au cours de sa vie – Tezuka se dote avec Mushi Production d’un outil qui lui permettra de mener à bien ses projets les plus fous.

    La boucle semble donc bouclée. Et en fait, ça n’est que le début, car c’est également la révolution de l’animation japonaise qu’il met en branle, lui permettant ainsi d’acquérir la reconnaissance internationale dont elle jouit aujourd’hui.

    Pour faire un petit aparté, si l’histoire de ce petit lion blanc vous semble si familière, c’est normal… « Le Roi Lion » de Disney, sorti en salle en 1994, reprend les grandes lignes de l’histoire, et même les plans de l’anime du « Roi Léo » de Tezuka paru quelque 44 ans plus tôt…

     

     

     

    1952, Naissance d’un petit robot, icône du Manga.

    Tandis qu’il écrivait et dessinait « Le Roi Léo » en 1950, Tezuka s’affairait également à créer un nouveau manga de science-fiction, « Astro Boy », sorti en 1952, et dont la diffusion durera plus d’une décennie.

    Connue en France sous le titre « Astro, le Petit Robot », c’est avec mes yeux d’enfants que je découvre cette version moderne mais également futuriste de Pinocchio (je pense surtout au conte) pour la première fois devant mon poste de télévision, dans les années 80. Cette série animée, diffusée sur TF1 à partir de janvier 1986, n’est certes pas la première version (diffusée au Japon dans les années 60), mais elle respecte les grandes lignes du manga originel.

    En effet, celui-ci dépeint les aventures d’un robot androïde à l’apparence d’enfant, créé par un savant qui a perdu son fils dans un accident de voiture. Le robot ayant la même apparence que son défunt fils, il est un temps aimé par son créateur, qui le rejette ensuite, voyant qu’il ne peut grandir et encore moins vieillir.

    De rage, le père, en Geppetto indigne, vend le robot à un cirque, où il fait sensation sous son nom d’artiste, Astro. Car le robot créé par le savant, piètre paternel, est doté d’une force surhumaine et sera remarqué par un homme dénommé professeur Ochanumizu, reconnaissable par son nez très imposant ; personnage dont la silhouette et les apparitions seront d’ailleurs récurrentes dans les œuvres de Tezuka.

    Dans cette histoire, le robot à l’apparence enfantine montre un regard tellement « humain » qu’on peut même se demander s’il n’est pas doté d’une âme (ne pas oublier que le Japon est un pays bouddhiste ET Shintoïste, et dans les croyances shintô, les objets peuvent avoir une âme). Le bon professeur va adopter Astro et développer son potentiel. Désormais, le robot peut voler, tirer des rayons laser de ses doigts et il va se servir de ses capacités extraordinaires pour défendre la veuve et l’orphelin.

    Ce qu’il ne manquera pas de faire, car Astro doit affronter nombre de savants fous et leurs créations, notamment dans l’arc narratif « Pluto », où Astro doit arrêter le robot Pluto qui a été programmé pour anéantir les robots les plus puissants de la Terre, dont Astro. Le manga rencontre un franc succès et sera publié jusqu’en 1968, sur 23 tomes.

    Si ce passage est un peu long, c’est parce que l’on aborde les caractéristiques d’un schéma que l’on peut retrouver dans de nombreux mangas ; un héros attachant attirant l’empathie des lecteurs, un personnage vil et détestable qui trahit le protagoniste (ici Astro), un personnage qui lui va s’attacher au protagoniste et l’aider, voire l’adopter pour qu’il développe tout son potentiel.

    Mais surtout, quand on y regarde de plus près, on perçoit que Tezuka ne prend pas son lectorat pour une bande d’enfants idiots. Car c’est bel et bien un drame qui entraîne la création d’Astro, après la mort d’un enfant, ni plus ni moins. Le père crée un être artificiel pour remplacer son fils et c’est un échec : un être humain est unique. Mais le robot est lui aussi un être unique, à part entière, qui possède des sentiments et ses propres capacités, d’où son adoption par une autre personne qui, elle, reconnaît son individualité.

    On remarque également de nombreux passages comiques dans le manga « Astro Boy », comme dans son adaptation en animé, qui démontre que déjà, dans un manga, on peut passer des larmes aux rires, de la comédie au drame. Et cette capacité à passer de l’un à l’autre est une caractéristique des mangas, même encore aujourd’hui.

    Il est important de remarquer que c’est durant toute la période de publication d’« Astro Boy » au Japon que les enfants de l’archipel du Soleil levant recommencent à rêver et à regarder vers l’avenir, selon les dires de nombre d’entre eux, une fois devenus adultes. En effet, si l’histoire d’Astro Boy n’est pas exempte de conflits, elle leur présente un avenir où la technologie est florissante. Et dans le Japon d’après-guerre, c’est une véritable bouffée d’oxygène pour ce pays qui se cherche encore.

    En 2020, on peut dire que même si les adaptations d’« Astro Boy » sont nombreuses, le personnage originel créé par par Tezuka compte incontestablement parmi les personnages de fiction cultes du manga moderne. Une version en animatronique est ainsi présentée pour accueillir les visiteurs du musée Tezuka à Takarazuka.

     

     

     

    Une princesse déguisée en prince…

    C’est en 1953 qu’Osamu Tezuka commence la rédaction d’un manga de type « Shōjo », à savoir un manga destiné à un lectorat de jeunes adolescentes, qu’il nommera « Ribon no Kishi » (le chevalier au ruban), traduit en Français par « Princesse Saphir ». A mille lieux de nous proposer une romance sentimentale, Tezuka transpose son histoire dans un pays européen fictif (Silverland) et la situe vers la fin du Moyen Âge, lorsqu’un couple royal désirant un garçon, pour que la succession au trône puisse être directe, donne naissance à une fille, Saphir, que ses parents s’empressent de faire passer pour un garçon.

    Il faut dire que deux évènements compliquent l’histoire… Lord Nylon, qui pourrait prétendre au trône, est un gredin digne des Rois Maudits. D’autre part, après la naissance de la princesse, un ange (Tink), jouant les bonnes fées, se penche sur le berceau de la petite Saphir et fait l’erreur de lui donner deux « esprits » (Kokoro en Japonais, ce qui se traduit à la fois par cœur, âme, esprit, mais peut-être aussi par volonté) : un de fille qui la rend sensible et un de garçon qui la rend intrépide. Dieu, mécontent de l’erreur commise par l’ange inexpérimenté, le renvoie alors sur Terre pour veiller sur Saphir.

    Malgré ce cliché des deux « esprits » qui fait référence au rôle traditionnel des hommes et des femmes dans le Japon des années 50, Tezuka joue sur cette « dualité », d’abord pour faire de notre héroïne un garçon manqué, ce qui lui sera fort utile quand elle sera confrontée au Lord comploteur et à ses sbires, mais également pour montrer une jeune femme capable de combattre ses adversaires à la pointe de l’épée, faisant de sa Princesse Saphir un personnage qui sort des sentiers battus de l’époque. Ce qui pavera la voie à d’autres héroïnes au caractère tout aussi trempé : Usagi dans la franchise « Sailor Moon » ou encore Gally dans « Gunnm », pour n’en citer que deux).

    Malgré tout, la vie sentimentale de l’héroïne n’est pas oubliée car, shōjo oblige, elle tombe amoureuse d’un prince, et malgré son côté garçon manqué, elle rêve de rencontrer l’âme sœur (ne pas oublier le public ciblé par le manga).

    Après de nombreuses péripéties, Princesse Saphir finit par épouser le prince Franz, non sans avoir au préalable vaincu l’ignoble Lord Nylon, qui lui avait pris son trône en la démasquant. Et comme beaucoup de contes de fées, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants… En fait, ils en eurent deux et un manga relatant la suite des aventures de Saphir s’attarde dans un des volumes de la série sur l’histoire des deux enfants.

    Tout comme « Le Roi Léo » et « Astro, le petit robot », « Princesse Saphir », dont les aventures s’étalent sur trois volumes, aura droit à son adaptation tv en couleur…

     

     

     

    Les Années 70, des années sombres…

    Si cette période plus sombre dans le travail de Tezuka commence en fait en 1967 avec le manga « Dororo », elle se poursuit toute la décennie suivante, jusqu’au début des années 80. Les thèmes abordés y deviennent rapidement plus mûrs, figurant même parfois de façon assez crue les détails anatomiques d’opérations médicales, notamment dans une de ses œuvres-phares, « Black Jack », publiée entre 1973 et 1983.

    Trois mangas ressortent incontestablement de cette période : « Dororo » et « Black Jack », cités précédemment, mais également « La Femme Insecte » publié en un seul volume en 1970. Et on peut dire que durant cette période où le japon se cherche encore et l’économie de l’Archipel reste chancelante, Osamu Tezuka traduit cette atmosphère en mettant en scène des personnages arrivistes et peu empathiques.

    Dans « Dororo », Tezuka nous narre l’histoire d’un jeune garçon dont le père a pactisé avec 48 démons et a cédé 48 partis du corps de son fils pour acquérir de la puissance (l’image du père indigne est étonnamment récurrente). Le héros devra ainsi pourchasser les 48 démons pour retrouver toutes les parties manquantes de son corps. Tezuka concèdera avoir été lui-même surpris du tournant plus sombre pris par son histoire, ce qui écourtera finalement le manga (un problème avec son éditeur ?).

    Dans « La Femme Insecte », Tezuka aborde le genre du « Seinen » de façon plus marquée. Rappelons que le Seinen est un genre de manga destiné à un public plus adulte. Les histoires y sont plus psychologiques, les thèmes abordés ne sont en général pas des plus légers, et s’il y a parfois de l’érotisme, ça ne va guère plus loin (sous peine de tomber dans un autre genre).

    Bref, pour en revenir à la « La Femme Insecte », l’histoire dépeint des individus sans scrupules, prêts à tout pour parvenir à leurs fins, surtout avec le personnage principal de Toshiko Tomura, une véritable femme fatale dans tous les sens du terme, qui use de ses charmes pour réussir et qui cache derrière une réussite personnelle spectaculaire des secrets particulièrement sombres, entre meurtres et chantage.

    Le récit est parfois teinté de surnaturel, car il semble que cette femme, à la fois styliste, actrice et romancière reconnue, vole les œuvres d’autres personnes pour son propre profit, mais elle serait aussi capable d’absorber les capacités de ses partenaires avant de les faire taire. Tezuka nous décrit un milieu des affaires corruptible et corrompu à merci et le policier qui enquête sur Tomura a vraiment du souci à se faire…

    Ce one-shot sera suivi du manga « Black Jack », dans lequel Tezuka, qui a réussi à obtenir un diplôme en médecine malgré son emploi du temps très chargé, dépeint les aventures d’un médecin qui, dégoûté du système de santé japonais, opère en toute illégalité et propose ses services au plus offrant, sans aucune moralité, mais toujours avec une compétence des plus impressionnante.

    Contrairement à l’arriviste sans état-âme décrite dans « La Femme Insecte », « Black Jack » évoque un héros balafré à cause d’une bombe mal désamorcée, qui va progressivement s’humaniser au contact de ses patients et de son entourage, malgré une très forte misanthropie doublée d’un cynisme à toute épreuve. Toutefois, même si le personnage est peu regardant sur ses patients, Hazama Kuroo, le héros de « Black Jack », n’est pas dénué de principes et fait tout pour les soigner au mieux et les guérir, à grand renfort de détails médicaux dignes d’un épisode de série médicale américaine.

    Il en résulte un manga mûr dans lequel le héros cherche à se venger de la compagnie de déminage responsable de son apparence physique. À propos de cette apparence, justement, en plus de sa cicatrice et de son visage bicolore, Hazama Kuroo arbore une chevelure également bicolore, le noir et le blanc, que l’on retrouve dans le symbole du Yin et du Yang, accentuant ainsi le côté moralement ambivalent du personnage.

    Tout comme dans « La Femme Insecte », le surnaturel s’invite de nouveau dans « Black Jack », le héros a affaire à des maladies surnaturelles qui doivent être soignées de manière tout aussi peu naturelle, quand ce ne sont pas tout simplement des créatures surnaturelles qui lui font face.

    Encore aujourd’hui, « Black Jack » reste l’un des mangas de Tezuka parmi les plus connus et cet honorable misanthrope est quant à lui l’un des personnages-phares et des plus emblématiques de l’oeuvre du maître.

    Dans le même temps, outre la création de mangas, Tezuka s’attèle à l’animation, avec son nouveau studio Tezuka Productions, Mushi Production ayant fait faillite en 1973. Ce nouvel outil va lui permettre de continuer à mener de front l’adaptation de ses mangas en animes, comme de créer des œuvres originales où ses premières amours pour la science-fiction resurgissent, comme « Le Prince du Soleil » (« Hyakumannen Chikyu no Tabi Bandar Book ») en 1978.

    En 1972, en marge de ses activités habituelles, Tezuka, qui était profondément bouddhiste, signe une biographie sur Bouddha. Et pour l’anecdote, Il aurait également réalisé un anime consacré à la bible avec Tezuka Productions…

     

     

     

    Les Années 1980, les dernières années…

    Dans les années 1980, les œuvres les plus mûres et réfléchies sortent de l’esprit encore fertile de Tezuka, notamment « L’Histoire des 3 Adolf » en 1983, dans laquelle des personnages fictifs et historiques de la Seconde guerre mondiale s’entrecroisent dans une histoire de dossiers secrets qui démontreraient, dans la fiction, qu’Adolf Hitler (l’un des trois Adolf) aurait un grand-père juif. Les deux autres Adolf, dont les destins sont désormais liés à jamais, seront emportés dans la tourmente.

    Un reporter japonais, Shôei Tôge, se retrouve détenteur bien malgré lui des documents compromettants. C’est alors que Wolfgang Kaufman, un nazi convaincu vivant au Japon, le prend en chasse afin de récupérer le dossier secret attestant des origines juives d’Hitler. Mais très vite, on apprend qu’il est marié à une Japonaise et qu’ils ont un fils, Adolf Kaufman, qui finira dans la Waffen SS après un passage dans les Jeunesses Hitlériennes.

    On retrouve plus tard notre infortuné journaliste à Kobe, dans le ghetto juif de la ville, où il rencontre Adolf Kamil, tenancier d’une boulangerie. L’un des nombreux drames de cette épopée, c’est qu’Adolf Kamil et Adolf Kaufman sont en fait amis d’enfance. L’histoire les séparera, faisant de A. Kaufman un être déshumanisé et sans scrupules, n’hésitant pas à aller jusqu’à commettre des meurtres, si on a le malheur de lui déplaire. Il tuera par exemple un violoniste juif, qui jouait une musique trop triste à son goût.

    Si cette action avait suscité chez lui certains remords, ils les perdra assez vite pour poursuivre la mission de son père, en assassinant les parents d’une jeune juive sino-allemande (qu’il fera passer toutefois au Japon). Cette jeune femme deviendra finalement l’épouse de son ami d’enfance Adolf Kamil, dégoûté de ce qu’est devenu Adolf Kaufman, surtout après l’invasion de la Chine par le Japon.

    Sur fond de tragédie et d’espionnage, le Japon, l’Union Soviétique et l’Allemagne nazie traquent Shôei Tôge, qui a pu confier le dossier secret à diverses personnes, parmi lesquelles A. Kamil. Les fameux documents seront enterrés, mais A. Kaufman, de retour au Japon pour sa mission, découvre que le journaliste a épousé sa mère et que Kamil est marié à la jeune femme qu’il avait épargné, lorsqu’il lui restait encore un peu d’humanité. Il finit par retrouver les documents, mais il est trop tard : Hitler est mort et tous ses efforts et exactions diverses n’auront servi à rien…

    L’histoire se termine durant le conflit israélo-libanais dans les années 60, lorsque les deux derniers Adolf se livreront un duel à mort au Moyen-Orient ; chacun révèlera ce qu’il sait sur l’autre, et Kamil (chasseur de nazis) finira par triompher, pour mourir ensuite, victime d’un attentat. Sa famille racontera à Tôge, toujours en vie, la triste histoire de ces deux amis que la vie a transformé en ennemis jurés.

    Osamu Tezuka signe là son œuvre la plus profonde. Il y dévoile son dégoût absolu pour les régimes totalitaires, qui endoctrinent les peuples pour leur faire commettre les pires atrocités, le bombardement d’Osaka l’ayant particulièrement marqué dans son adolescence. « L’Histoire des 3 Adolf » est résolument une de ses œuvres les plus complexes et adultes, mais aussi une de ses dernières. Il se demande néanmoins encore jusqu’à quelles extrémités les hommes peuvent aller.

    Côté animation, nous retiendrons également l’adaptation d’un de ses anciens mangas, « Fumoon », où une humanité en pleine guerre froide doit faire face à l’apparition d’une nouvelle espèce pensante sur Terre. Si cette nouvelle espèce d’origine insectoïde éprouve un profond dédain pour les humains, qu’elle trouve destructeurs et agressifs, elle ne cherche cependant pas la guerre, car un nuage de particules spatiales mortelles menace la Terre.

    Cette « nouvelle humanité » (comme présentée dans l’anime) cherche en effet à s’enfuir au plus vite de ce monde condamné, leur technologie dépassant de loin la nôtre. L’humanité ne devra son salut qu’au sacrifice d’une de ces insectoïdes qui dissipera le nuage, ayant fait connaissance avec des humains qui ont fait preuve de compassion, en s’alarmant de la situation, confrontés à l’inertie des dirigeants de tous bords (thème que l’on retrouvera dans « Albator »).

    Durant les dernières années de sa vie, Osamu Tezuka s’attelle à achever « Phénix, l’oiseau de feu », commencé dans les années 1950 (mais qu’il ne parvint finalement pas à terminer), où un jeune homme, qui est l’élu de cet oiseau, représente une force cosmique censée empêcher une humanité sur le déclin de détruire l’univers. Le héros voyagera ainsi à travers le temps.

    Et les tomes ne respectent pas la chronologie des intrigues. Dans un tome, on se retrouve dans le futur, pour être dans le passé dans le suivant. Tezuka nous livre ici sa vision assez pessimiste des choses, et les thèmes de la robotique, de la définition de l’âme humaine y sont déjà abordés.

    En 1989, Osamu Tezuka décède sur son lit d’hôpital, atteint d’un cancer de l’estomac. La légende urbaine veut qu’il serait mort la planche à dessin à la main, en demandant à l’infirmière de le laisser encore dessiner…

     

    En Conclusion…

    Osamu Tezuka laisse derrière lui une œuvre immense, constituée d’environ 700 mangas et de 170.000 pages, sans même parler des 70 animes réalisés. En tout cas, trop d’oeuvres à évoquer dans cet article, où je me bornerai ainsi à ne citer que les plus marquantes.

    Ces œuvres sortent ainsi très vite du strict cadre enfantin, pour aborder des thèmes des plus variés, entre comédie (« Don Dracula » dans les années 1970), science-fiction, avec « Astro Boy », « Phénix, l’oiseau de feu » ou « Fumoon », mais aussi polar ou espionnage, avec « La Femme Insecte » et « L’Histoire des 3 Adolf ». Voire même le conte de fée… Tezuka, qui a vu quatre-vingts fois Bambi dans sa vie, sera un touche-à-tout durant toute sa carrière, dans les domaines tant du manga que de l’animation.

    Il alternera également dans la plupart de ses mangas les moments de rires et de larmes, tout en abordant des thèmes sérieux, comme la pollution, les dérives qui pourraient potentiellement devenir les nôtres, tout en les rendant abordables et compréhensibles, d’abord à un jeune public, puis aux jeunes adultes dans les œuvres les plus tardives des années 1970 et 1980.

    Tezuka a non seulement totalement réinventé la bande dessinée japonaise, de son vivant, excusez du peu, mais il a de surcroît fait beaucoup d’émules, de par son style très dynamique, rapide et son approche cinématographique du média, mais également avec cette façon de faire passer des émotions à travers une narration prenante.

    Dès les années 1970, Leiji Matsumoto, le père d’« Albator » et l’ancien assistant de Tezuka, aborde le thème d’une humanité apathique et désarmée face à une menace mortelle, celle des Sylvidres. D’autres lui emboîteront le pas, comme Go Nagai, le créateur de « Goldorak ». Puis évidemment l’incontournable « Dragon Ball », sans parler des « Chevaliers du Zodiaque » (« Saint Seiya ») et de « Sailor Moon », qui suivront dans les années 80 et 90.

    « Gunnm » (acronyme pour Gun & Dream) de Yukito Kishiro, manga cyberpunk des années 90, a également en commun avec toutes ces œuvres le dynamisme des traits, des thèmes essentiellement pour adultes, ainsi que cette recherche effrénée dans la conjugaison des histoires divertissantes et réfléchies. Les passages légers y sont rares, les dessins et dialogues de cet univers font percevoir la dureté du monde dans lequel évolue l’héroïne. En substance, imaginons que Mad Max rencontre Robocop… Même les années 2000 ne sont pas en reste, avec « Naruto », « Death Note » et « Bleach ».

    Mais ce qui est certain, c’est que tous ces mangas et animes sont les dignes héritiers des oeuvres de Tezuka et de son savoir-faire, et n’auraient probablement jamais existé si un jeune garçon sorti de la Seconde guerre mondiale n’avait décidé de prendre ensuite la plume.

     

     

     

     

  • François Ozon : Cinéma Décalcomanie

     

     

    Ce que l’on ne pourra jamais enlever à François Ozon, c’est son appétence pour le cinéma. Depuis 1988 et son premier court-métrage, « Photo de Famille », il enchaîne avec boulimie les longs-métrages, afin probablement de nous démontrer ses capacités à tenir une caméra et à raconter des histoires. Certes…

     

    Car parfois, rien ne sert de scander haut et fort son amour pour les films et le 7ème art, si c’est dans le seul but de se prouver à soi-même le bien-fondé de ses ambitions. François Ozon revient pourtant assez régulièrement à la charge, fort de quelques indéniables succès publics et des honneurs qui lui sont souvent rendus dans la presse. Alors, oui, en 23 ans de carrière, le réalisateur aura produit pas moins de vingt films, et c’est beaucoup…

    Mais François Ozon a-t-il vraiment quelque chose à dire et l’énergie nécessaire pour le faire ? De l’énergie, il en a à revendre et il l’a déjà démontré, avec cette façon simple et directe d’enchaîner des projets sans aucun lien, les uns à la suite des autres, et cette capacité d’aborder tous les sujets, tous les thèmes au cinéma. Bref, il possède la carte, celle qui permet de monter tous les projets possibles. Et rares sont les auteurs en France à pouvoir jouir de tels privilèges.

    Seulement voilà, comment résumer le cinéma de François Ozon ? Est-il le fils spirituel ou illégitime de Pedro Almodovar et André Téchiné, voire de Brian De Palma ? Tant le réalisateur de « Huit Femmes » oscille, hésite et ambitionne de manière aléatoire des films qui se voudraient dévastateurs, puissants, étranges, qui nous emportent, ou bien juste qui seraient drôles, acides et impertinents.

     

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    Car la force des cinéastes cités plus haut, en référence directe, c’est que leurs œuvres s’additionnent, se construisent au fil de la filmographie de leurs auteurs. On peut alors, en tant que cinéphile ou même simple spectateur, apprécier cette progression qui saute aux yeux, de film en film ; le fait qu’ils se répondent les uns aux autres dans une cohérence artistique évidente.

    A l’inverse, en considérant la filmographie de François Ozon, on l’imagine non pas comme une abeille qui butinerait le pollen pour construire une œuvre (sa ruche…), mais plutôt comme une guêpe opportuniste qui se sert allègrement de ce qu’ont construit les autres, pour arriver à ses propres fins. Car Ozon a cette fâcheuse manie de nous convier à des récits qu’on a l’impression de déjà connaître…

    Et il n’y a aucune pertinence, aucune surprise et encore moins de prise de risque dans ce que nous propose le réalisateur d’ « Une Robe d’Eté », tant tout semble évident et balisé. Son cinéma est confortable, quand il souhaiterait nous faire croire qu’il est subversif. Subversif, Ozon le fut parfois, avec son premier long-métrage, « Sitcom » (1998), puis avec « Huit Femmes » (2001) ou encore « Jeune et Jolie » (2013). Car ces trois films relevaient du parfait mélange entre douceur sucrée, acidité et amertume.

     

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    Sans pour autant faire référence à de grands noms du cinéma, on peut d’ailleurs trouver chez François Ozon des accointances avec un autre réalisateur français, qui tente lui aussi depuis des années de nous caser ce qui constituerait son chef d’œuvre : Patrice Leconte. Car il y a incontestablement chez ces deux cinéastes cette même envie, ce même besoin impérieux, de réaliser « le grand film », avec du souffle romanesque et de la virtuosité.

    Tel un élève appliqué et un brin zélé, on retrouve ainsi chez Ozon tout ce dont il s’est nourri chez les autres durant des années. Outre les réalisateurs cités plus haut, on pourrait ajouter à la liste Buñuel et Chabrol, quand il évoque la bourgeoisie, en s’en moquant. La belle affaire, puisque tant Buñuel que Chabrol ont su, quant à eux, si bien décortiquer cette thématique sous divers angles qu’il devenait dès lors présomptueux de tenter de faire mieux, dans le registre de la farce, comme du polar ou de la caricature.

    C’est avec le soutien indéfectible d’une presse en général dithyrambique, une alliée sur laquelle il a pu compter depuis ses tout débuts, qu’Ozon a pu ainsi continuer son petit bonhomme de chemin, sans ne jamais avoir à s’inquiéter ou devoir remettre en cause ce qu’il pense être un talent évident chez lui, celui de brasser avec tant de naturel et de facilité tout ce qu’il touche.

    On retient donc, par pure politesse, des films tout au plus aimables, « Sitcom », « Huit Femmes », « Potiche », « Grâce à Dieu », « Eté 85 ». Mais souvent, lorsque lui vient des envies de cathédrales, on est abasourdi par tant de prétention et de vacuité. « Dans la Maison », « Une Nouvelle Amie », « Frantz », autant de films dans lesquels on sent François Ozon totalement perdu, entre la technique, le cadre, la mise en scène et le jeu des acteurs. Des productions sans aucune direction, aucun fond… On comprend néanmoins ce qu’il cherche à nous montrer, mais le problème, c’est que n’est pas Visconti, Verhoeven, Granier-Deferre ou Sautet qui veut…

    Pour revenir à son dernier film, « Eté 85 », qui bénéficie du sticker « Sélection Officielle Cannes 2020 », là encore attribué par une presse majoritairement bienveillante à son égard, on ne peut que rester incrédule devant ce qui pourrait ressembler à un film de Jean-Daniel Cadinot, sans les scènes de sexe explicites, évidemment, s’il n’y avait pas autant de tapage à son endroit.

     

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    Ozon se sent obligé de rendre l’intrigue de son histoire tarabiscotée au possible, peut-être pour mieux créer une ambiance et un malaise, alors qu’avec « Eté 85 », il ne s’agit en fait que d’une petite histoire qu’Eric Rohmer aurait très bien pu porter à l’écran, s’il s’était plus intéressé aux amours homosexuels dans sa filmographie.

    Tout ici est tortueux à souhait et faussement mystérieux, finalement pour pas grand-chose. Mis à part les deux acteurs principaux qui jouent là encore comme dans un film de Cadinot, tous les autres rôles secondaires tiennent plus de la caricature et du faire-valoir que de personnages à part entière. D’un côté, Isabelle Nanty, que l’on a connue un peu plus inspirée, incarnant cette mère prolétaire qui fait sans arrêt le ménage tout en épluchant frénétiquement des pommes de terre, et de l’autre, Valeria Bruni Tedeschi, encore une fois border line et peu servie par l’indigence des dialogues.

    Peut-être eût-il été plus judicieux pour le réalisateur de transposer cette histoire d’amour entre deux adolescents de nos jours, plutôt que de la situer dans des années 80, à grand renfort de tubes de l’époque, pour jouer plus que de raison sur une nostalgie de bon aloi. Car, à part entendre « In Between days » des Cure en ouverture putassière du film, le fameux titre du groupe bien sorti en 1985, « Eté 85 » ne raconte rien d’autre, ni de cette année-là ni de cette période.

    Une fois encore, on voit François Ozon se débattre, totalement incapable d’élargir le cercle de son histoire et du contexte dans lequel il a placé ses deux personnages principaux, pour les faire évoluer dans cette période bien précise. Mis à part une Renault 5 ou un peigne cran d’arrêt, nous repasserons, pour ce qui est du voyage dans le temps et la crédibilité de cette reconstitution temporelle bâclée.

    Non, une fois de plus, tout cela relève de la supercherie et de la paresse intellectuelle, et tout reste fade et insignifiant. Quant à François Ozon, il s’avère incapable de faire briller ses acteurs au-delà de leur possibilité première. Il pourrait être un faussaire de talent, un peu à la manière d’un Quentin Tarantino, qui sait malaxer les références pour nous offrir des objets pop. Mais même ce travail de copiste échoue, car il n’y a pas, derrière, ce sens du travail bien fait, de l’artisanat, de l’orfèvrerie, qui pourrait nous épater, comme lorsque Brian De Palma revisitait les films d’Alfred Hitchcock, en un relecture brillante et inspirée.

     

     

     

  • « Shining » : le mystère Overlook qui attend toujours sous la neige

     

     

    Voilà bien un film qui, depuis sa sortie en salle en 1980, aura fait couler beaucoup d’encre. On ne dénombre plus les articles, les livres ou les documentaires retraçant l’histoire de « Shining ». Des journalistes, des cinéphiles, des professeurs de cinéma, voire des réalisateurs eux-mêmes, s’y sont confrontés, dans leur travaux comme dans leur questionnement sur ce qu’est une œuvre cinématographique, son sens et ses images.

     

    « Shining » appartient ainsi à la race de ces films disséqués, analysés, autopsiés, tant il reste encore aujourd’hui un objet de fascination, plus étrange même que l’histoire qu’il nous raconte. Beaucoup voudraient voir dans la filmographie de Stanley Kubrick, le réalisateur de « Full Metal Jacket », une manière démiurgique et définitive d’aborder chacun des projets dans lesquels il put se lancer.

    Que ce soit avec le polar (« Le Baiser du Tueur », 1955), la science-fiction (« 2001, l’Odyssée de l’Espace », 1968), le genre psychanalytique (« Eyes Wide Shut », 1999), la comédie (« Docteur Folamour », 1964), le film de guerre (« Les Sentiers de la Gloire », 1957) ou le péplum (« Spartacus », 1960), celui qui rêvait de porter à l’écran le personnage de Napoléon Bonaparte a toujours exprimé un certain sens du détail et une lecture toute personnelle du sujet qu’il abordait. Stanley Kubrick reste aujourd’hui encore un personnage assez mystérieux, finalement. Il n’aura dirigé que treize films sur une période d’une quarantaine d’années, quand d’autres en réalisent un par an…

    Car le moins que l’on puisse dire, c’est que Kubrick prenait son temps et préparait beaucoup en amont. Il ne faut pas voir en lui un quelconque génie zélé qui rechercherait absolument le diable qui se cacherait dans les détails, mais plus un perfectionniste, un peu misanthrope, qui aurait eu du mal à déléguer et qui aurait surtout voulu tout faire lui-même…

    Lorsque vous prenez Steven Spielberg, à qui d’ailleurs Kubrick confia un autre projet qui lui tenait à cœur, « A.I. (Intelligence Artificielle) », le réalisateur de la saga « Indiana Jones » a toujours su s’entourer de collaborateurs de confiance, à qui il peut déléguer un certain nombre de tâches, ce qui lui permet de se concentrer sur l’essentiel. Stanley Kubrick, quant à lui, aura finalement consacré plus de temps à des projets avortés qu’à des films menés à terme, justement à cause de ce pêché d’orgueil.

    Au point qu’on pourrait presque le comparer à Terrence Malick, qui lui aussi, jusque dans le courant des années 2000, ne nous avait livré que trois films, impressionnants de maîtrise, avant qu’il ne vive une crise existentielle et que des producteurs « cinéphiles » mais peu scrupuleux ne viennent frapper à sa porte, avec des mallettes remplies de billets verts, pour qu’il finisse par se mettre à tourner depuis vingt ans avec la (presque) frénésie d’un Claude Lelouch…

    Parfois pour le meilleur (« Le Nouveau Monde », « The Tree of Life », « Une Vie Cachée »), mais le plus souvent pour le pire (« A La Merveille », « Knight of Cups », « Song To Song »…), en attendant « The Last Planet » qui devrait sortir dans les prochains mois, avec une histoire consacrée à Jésus et ses apôtres. Une deuxième partie de filmographie en tout cas principalement axée sur la foi, l’amour, la place de l’homme dans l’univers, et des films qui se répondent les uns les autres, avec plus ou moins de bonheur.

    Pour en revenir à Stanley Kubrick, l’affaire est en revanche plus intéressante, tant chacun de ses films reste différent du précédent, avec toujours la volonté de recommencer depuis le début, de tout reprendre à zéro. On pourrait même se hasarder à faire une comparaison avec Sergio Leone, et la volonté presque systématique qu’affichaient les deux réalisateurs de constamment réinventer le cinéma et son langage.

    En adaptant un roman de Stephen King, il semblait évident que Kubrick ne voulait pas seulement satisfaire un caprice, qui eût pris la forme d’un film d’épouvante, à base de scènes grandiloquentes et de seaux d’hémoglobine. Kubrick avait bien peu d’égard pour l’écrivain du Maine et pour son œuvre en général. Et le livre n’était bel et bien qu’un prétexte, ce qui n’empêche cependant pas le film de comporter quelques scènes hyperboliques, assorties de litres et de litres de sang versés.

    Comme si Kubrick, avec son humour particulier, avait cherché à évacuer ainsi tout ce qui pouvait constituer les éléments prédominants de ce style de films, afin de passer ensuite à autre chose, qui l’intéresserait davantage et qui serait sa définition personnelle du « film qui fait peur ». Car il y a bien une méprise avec l’histoire de « Shining, l’Enfant Lumière », qui une fois passée par son prisme n’est plus un film pour simplement faire peur aux midinettes. On est bien loin des « Conjuring » et autres « Sinister », qui tiennent plus du train fantôme que de l’œuvre viscérale. En 1980, on croyait encore au pouvoir des images, sans cynisme ni récupération opportuniste.

     

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    Depuis sa sortie il y a quarante ans, « Shining » a pourtant marqué bien des esprits, en devenant une sorte de modèle du genre. S’il déjoue les pronostics et se détourne des obligations d’usage avec ce genre de récits, Kubrick décode et démonte le logiciel dit « horreur » pour nous emmener encore plus loin, dans un voyage personnel et intuitif. Car « Shining » n’est pas un simple film d’épouvante, mais avec le réalisateur de l’iconique « Orange Mécanique », aurait-il pu en être autrement ?

    Il n’y a pas que nos nerfs qui y sont sollicités, mais également nos souvenirs. Kubrick en appelle à tout ce que l’on trimballe en nous depuis notre enfance. Toutes ces peurs nourries de l’irrationnel et de ces choses tapies dans l’ombre, auxquelles on ne peut donner de nom. La peur et le dégoût de nous-même…

    « Shining » s’éloigne donc du roman initial et laisse de côté tant les références aux Indiens que celles aux pouvoirs du petit Danny ou du vieux cuisinier de l’hôtel, Dick. Kubrick survole rapidement ces thèmes et préfère jouer avec ses propres motifs. Et ses propres obsessions… Le pouvoir appelé « Shining » n’est finalement plus qu’un prétexte au film. Il faudra attendre sa suite directe sortie il y a environ un an, « Doctor Sleep », avec Ewan McGregor, pour se rapprocher davantage du matériau de base du roman de Stephen King, lui qui a d’ailleurs toujours affirmé détester l’adaptation de Kubrick.

     

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    Découvrir « Shining » à sa sortie en 1980, c’était un peu comme recevoir le même coup de hache dans le ventre que reçoit l’un des personnages de l’histoire. Heureux celles et ceux qui n’avaient pas découvert le roman avant de voir le film, et qui pouvaient ainsi ne pas être influencés par le récit de King.

    Et puis, il y a Jack Nicholson, bien-sûr ! Difficile d’imaginer un autre interprète, tant le travail accompli pour incarner cet écrivain qui devient progressivement fou à lier confine au sublime. Les sourcils de l’acteur n’ont jamais aussi bien servi un personnage et justifié ainsi la démence qui le ronge. Nicholson devient incontournable avec ce film, au même titre que le décor même de l’hôtel OverLook, qui est un protagoniste à part entière de l’histoire.

    Car tout dans ce lieu exprime une intention, un doute, une respiration. Des motifs de la moquette sur laquelle roule la voiture à pédales de Danny à ceux à fleurs de l’étage où dorment les Torrance, en passant par les éléments en bois, les escaliers de la grande salle de séjour, la cuisine, les couloirs, les dépendances, tout y devient très vite suffoquant et l’angoisse que l’on ressent ne va que crescendo jusqu’au climax vécu presque comme une libération, comme si on parvenait à ressortir la tête de l’eau. L’hôtel est filmé à la manière d’un corps, organique, et ceux qui y rentrent deviennent des intrus que le bâtiment se devra d’expulser ou de phagocyter ; et c’est ce qui arrivera justement à Jack.

     

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    Plus qu’un simple trip sous acide, le film est également un voyage mental et temporel, où toute notion de temps y est abolie, pour mieux nous laisser exsangue à la fin… « Shining » ne se résume pas à une simple adaptation du livre ou à une lecture en image ; il en va d’ailleurs de même pour sa suite, « Doctor Sleep », intéressante à plus d’un titre, même si elle reste malgré tout un peu trop conforme au roman, pour que le malaise attendu ne puisse s’installer…

    En tout cas, l’adaptation de Kubrick, même si elle fut tant abhorrée par Stephen King, s’avérera pourtant très importante pour le cinéma, en évoquant ce qui est tapi derrière nous, dans les angles morts. Gageons qu’un cinéaste comme David Lynch aura récupéré à son compte cette lecture inédite de la présence des esprits anciens parmi nous, afin de créer son propre univers, en particulier avec son « Twin Peaks: Fire Walk with Me ». Et plus généralement, les emprunts sont évidents dans d’autres productions du réalisateur du magnifique « Elephant Man », lui aussi sorti en 1980.

    A l’heure des jump scares et des effets gore, aussi outranciers qu’inoffensifs, replonger dans ce film impie et immersif nous rappelle à tout moment que nous ne sommes pas seuls et que l’on nous épie. Le mal n’attend que le moindre faux pas pour passer à l’action… Stanley Kubrick abordera au moins à cinq reprises dans ses films le thème de la folie, sous des angles différents. Un monde parallèle en soi…

    « Shining », le film a ouvert une brèche pour nous faire accéder à un autre monde qui nous était jusqu’alors interdit. Et personne, depuis, ne semble vouloir la refermer. On se complaît ainsi à fixer ce miroir, où l’on y voit nos propres abysses.

     

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  • Edward Hopper, peintre des illusions perdues

     

     

    Dans « Nighthawks », le célèbre tableau peint par Edward Hopper en 1942, personne ne parle. Chacun y est isolé dans son monde. L’œuvre est une icône tellement forte qu’elle résonne de plus en plus, et est aujourd’hui très souvent utilisée ou détournée, que ce soit dans une pub pour des Lego, ou dans un clin d’œil à Star Wars…

     

    Chaque exposition de ce peintre est un événement… Car Edward Hopper est un mythe, mais surtout une belle énigme. Alors pourquoi une peinture si mélancolique ? Quels sont ses secrets ? Et pourquoi fascine-t-il autant les graphistes et le cinéma ?

    Hopper est né en 1882. Il va ainsi prendre de plein fouet la crise économique de 1929. Avec quelque douze millions de personnes plongées dans la misère et un taux de chômage de 24 %, c’est une période maudite de l’histoire américaine qui laissera des traces dans sa peinture. Très souvent, dans ses tableaux, on trouve des couleurs inquiétantes, une solitude troublante et une mélancolie qui mettent mal à l’aise. Les personnages semblent pris au piège dans les limites du tableau.

     

    « Les tableaux de Hopper sont les écrans de projection des fantasmes de ceux qui les regardent. » (Didier Ottinger, commissaire de l’exposition Hopper au Grand Palais en 2016)

     

    Les lectures des tableaux de Hopper peuvent être multiples. Parmi ceux-ci, le plus célèbre, « Nighthawks », où quelques personnages s’attardent dans un bar de nuit, dans une ambiance verdâtre. Une source possible d’inspiration de la scène est une nouvelle d’Ernest Hemingway, « Les Tueurs », écrite en 1927. Hopper est en effet un grand admirateur de l’écrivain qui, pour lui, représente la vraie littérature américaine, débarrassée de la narration à l’eau de rose.

    Autre piste, le « Café de Nuit » à Arles de Van Gogh, peint en 1888. Ou encore « La Ronde de Nuit » de RembrandtNighwatch » en anglais). En tout cas, « Nighthawks » peut être en lien avec la réalité directe de l’époque : il a été peint juste après Pearl Harbour, à un moment où les Américains sont en pleine psychose.

     

     

     

     

    A l’instar des photographies de Walker Evans, Edward Hopper ne peint pas des personnages, mais nous dépeint une époque, nous campe un décor et nous fait ressentir une ambiance, une atmosphère. Les plans sont larges, et contrastent étonnamment avec l’immobilisme et l’attente qui règnent dans ses tableaux. Comme si ces êtres qui les habitent, qui n’en sont qu’une composante parmi d’autres, espéraient en vain que quelque chose se passe.

     

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    Hopper est le peintre des illusions perdues, et ses tableaux résonnent étrangement aujourd’hui, sur fond de crise économique latente, de repli sur soi, d’individualisme, de peur de l’avenir et de pandémie mondiale. « Nous vivons tous dans un tableau de Hopper… », tweetait ironiquement le biographe Michael Tisserand, confiné comme plus de trois milliards de ses congénères dans le monde en mars et avril 2020.

     

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    Témoin direct de l’évolution consumériste de l’Amérique, le peintre Edward Hopper s’opposera toute sa vie à cette fatalité. Les personnages de ses tableaux, passifs, seraient-ils des figures d’une protestation silencieuse ? Dans ses oeuvres, le temps est suspendu, mais beaucoup s’y dit…

     

    Célèbre pour ses personnages seuls et ses paysages urbains déserts, Edward Hopper aura su capter la solitude post-moderne, dans ce qu’elle a de plus inquiétant. En mars et avril 2020, ce qui semblait allégorique jusque là devint, littéralement, le portrait quotidien de trois milliards d’êtres humains confinés. Par un charmant anachronisme, nous tenons là l’artiste de l’ère du coronavirus.

    Pour preuve que « Nighthawks » dépeint une situation humaine et sociale qui semble être encore d’actualité, jamais aucun tableau n’aura inspiré autant d’adaptations ou de détournements. En voici un petit florilège, en commençant forcément par l’original…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • « Pull My Daisy », le film culte de la Beat Generation

     

     

    « Pull My Daisy » est le premier film réalisé en 1959 par le photographe et cinéaste Robert Frank, en collaboration avec le peintre Alfred Leslie. Le scénario, inspiré d’une soirée chez les Cassady, est un fragment d’une pièce inachevée de Jack Kerouac.

     

    Tourné en 1959, « Pull My Daisy », le film culte de la Beat Generation, réunit la fine fleur littéraire, photographique, picturale et musicale de la contre-culture américaine : les poètes Allen Ginsberg, Gregory Corso et Peter Orlovsky ; les peintres Alfred Leslie, Larry Rivers, Alice Neal ; la comédienne française, alors débutante, Delphine Seyrig ; le marchand d’art David Bellamy, jouant le rôle d’un évêque ; la danseuse Sally Gross ; le musicien David Amram et le photographe Robert Frank… Puis Jack Kerouac, auteur de la trame du film et du commentaire qu’il improvise sur des images déjà montées ; voix-off intense et poétique, que le « Jazz Poet », comme il se définit lui-même, scande de sa voix si profonde et mélodieuse.

    En dépit de sa réputation de totale improvisation, on sait que dans les faits, « Pull My Daisy » fut conçu et orchestré assez précisément par ses deux réalisateurs, Alfred Leslie et Robert Frank. On peut néanmoins se demander comment ils sont parvenus à diriger cette bande de joyeux drilles… David Amram se souviendra d’ailleurs que Robert Frank et Alfred Leslie tentaient tant bien que mal d’aborder le projet avec sérieux, tandis que les autres protagonistes n’avaient de cesse que de les perturber ou de couvrir les indications de jeu par leurs rires… Mais c’est peut-être en cela que réside la spontanéité évidente du film.

    Evocation d’une soirée passée chez l’icône de la Beat Generation Neal Cassady, qui inspira à Kerouac le personnage de Dean Moriarty dans son livre « Sur la Route », et sa femme, la peintre Carolyn Robinson, le film raconte l’histoire d’un « serre-frein » dont l’épouse invite un évêque respecté à dîner. Cependant, les amis bohémiens du cheminot, également présents à la soirée, font joyeusement capoter la fête. Il en résulte quelques effets comiques aussi improvisés qu’inattendus. A noter aussi la présence au générique du propre fils de Robert Frank, Pablo Frank.

    Le photographe John Cohen fut le témoin privilégié de ces journées entières passées à « cueillir la marguerite », et ses clichés pris sur le vif rayonnent d’une incontestable joie communicative.

    Pour retrouver la traduction inédite du génial commentaire improvisé par Kerouac pour les besoins du film, vous pourrez vous référer à l’ouvrage éponyme « Pull My Daisy » publié aux Editions Macula, complétée par une introduction de Patrice Rollet, professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy, ainsi que par un texte de présentation de « Pull My Daisy », suivi de deux entretiens avec les réalisateurs Alfred Leslie et Robert Frank, menés par Jack Sargeant, auteur d’études de référence sur l’histoire des contre-cultures américaines.

     

    [arve url= »https://vimeo.com/92403607″ align= »center » title= »Robert Frank : « Pull My Daisy » (1959) » description= »Robert Frank » maxwidth= »900″ /]

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Pull My Daisy » (Editions Macula) 

    [kleo_icon icon= »link » icon_size= »large »] « Pull My Daisy » (Article publié sur monoquini.net)

     

     

     

  • L8zon, le crayon comme porte-voix

     

     

    Chez L8zon, la passion du dessin s’enracine dans l’enfance. Le crayon comme porte-voix, tel un étendard qui, couplé à son addiction à la musique punk rock, lui servira à exprimer pleinement sa révolte intérieure contre une société qui ne lui convient pas.

     

    Autodidacte, Stéphane Leroy aka « L8zon » utilise le crayon et le pastel pour mieux explorer d’autres continents, ceux de paysages hyperréalistes puis surréalistes. Autant d’univers qui restent à inventer… Mais cette technique, trop limitée à son goût, ne permet pas à l’artiste touche-à-tout de s’exprimer comme il l’entend : pleinement. Quant au format, trop réducteur, il ne lui suffit plus.

    L8zon a besoin d’air, d’espace, d’amplitude. Il se tourne alors vers la bombe aérosol et les pochoirs font leurs premières incursions dans ses oeuvres. La contrainte s’évapore tandis que l’art urbain devient sa marque de fabrique.

    Travailleur acharné, L8zon n’a de cesse que d’affiner sa technique, le grain de ses créations, afin d’obtenir cet hyperréalisme dont il rêve tant depuis des années. Les supports divers qu’il utilise, entre palette, carton, ardoise ou encore disque vinyle, lui offrent toute une gamme de moyens, dans le seul but de s’affranchir des règles établies.

    La liberté est désormais la muse qui guide ses mains, l’amenant jusque dans les collèges, afin de transmettre et faire naître, qui sait… Cette étincelle d’indépendance chez des élèves en quête de sens, gardant en mémoire cet élève qu’il fut aussi.

    Au cours de ces mois éprouvants que nous venons de traverser, comme d’autres street artists, L8zon s’est senti obligé d’évoquer l’actualité dans ses dernières oeuvres, d’abord pour y transmettre un message, mais aussi afin de participer à l’effort de soutien aux personnels soignants des Ardennes, dans cette région qu’il aime tant.

    A découvrir…

     

     

     

     

     

     

     

    © Toutes les photos utilisées dans l’article sont publiées avec l’aimable autorisation de L8zon

     

     

    [kleo_divider type= »full » double= »no » position= »center » text= »Pour aller plus loin » class= » » id= » »]

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  • Jean-Loup Dabadie, l’horloger de nos cœurs

     

     

    Comme dans la loi des séries, l’effet domino, ou finalement pour une simple question générationnelle, dimanche dernier, c’était au tour de Jean-Loup Dabadie de partir…

     

    Partir loin ? Non, juste la première à droite et puis tout droit et ensuite à gauche, oui, là, cette grande maison avec le jardin. On pousse la grille en fer forgé, puis on traverse une allée bordée d’un parterre de fleurs. Il y a la porte d’entrée restée ouverte pour l’occasion ; « rentre ! On est là, dans la cuisine. C’est plus grand pour mettre la table. on est trop nombreux ». Ils sont tous attablés. Claude, Yves, Lino, Philippe, Michel, qui vient juste d’arriver lui aussi, et puis l’autre Claude, Jean et encore Yves… Oui, ils sont tous là, à manger, boire et surtout bien se marrer.

    Jean-Loup Dabadie était ce dialoguiste précieux, à la hauteur de sa pudeur naturelle et de son humilité. Il a fait parler au cinéma des personnages plus vrais que nature, débordant d’humanité et de justesse. Toujours en essayant d’être au plus près de la vérité, il a confectionné, sans que l’on en voit les ficelles, des échanges pourtant simples mais qui sont devenues des évidences et des modèles du genre.

    Toujours loin de l’emphase et des effets d’épate, Jean Loup Dabadie a su marquer durablement le paysage du cinéma français, par ses saillies tour à tour drolatiques ou émouvantes, parce qu’elles ont toujours sonné vrai.

     

    « C’est toujours mieux entre copains. on se sent moins seul, moins con… »

    Et puis nous qui restons là dans notre coin, à les voir ainsi un à un disparaître, tous ceux qui nous ont tellement apporté en humanité, en évidence, en douceur et en joie. Jean-Loup Dabadie, ce dialoguiste hors pair, ce ciseleur, ce peintre impressionniste, le psy que l’on aurait voulu connaître, pour apaiser nos névroses. Jamais plus, jamais moins, jamais trop, juste là, posé, à peine, simplement, évidemment, inconditionnellement.

     

    « Ce n’est pas ton indifférence qui me tourmente, c’est le nom que je lui donne, la rancune, l’oubli. David, César sera toujours César, et toi, tu seras toujours David, qui m’emmène sans m’emporter, qui me tient sans me prendre et qui m’aime sans me vouloir… » 

    Voilà, c’était aussi ça, Jean-Loup Dabadie…